Le Livre de soie

ou

Quelques fleurs pour une vie

C’était dans la soirée du vendredi 26 Octobre 1917, par une nuit lourde et pleine d’intempéries, que commença cette histoire. Dans un quartier populaire de Londres, vivaient, dans un petit appartement sombre au-dessus d’un magasin de savons , la meilleure des maîtres savonniers, Mrs Sheperd, et le comptable du magasin, son mari, Mr Sheperd. Celui-ci se relevait contre toute attente d’une très grave faiblesse due à une maladie fréquente à cette époque de guerre : la tuberculose. Il était resté aux portes de la mort près d’un mois, émergeant parfois d’une inconscience inquiétante, et une toux horrible lui déchirait la poitrine. Son épouse tenait seule la boutique et faisait office de garde-malade, en même temps qu’elle tenait les comptes.

Ce soir-là, il se réveilla, en meilleure forme encore. Il était seul dans sa chambre peu ornée, allongé dans un lit sobre et blanc. A côté du lit, une table de chevet en bois de chêne sur laquelle était posée une lampe à pétrole ; à côté de lui, sous un coussin, un livre recouvert d’une soie rouge. C’était le livre de recettes de savons de sa femme. Par curiosité, il l’ouvrit et commença à le lire. Il comprit vite que parmi les formules, se trouvaient les fragments d’un journal personnel.

Il lut :

« 25 Septembre 1917 - J'étais sur le point de fermer la boutique, quand tout-à-coup, je vis au-dehors une étrange silhouette féminine, vêtue d’une cape croisée noire et d’une robe grise longue, une infirmière sans doute qui travaillait dans l’hôpital pour les pauvres en face de notre magasin. Elle semblait chercher un endroit pour s’abriter du terrible orage qui l’avait surprise. Prise de pitié, je sortis sur le seuil et l’invitai donc à se reposer dans notre magasin, jusqu’à que l’orage s’éloigne. Plusieurs minutes passèrent, mais l’orage persistait, je regardais avec inquiétude au dehors. Mon étrange invitée ne disait mot, collée à la porte vitrée de la boutique, le regard tourné vers l’extérieur. Je m’inquiétai de savoir si elle allait bien et je m’approchai, mais elle ouvrit la porte et se précipita dehors, sa cape déployée laissant derrière elle d’étranges et lourds effluves de lavande. Désappointée par ces façons impolies, je tournai les talons. Cette personne avait tout simplement disparu sans un merci !

J’allai donc dans le laboratoire où je travaillais, perturbée par cette scène. Et à côté de ma potasse, je vis, sur une étagère, un bocal inconnu: il contenait une substance étrange, qui ne m'était pas familière; elle avait une couleur hésitant entre le jaune et le vert vif. Dedans flottaient des grains grisâtres, comme ceux de la lavande. Je crus que mon apothicaire avait préparé cette substance et l’avait posée là; je pris le bocal en verre et dévissai le couvercle. Absolument, c’étaient un macérât d’huile claire, de grains et d’autre chose qui, tout de suite, fit ressurgir dans ma mémoire la fragrance laissée par mon étrange visiteuse. Je pris une spatule et je mélangeai le précieux liquide ; additionné d’un mélange d’olive et de colza, j’en ferais un savon magnifique . Soudain, incroyable ! Le mélange précieux devint opaque comme si je venais d’ajouter ma base. Mais une réaction chimique catastrophique se forma ; une vapeur insupportable et âcre se dégagea de l’embouchure, me prit à la gorge, me piqua les yeux au point d’éprouver un vertige. De la soude caustique ?! Je rebouchai vite le produit, ouvris mes fenêtres malgré la pluie ; comme je me sentais mal, je remontai vite chez moi. »

« 26 Septembre 1917 - Je retournai au laboratoire, bien avant l’heure d’ouverture, malgré une nuit agitée. Mon époux respirait difficilement, je n’avais dormi que d’un oeil et le bocal mystérieux m'avait tracassée jusque dans mes rêves.

Sur place, je m’approchai de l’étagère et fus surprise que le savon fût déjà prêt. Une crème grasse s’était formé dans le bocal, soyeuse ; elle avait un doux parfum de lavande, mais en mille fois meilleur. Je respirai le savon, les yeux fermés, et je le touchai d’un doigt prudent, craignant la brûlure du produit frais. C’était d’une douceur fabuleuse pourtant, et j’eus tout d’un coup la vision rapide d’une femme qui ressemblait étrangement à l’invitée d’hier, comme si elle était peinte sur le mur en face de moi ; sous le charme du mélange je décidai de monter le bocal à la maison pour laisser le parfum suave s’y répandre ; peut être que ces notes merveilleuses iraient à mon époux, si loin à présent que rien ne peut le ramener d’où il est. »

« 27 Septembre 1917 - Oh mon Dieu ! Je ne sais pas s’il y a un rapport, mais mon mari a enfin ouvert les yeux après que je l’ai lavé avec ce fameux savon ! Sa respiration siffle moins. Je suis tellement heureuse. Je vais continuer, jour après jour, pour voir si d’autres bienfaits s’opèrent sur lui ! »

« 30 Septembre 1917 - Cela fait maintenant quatre jours que je lave Edward avec ce fameux savon. Il essaye de parler, me dit que la douleur qui lui tordait la poitrine a presque disparu. Cela me rend si heureuse qu'il s’achemine peut-être vers la voie de la guérison. Mais je me demande quand même si je ne me raconte pas d’histoires : est-ce vraiment grâce au savon ? »

« 02 Novembre 1917 - C'est un miracle! Le docteur est venu de l’hôpital voisin ; d'après son examen, le mal a régressé! Mon mari entre enfin en convalescence. Le médecin n'y a pas cru lui- même. Je n'ai pas su lui dire que je soupçonne le savon dans cette guérison inattendue. Nos pièces embaument toujours ce parfum mauve et puissant, mais c’est comme si de la lumière entrait par nos narines et nous parlait de temps meilleurs futurs. Pouvons-nous y croire ? »

« 03 Novembre 1917 - Mon époux est capable de prendre presque seul soin de lui-même. Dans un mois j'ai rendez-vous avec un herboriste particulièrement versé en essences de lavande, pour qu’il se penche sur ce savon. »

« 03 Décembre 1917 - Aujourd'hui, le rendez-vous avec ce fameux spécialiste a eu lieu. Il a indiscutablement reconnu la très rare et puissante «Θεραπευτική Λεβάντα» ; la « lavande thérapeutique » , mais d’ici à lui donner toute la responsabilité de la guérison de mon époux, c’est autre chose… Je ne m’explique toujours pas, à ce jour, sa présence dans mon laboratoire, pas plus que le lien surnaturel que je fais avec l’infirmière échappée de mon magasin le soir d’orage. Il n’importe : je peux maintenant reproduire cette substance pour aider aux soins des malades de l’hôpital d’à côté ; si je pouvais combattre la misère, la maladie et la guerre par le parfum des fleurs… »

Edward Sheperd referma le livre de soie, respira le plus profondément qu’il pût, repoussa le drap et entreprit de se lever. Il était temps de se remettre à l’ouvrage.

Par Brewen, Lou-Anne, Marianne et Saverio