Une soirée sans accroc

Nouvelle rédigée par les élèves de la classe de 4e2 - Novembre 2018

La cloche du lycée avait sonné à 17 heures ; à 17 heures 45 il n'y avait plus âme qui vive, ou presque, dans les cours nord et sud, non plus que sur les coursives. C'était un vendredi soir, le temps était maussade : gris-blanc, brumeux, froid... cela annonçait un week-end fort déprimant. Par la fenêtre de mon bureau de CPE, je ne voyais que le gardien de l’établissement où je travaillais faire une dernière ronde dans les couloirs déserts. Bientôt, je le vis éteindre sa torche et j'entendis ses pas s'éloigner furtivement dans la grisaille en direction de l’intendance.

Soudain, un hurlement retentit. M. Michel, le gardien, se précipita hors des toilettes, il s'époumona dans le brouillard tombant :

"Au meurtre! Oh mon Dieu, au meurtre!".

Alerté, je sortis en trombe de mon bureau et je le rejoignis. L’homme affolé se jeta dans mes bras, hurlant :

- A l’aide ! La pro… La profess…

- Quoi, la professeure ?

Il tremblait de peur, son regard était vide ; il s’effondra dans mes bras.

- Mais que vous arrive-t-il ?

-J’ai… j’ai vu du sang…

- Quoi ?! Mais calmez-vous !

Il prit une grande inspiration et cria :

- LA PROFESSEURE D’ARTS PLASTIQUES EST MORTE !

Je restai silencieux ; au bout d’un moment je lui demandai où se trouvait le corps. Il me conduisit jusqu’aux toilettes du personnel, dans la cour nord. Nous restâmes un moment à l’extérieur, je pensais à ce que j’allais voir derrière cette porte à demi-vitrée. Pendant ce temps, le gardien s’était effondré sur le banc, à côté. J’entrai…


Je vis dans la pénombre un corps couché dans une mare de sang. Mme Pinceau-Depeinture gisait, habillée d’un grand manteau de fourrure, et portant autour du cou une peau de renard. Ses cheveux gris aux racines et roux sur le reste étaient coiffés en chignon ; on y voyait une rose plantée dedans. Son visage était tordu de douleur, on pouvait distinguer au cou une plaie profonde causée par une paire de ciseaux encore droite. Les vêtements vieillots étaient tachés de rouge écarlate. A côté d’elle, une vieille petite montre dorée dont la chaîne s’était cassée et ses lunettes métalliques projetées sous le lavabo.

Je reculai. Le gardien, sorti de son hébétude, était descendu pour appeler la police. J’étais incapable d’éprouver quoi que ce fût devant ce théâtre d’horreur. Après que la police fut avertie, j’appelai directement mon chef d’établissement à son numéro personnel, pour l’informer de ce qui s’était passé. Retenu ailleurs, il était absent depuis plusieurs jours ; il me répondit qu’il ne pouvait venir de suite mais qu’il tâcherait de raccourcir le délai au mieux. Je raccrochai.


Je rejoignis le gardien à la loge, sa femme était avec lui et lui avait donné un remontant. Quelques minutes plus tard, nous entendions des sirènes retentir au coin de la rue. Des policiers descendirent des voitures, barrèrent la voie publique, les gyrophares bleus des véhicules colorèrent violemment les façades des maisons. Les voisins d’en face étaient déjà aux fenêtres éclairées par intermittence. Sans aucun

doute, la presse et la radio locales seraient au courant dans la soirée. Des infirmiers et un médecin sortirent d’une ambulance et s’avancèrent vers l’entrée, je les accueillis. J’allai chercher le gardien dans la loge afin qu’il pût raconter et décrire ce qu’il avait vu du crime.

Les policiers accompagnés du commissaire se rendirent dans les toilettes pour photographier le cadavre. L’un d’eux récupéra avec des gants la paire de lunettes et la petite montre à gousset cassée, et les mit chacune dans un sac de plastique ; la montre s’était arrêtée à 17 heures 32. D’autres collègues trouvèrent des cheveux qu’ils prélevèrent tout aussi minutieusement. Ils firent apparaître les empreintes digitales présentes un peu partout dans le local en déposant une poudre spécifique. On finit par déplacer le corps de Mme Pinceau-Depeinture sur une civière, on le recouvrit entièrement d’un drap blanc. Les ambulanciers partirent avec ce fardeau qu’on emmenait auprès du médecin légiste. Enfin les policiers disposèrent autour des toilettes, à l’extérieur, des bandes jaunes pour en interdire et sceller l’accès.

Il fut décidé qu’on interrogerait les employés encore présents dans le lycée. Je n’y échapperais donc pas, mais avant on convoqua le jardinier Jean-Jacques et Marc Assain, l’agent d’entretien. Le premier se présenta de lui-même, malgré son trouble :

- Je suis Jean-Jacques, je m’occupe des espaces verts du lycée depuis longtemps. Nous étions de bons amis, la défunte et moi ; je lui apportais souvent des fleurs et elle avait coutume d’en piquer dans ses cheveux. J’ai su qu’elle avait une de mes roses avec elle ; cela m’a effondré…

- Sans doute… Dites-moi, quels outils utilisez-vous couramment dans votre travail ?

- Eh bien, des pelles, une bêche, des sécateurs, des ciseaux fins, un taille-branche…

- Reconnaissez-vous les ciseaux de cette photo ? demanda-t-il en lui mettant sous le nez un cliché de l’arme du crime.

Le jardinier ouvrit des yeux ronds :

- Oui, ils peuvent être à moi, mais vous n’allez pas me soupçonner, là !

Le commissaire l’interrompit sèchement :

- On vous demandera des conclusions en temps utile, je retiens qu’ils vous appartiennent peut-être. Et vous ? Quelle est votre identité exacte ? demanda-t-il en se tournant vers Marc Assain.

- Je suis l’agent d’entretien du lycée, je fais un peu tout ici et je suis informé de beaucoup de choses. Forcément.

- Avez-vous remarqué quelque chose de suspect concernant la victime ? Des choses étranges avant le meurtre ?

Assain réfléchit.

- Non, rien de spécial, si ce n’est que souvent, quand je passais devant la porte de la salle d’arts plastiques, toujours bien fermée, j’entendais les cris de la professeure à l’encontre d’un pauvre gamin, « Jissé », qu’elle gardait régulièrement en retenue. C’était un échange plutôt violent, mais je n’ai jamais osé entrer. Si j’avais été le parent, hein…

- Les ciseaux qui ont causé la mort peuvent-ils être à vous ?

L’homme haussa les épaules : possible.

Le commissaire posa encore une ou deux questions, puis sortit un portable pour enregistrer ses conclusions :

- Nous sommes le vendredi 3 décembre 2018, il est 19 heures 45 et nous sommes au Lycée de Jeunes Gens de la ville de M… . Le meurtre d’une femme, Bernadette Pinceau-Depeinture, a eu lieu dans les toilettes du personnel aux alentours de…

Je n’écoutais plus l’énumération des détails : les ciseaux dans la gorge, les lunettes cassées, la montre dorée brisée, les suspects possibles… Je voulais juste que s’éteigne enfin cette abominable couleur bleue sur les façades voisines, avec ce clignement qui m’angoissait au possible.

Enfin, les policiers remontèrent dans leurs voitures ; je restai seul avec le commissaire sur le départ. Il se tourna vers moi :

- Vous aurez aussi des déclarations à faire, je vous interrogerai plus longuement, là je dois suivre le corps. Avez-vous vu ou entendu quelque chose de louche ce soir ?

- Non.

- A quelle heure le gardien a-t-il crié ?

- A 17 heures 45, je crois.

Je lui racontai tout ce que je pus, puis il monta dans sa voiture. La rue redevint noire et les rideaux des fenêtres, face au lycée, retombèrent.


Je remontai une dernière fois les escaliers du hall d’entrée. Je regardai en direction des bandes jaunes, loin de l’autre côté de la porte vitrée, cour nord. J’entrai dans mon bureau, récupérai mes clés personnelles, verrouillai tout et sortis enfin du lycée. J’allai vers ma voiture que j’ouvris et je montai dedans. Je démarrai le moteur, j’eus envie d’écouter la radio. Je l’allumai. La musique facile me détendit. Soudain, elle cessa :

- Bonsoir, il est 20 heures. Un flash spécial : un crime a été commis au Lycée de Jeunes Gens de la ville de M…, celui d’une profes...

J’éteignis tout de suite. Je n’en pouvais plus de cette histoire, elle continuerait bien assez tôt le lendemain.

Le temps était vraiment maussade : il allait neiger. Les lampadaires défilaient un par un de chaque côté des avenues sans fin. Je roulai jusque chez moi où mon fils m’attendait déjà, rentré en bus. Il m’ouvrit la porte gentiment ; je retirai mon manteau pour le suspendre à la patère. Pour une fois, le petit avait l’air reposé de sa journée. C’est avec un ton léger qu’il me fit cette remarque :

- Mais Papa, tu as fait un trou à ton pull !

Je regardai l’endroit qu’il désignait ; en effet une maille était rompue, tirée par un maillon ouvert de métal doré qui tomba sur le sol, comme je cherchais à rentrer le fil dans le tricot. Je souris :

- Ce n’est rien, Jean-Christobald, tu sais, parfois, on s’accroche à des choses vraiment sans importance… Tout a bien été, aujourd’hui ?