L'héritage

Le matin du Mardi 15 avril 1906, je reçus une lettre du notaire qui m'apprenait un décès, celui d'un oncle dont je n'avais jamais entendu parler. Il s'agissait d’un certain Eric Klukinski, décédé d'une intoxication due à un mélange chimique malheureux. J'étais très surpris: j’ignorais absolument de quelle personne il s'agissait, personne ne m’en avait parlé. La lettre notariale m'apprenait aussi qu'il m'avait légué une grange en Bretagne, dans le Finistère. Bon…

Je décidai de m’y rendre en fin de semaine car il fallait que je m'occupe prioritairement de mes affaires. Trois jours plus tard j’étais muni de mon billet de train, et bientôt j’arrivais devant la bâtisse. Elle devait faire environ six mètres de haut et était recouverte d’une peinture rouge- pourpre qui s’écaillait par endroits ; sa grande double porte de façade était entr’ouverte. L'apparence de l'endroit m'angoissait, je me demandais pourquoi mon oncle possédait quelque chose comme cela… Quand j’entrai, une forte odeur de savon mélangée à de la graisse pour métal entra dans mes narines. Cette odeur âcre m'étourdit légèrement, ce qui m'obligea à m'appuyer contre la poutre à ma gauche. J'étais désorienté, troublé. Sans m'en rendre compte, en m'appuyant contre le montant en bois, j'avais actionné un interrupteur qui permettait d'activer le courant. La pièce s’illumina, et là, je restai bouche-bée. C'était impossible ! Je vis des machines qui m'étaient pour la plupart inconnues. Il y en avait de toutes les formes, de toutes les tailles. Il y avait des tuyaux, des pistons, des cornues… il y avait un je-ne-sais-quoi de monstrueux dans cet ensemble ; je crois qu’aucune tempête, aucun ouragan n’aurait pu faire bouger cet assemblage.

J’avisai, dans un recoin au fond de la grange, un petit bureau plus que désordonné, recouvert de papiers, de pièces métalliques et coupantes, de croquis, de livres. Je voulus m’approcher mais il fallait contourner la monstrueuse machine. Je fis le tour de l'engin qui paraissait me surveiller en silence, et terreur ! Je découvris un homme âgé inconscient, en boule sur un tas de foin. J’attendis que mon coeur se calme et me penchai pour lui secouer l’épaule. Il sursauta en poussant un cri aigu ! Comme j’eus peur aussi ! L’aspect de ce vieillard était effrayant. Il avait des cheveux gris, longs et gras, des dents jaunes, une peau sèche et abîmée. Ses yeux me scrutaient, plus grands que les cercles de ses lunettes à la dorure abîmée. Quelque chose en lui me donnait vaguement la nausée, comme si j’avais devant moi une créature d’un autre monde, comme une sorte de gargouille tombée de son socle.

Il me demanda d’une voix aiguë qui j'étais, je lui répondis que j'étais le neveu de l'ancien propriétaire de cette grange. Il eut tout à coup un air terrifié et prit sa tête dans ses mains. Je lui retournai sa question. Il me répondit en gémissant :"Je suis le véritable propriétaire de ce lieu! Je ne partirai pas !". Je lui répondis, agacé par le ton larmoyant de la scène : «Comment est-ce possible ? Mon oncle était le seul propriétaire officiel de cette bâtisse ! », dis-je en haussant la voix, « Vous devrez sortir d'ici, et sur le champ, car maintenant c’est à moi que cet endroit revient ! » L'homme soupira et, résigné, se mit alors à m'expliquer ce qu'il faisait là. Son discours était un peu brouillon mais je compris le principal : cela faisait trente ans qu'il s'était installé dans la grange ; il était autrefois l'assistant fidèle de mon oncle, grand voyageur, et peu enclin à donner de ses nouvelles à la famille. Au cours de l’un de ses séjours, l’oncle avait ramené d’importantes quantités de savon du Maroc et avait décidé de l’utiliser pour feutrer de la laine qu’il trouverait ici en abondance, de manière à réaliser des poupées, des vêtements et des accessoires pour enfant. Or, il fallait fabriquer de ce savon continuellement, et la machine qui se trouvait derrière moi était en fait une énorme cuve à brasser l’huile et la soude, elle-même faite sur place. Le récit du vieil homme me stupéfiait. Lui-même avait appris la fabrication du savon, et mon oncle et lui travaillaient de concert dans la confection des objets en laine feutrée. Il m’en montra quelques-uns, récents, dont la beauté me cloua sur place. Comment un vieillard aussi affreux pouvait-il faire quelque chose d'aussi propre et beau ? Comment de si belles choses pouvaient-elles sortir de griffes aussi tordues ?

Voyant mon ébahissement, il se leva avec précipitation pour me montrer comment il procédait : il versa de l'eau bouillante sur un tapis de laine brute et le savonna, encore et encore, jusqu'à obtenir un morceau épais de feutrine. Il le mit de côté à sécher sur une claie. Tout à coup il sortit des ciseaux d'un long étui de cuir marocain ; la lumière du plafond, éclatante, se refléta sur les deux lames aiguisées des ciseaux, à la manière d’une mise en garde. J'eus un mouvement de recul, mais sans penser à moi, il abaissa ses ciseaux sur une pièce de laine colorée, y découpa une forme tarabiscotée qu’il replia de manière à en faire un parfait petit bonhomme.

Rassuré, je compris que j’avais affaire à un homme innocent, dont la survie ne dépendait que de ma bonne volonté. Il n’avait vraiment rien de méchant… Pourquoi le chasser ? Pourquoi le priver de ce moyen de subsistance ? Je m’adressai à lui : "Monsieur, les choses sont claires. Vous êtes un honnête homme. Je vous laisse la liberté de travailler dans ces locaux. Je suis embarrassé de cet héritage, entretenez-le. J’étais pressé de partir à présent car je peine à supporter généralement les remerciements. Je quittai donc ce vieillard et ces lieux, je m’occuperais plus tard de le rendre propriétaire, officiellement…

Par Abel, Abyré, Lilya et Allan