Froissé Émotif
Poèmes de Gabriel Garran - Dessins de Kliclo - Archimbaud Éditeur
Il y a deux ans Michel Archimbaud offrait « L’Ange divulgué » à un premier cercle de lecteurs, « Froissé émotif » en est le second recueil, Il l’accompagne plus qu’il ne le prolonge. Ce sont des graines de ma préhistoire accumulées à longueur de temps, un passé différé encore à vif, avant que n’en disparaissent les signes. J’écris avec les matériaux d’un chaos initial. Et écrire est avant tout un isolement intime.
Or je ne suis pas écrivain et les costumes de poètes n’existent pas. J’ai passé un tiers de ma vie à ne pas savoir où j’allais, et puis pensé trouver ma vérité dans le théâtre, cet espace acharné de la parole vivante. Convaincu que l’histoire se concrétisait par ses périphéries, j’avançais masqué derrière l’écriture des autres, porte-voix momentané de la banlieue et de la francophonie.
Il peut sembler étrange que j’ai pu écrire sans m’en rendre compte, je l’ai fait à coups de cicatrices, de trouées, d’injonctions émotives. Toutes rescapées d’un encrier mémoriel que je remettais presto dans mes tiroirs comme s’il fallait occulter l’exutoire de l’immédiat d’après-guerre. D’autres sont nés dans les coulisses de ma passion théâtrale et les exacerbations secrètes d’un autre théâtre, celui de la vie.
Gabriel Garran
J’ignore ce qu'est...
j’ignore ce qu’est le contenu
j’ai égaré la serrure
j’ai perdu la porte
l’entrée a disparu
demeure la clé
nerf troué
regard spolié
clôture de l’horizon
immobilisme de l’avenir
persiste l’obscurité creuse
ce que j’ouvre est incompréhensible
car je suis à moi-même ma blessure...
L’homme que je suis
l’homme que je suis ne peut être un
il n’est qu’archangelet à l’aileron
pomme d’Adam cravatée nœud coulant
fasciné par l’anonymat de sa nudité
en la demeure où il est terré il va
dédiant d’obsédantes liturgies à la
et lové là tel un foetus devant son
ne sachant lequel de l’autre est le
d’une voix douloureuse de volubilis
il comble son désert par un rondeau
poète
dérisoire
papillon
vierge
hurlant
solitude
miroir
reflet
noir
érotique...
Capricorne
Les restes d’une capricorne blanche gisaient sur la table
hilares, redondants de boissons et vautrés en leurs sauces
les convives de la fenaison se pourléchaient les babines
ivres, ils se gaussaient de la jeunesse vulnérable du berger
une assiette répandue à ses pieds excitait leur ébriété
ce que je déglutissais en bouche, je venais de l’apprendre
était le reliquat tendre de l’ingénue chevrette blanche
qui la veille encore venait lécher, confiante, le sel de ma main
rien en mon adolescence ne me fut plus insupportable
mille fractures purulentes désarticulaient l’Europe lézardée
de Smolensk à Tobrouk des armées contrastées s’entrechoquaient
les ombres noires de la stavitska des planeurs décimaient le Vercors
sous un nom d’emprunt je survivais d’une mort lente
ce mets délicat d’animal, de ma gorge, je l’ai rendu à la nappe
allez comprendre pourquoi parmi les hécatombes, les iniquités
c’est l’immolation d’une caprine innocente de mon troupeau
qui fut ma rage humiliée et ma défaillance juvénile
Ciel de ma chambre
Nul rêve pour effacer l’oubli
Ciel de ma chambre
Noirceur close du rideau
Qui jamais ne retombent
Jeux de paumes
Je lance mes osselets
D’une armée fantôme
Sans aucune université
Je marche au pas cadencé
Des écumeurs de rêve
Tributaire d’une ombre
J’ai la foi obtuse
Survivre par contumace
Rend la suite éternelle
Demain j’existe...
Axiomes
quelques cailloux pour axiomes
ni je pic point ne collegram
ni âme ni strass ni drame
j’emprunte mes versets au diable
chiendent les nuits sans lune
pour le reste charbon ardent
galet lancé à la surface
le ricochet déclenche l’orage
le tourment me jette au fossé
au seigle noir je me relève
ou me tue à coups de faucheuse
la gadoue me ressuscite
vivre avec des valises
est le seul voyage possible
que je marche ou rêve
rira bien qui crèvera le dernier