Revue de presse

JE SERAI ABRACADABRANTE JUSQU'AU BOUT

frictions - la revue en ligne publié le lundi 7 octobre 2013

Feuillets au vitriol

Par Jean-Pierre Han

Gabriel Garran, l'ancien créateur et directeur du théâtre de la Commune d'Aubervilliers, un des lieux historiques de la décentralisation théâtrale, ne faillit pas à la tâche qu'il s'est assignée : risquer l'inédit plutôt que la sécurité des redites comme il le dit joliment. Toujours fidèle à Adamov, le grand oublié des scènes françaises, et à côté des grands noms désormais unanimement reconnus, on lui doit aussi de superbes moments de théâtre et de poésie avec Denise Chalem, Tchicaya U'Tamsi, Abla Farhoud, Marie Laberge et beaucoup d'autres. À l'âge avancé où d'autres se reposent sur leurs lauriers, regards tournés vers leur glorieux passé, grâce à son interprète Margot Abascal, il nous offre, dans un lieu plus apte à accueillir des compagnies « émergentes », à la Maison de l'Arbre, chez Armand Gatti bien sûr, un magnifique moment de théâtre et la découverte d'un « jeune » auteur, Mireille Havet que Claire Paulhan s'évertue depuis plus d'une dizaine d'années à nous faire connaître. Nul doute que l'éclairage de la scène donnera un coup de pouce à son action. On le souhaite vivement ; la personnalité et l'écriture de Mireille Havet le méritent très amplement. La mort dans un sanatorium en 1932, à l'âge de 33 ans, de cette étoile éphémère des lettres, lui confère à jamais un air d'éternelle jeunesse. Née « officiellement » à l'écriture grâce à Apollinaire qui publia ses premiers écrits alors qu'elle n'avait que 16 ans, elle voit disparaître à l'armistice cet ami si cher, ce qui lui fera dire que le retour à la paix est le point d'orgue de la perte de ses connaissances les plus proches. Sa sulfureuse trajectoire croise tout de même les grands noms du monde littéraire et mondain de l'époque : Colette préface un de ses recueils de poèmes, Gide, Cendrars et surtout Cocteau, un de ses compagnons de nuits d'opium, qui ne cessera de la protéger, et lui confiera le rôle de la Mort (troublante mais très juste attribution) dans sa pièce Orphée mise en scène par Georges Pitoeff, où elle apparaît habillée par Coco Chanel. C'est « une jeune femme très belle en robe de bal rose vif et en manteau de fourrure »… Ainsi d'ailleurs pouvait apparaître Mireille Havet, dans une tenue tout aussi étonnante, dans les cercles mondains et ailleurs, à la conquête de partenaires féminines, ou s'exhibant avec elles sans aucune fausse pudeur, avec provocation même, brûlant sa vie et son talent d'écrivain dans un tourbillon de passions et de drogues (de la morphine à l'opium). Elle ne s'en relèvera pas, publiant malgré tout en 1923 un roman au titre on ne peut mieux approprié à sa propre vie, Carnaval. Un carnaval qui finira mal, Mireille Havet parcourant tous les cercles de l'enfer, pour finir dans la plus noire des déchéances. Je serai abracadabrante jusqu'au bout… affirme, péremptoire, Mireille Havet. Abracadabrante, elle le fut effectivement, « jusqu'au bout », et même au-delà de toute limite ! La profession de foi est extraite de son Journal, miraculeusement retrouvé en 1995 avec d'autres textes. Une mine d'or qui bat en brèche l'idée selon laquelle elle s'était peu à peu détournée de toute activité littéraire ; le Journal couvre la période de 1918 à 1929. Ce sont quelques pages arrachées à ce fameux journal intime que nous donnent Gabriel Garran et Margot Abascal. Pas grand-chose peut-être en regard du volume de ces écrits, plus d'un millier et demi de pages publiées par les soins de Claire Paulhan, mais amplement suffisant pour que le spectateur se fasse une idée du flamboiement de l'écriture de l'auteur. Il y a là des fulgurances de quelqu'un qui s'est nourri des plus grands poètes, de Baudelaire (influence certaine) à Rimbaud (presque mot pour mot), en passant par quelques autres. Il y a là aussi un infernal et féroce tableau de mœurs de cette fameuse Belle Époque, des pages entre dépression et provocation, mais paradoxalement dans un constant amour affirmé, réaffirmé de la vie. Un amour fou, vraiment fou. Dans le vaste espace savamment désorganisé par Jean Haas (Gabriel Garran a fait appel à d'autres fidèles compagnons de route, Franck Thévenon à la lumière, Pierre-Jean Horville au son…) Margot Abascal évolue avec aisance, dans une réelle justesse de ton, passant d'une page à l'autre, d'un sentiment à l'autre en évitant soigneusement tout excès ; elle laisse ainsi respirer le texte et fait entendre toute sa superbe et rare beauté. Jean-Pierre Han

Je serai abracadabrante jusqu'au bout d'après le Journal de Mireille Havet. Mise en scène de Gabriel Garran. La Maison de l'Arbre (Montreuil), à 20 h 30. Jusqu'au 27 octobre. Tél. : 01 48 04 04 65.

RUE

THÉÂTRE ET BALAGAN

Chronique ambulante d'un amoureux du théâtre, d'un amateur de l'Est et plus si affinités.

L’histoire d’une femme qui aimait les femmes et les drogues, « abracadabrante jusqu’au bout »

Par J-P. Thibaudat chroniqueur

Publié le 07/10/2013

Scène de « Je serai abracadabrante jusqu’au bout » (Marc Victor)

C’est une histoire de femmes au service d’une femme, Mireille Havet, qui aimait les femmes et les drogues, et qui raconta ça, et bien plus que ça, dans un journal qu’elle confia avant de mourir à une amie.

Une descendante de cette amie retrouva le journal endormi dans un grenier. Claire Paulhan le réveilla en publiant un premier volume (en 2003) avec un soin infini.

Du grenier à la scène

Un volume (remarqué) puis un autre, aujourd’hui cinq et ce n’est pas fini. Une découverte que l’œuvre secrète de cette femme précoce, morte à 34 ans en 1932, un phénomène éditorial, un cercle de lecteurs accros.

L’actrice Margot Abascal a ouvert l’un des volumes de ce journal, puis les quatre autres. Fascinée, éblouie, envoûtée elle aussi. En actrice, elle entend là, courant de lignes en lignes, une voix, à la fois fiévreuse et cinglante, une voix extirpant au bout d’un crayon ce que le corps éprouve jour après nuit, les joies et les tourments de son amour des femmes et des drogues.

Des mots comme écrits avec son sang, sa rage, ses larmes, des mots d’une femme extrême et paradoxale qui en appelle un jour à Dieu, un autre à la morphine, qui fume de l’opium quasi chaque soir comme d’autres prennent une tisane, qui griffe un journal à la fois narcissique et diabolique, comptable et magnifique.

Deux accros valent mieux qu’un

Margot Abascal veut avec raison porter cette voix au théâtre pour mieux la faire entendre, pour la partager. Depuis sa sortie du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, on l’a vue autant au théâtre que sur les écrans.

Son chemin a croisé celui de cet invétéré lecteur et dénicheur de textes, par ailleurs pionnier de la décentralisation dramatique (le créateur du Théâtre de la Commune à Aubervilliers) qu’est Gabriel Garran. Sous sa direction, elle a joué avec succès « Conversations après un enterrement », la première pièce de Yasmina Reza. Margot Abascal lui parle de Mireille Havet. Garran n’a pas lu. Il lit. Il lit tout sans relâche. Il tombe dedans, lui aussi.

Garran et Abascal co-signent l’adaptation. A quelques exceptions, elle suit le fil de l’écriture depuis 1918 jusqu’à 1929, et le premier dirige la seconde. Le titre du spectacle « Je serai abracadabrante jusqu’au bout » reprend l’une des phrases du journal écrite le mercredi 10 mai 1922 :

« Aller au devant, rompre, ne rien admettre, détruire et rejeter tout ce qui, même de très loin, menace une seconde l’indépendance, voici mes lois. Ce n’est pas une politique de conciliation, c’est exactement une révolte. Je ne mangerai pas de votre pain. Je serai abracadabrante jusqu’au bout. »

« Mais écrivez, nom d’une pipe »

L’actrice est seule en scène, entourée de fantômes que semblent être ces fauteuils, guéridons, livres et cahiers épars qui peuplent la scène (décor de Jean Haas). La jeune Mireille Havet qui effraie les mères, intrigue les hommes et écrit des poèmes, est très tôt remarquée (elle a 14 ans) par Guillaume Apollinaire. Une des lettres (citée dans le spectacle) qu’il lui adresse s’achève par ces mots :

« Si n’écrivez pas pour les imprimeurs, écrivez pour vous. A bientôt. Mais écrivez, nom d’une pipe. »

Elle écrira. Toute sa courte vie. La mort du poète et d’autres amis au front de la Grande Guerre, le manque que ces disparitions entraîne sont comme le pied de biche qui ouvre l’écriture du « Journal », plus nue, plus exacerbée que celle de ses poèmes, le rôle de « poète prodige » qu’on « pousse » Mireille Havet à jouer, lui paraissant « insupportable ».

L’amour des femmes et des drogues iront de pair au fil des pages. Marcelle d’abord qui l’initie (coco, opium), puis toutes les autres – la liste est fournie de courtes en longues liaisons. Avec Dieu en embuscade de temps à autre :

« Marcelle m’aime et s’est entièrement donnée à moi hier, dans la nuit du 24 au 25 jour de la Nativité. Après quoi nous sommes allées à la messe. »

L’ange de la mort

Joies. Suivies, accompagnées de tourments amoureux, de souffrances physiques. Ces dernières iront se multipliant au fur et à mesure que son corps maigrelet sera troué par la multitude des piqûres de morphine. Elle écrira « Carnaval » un roman (passablement autobiographique) « dont le titre est toute ma vie ».

Jean Cocteau lui fera jouer, elle qui n’a jamais joué, l’ange de la mort dans son « Orphée ». Il fait partie des gens qu’elle côtoie comme Darius Milhaud. Dans les salons, au Bœuf sur le toit ou lors de soirées ponctuées de pipes d’opium. Elle croise, parmi d’autres, le jeune fils de famille désœuvré d’Astier de La Vigerie, futur grand résistant et fondateur du premier Libération. L’emprise des drogues, le désamour, les nuits solitaires, toute cette vie faite de « l’amertume de vivre », le « Journal » en est la transfiguration, la sublimation.

Avec raison, Garran et Abascal laissent en arrière-plan le contexte historique et son cortège d’anecdotes, pour voyager au cœur de cette femme toujours attachante et parfois irritante, faire entendre son « cri enfermé dans un coffre » (Garran), une femme fulgurante qui dort le jour (fatigue, tristesse) et commence à revivre quand vient la nuit. Comme une actrice.

Margot Abascal est mieux que son interprète, elle est sa porte-parole, son fantôme. Avec sa voix tapissée d’ombres, ses inflexions franches et déterminées, ses gestes à l’économie juste, elle fend l’air comme la hache la bûche. On sort de là transpercé, avec une envie : se plonger ou se replonger dans l’un des volumes du « Journal » de Mireille Havet, tout acheter ou bien acquérir celui que l’on n’a pas. Ça tombe bien, le spectacle se donne à Montreuil à la Maison de l’arbre (le lieu d’Armand Gatti et de son équipe), le seul établissement culturel de France où l’on entre par une librairie, la libraire Michèle Firk. J-P. Thibaudat

CULTURE - le 30 Septembre 2013

la chronique théâtrale de Jean-Pierre Léonardini

C’est chez Armand Gatti, à La Parole errante, que Gabriel Garran a trouvé refuge pour Je serai abracadabrante jusqu’au bout, d’après le journal de Mireille Havet (1898-1932) retrouvé par Claire Paulhan. Margot Abascal, à la grâce aiguë, donne corps aux changeants états d’âme de cette brillante jeune femme éprise d’amours saphiques, en son temps fêtée pour son talent d’écriture, élue par Apollinaire, encouragée par Colette, Cocteau, Gide, etc., par malheur précocement perdue dans les drogues. Au sein d’une poétique scénographie de sièges renversés (Jean Haas), sous les lumières de mélancolie dues à Franck Thévenon, Margot Abascal, la voix claire, s’avance en vaillant petit soldat qui plie mais ne rompt pas, fidèle en cela à ce que le texte laisse entendre, d’une créature hypersensible, cultivée, tout entière baignée de littérature, douée comme pas deux, tirée vers le bas par ses passions et qui meurt à la fin, vaincue par le plus violent désir d’intensément vivre. Jean-Pierre Léonardini

Théâtre et compagnies

Par Odile Quirot

03/10/2013

Rencontre avec deux femmes remarquables

Le destin de deux femmes rares est porté à la scène. Celui de Mireille Havet,farouche météore des lettres et amie d’Apollinaire inspire Gabriel Garran, qui adapte son «Journal» sidérant, découvert dans un grenier en 1995, et édité par Claire Paulhan. Celui de Barbara Loden , actrice épouse d’Elia Kazan et cinéaste de «Wanda» offre à Marie Rémond l'occasion d' un frais jeu de miroirs entre l'art et la vie, nommé «Vers Wanda».

Redécouverte d'une femme à l'écart

Vous ne connaissez pas Mireille Havet? Ne le regrettez pas, car vous allez la découvrir en un spectacle, et ne la quitterez plus, et n'aurez plus qu'une envie : la lire.

Guillaume Apollinaire fit connaître cette «petite poyétesse» qui n’avait alors que quinze ans. Et puis vint la guerre de 14-18, qui l’emporta. Puis vint l’après-guerre et ses absents, et les Années Folles et permissives. Mireille Havet a alors vingt ans, l'âge de tous les possibles, sachant la mort , et les mensonges de la société aux trousses. Née en 1898, elle écrit intensément, aime follement - les femmes- se drogue- opium et plus et beaucoup,-se débat avec ses addictions, et l'amour fou qu'elle porte à la littérature. Cette amazone fragile, cet écrivain faramineux meurt dans la misère et l’abandon en 1932.Cocteau lui avait offert le rôle de la mort dans son «Orphée». Puis on oublie Mireille Havet. Ensuite, son histoire suit la trace d'un manuscrit perdu, et retrouvé.

En 1932, Mireille Havet laisse derrière elle un roman, «Carnaval», des poèmes, et les milliers de pages de son «Journal» qu’elle confie à une amie, Ludmila Savitzky , encore un personnage qui mériterait un roman. Il a fallu un soir d’orage, de la pluie dans un grenier, pour qu’en 1995 le manuscrit de Mireille Havet fut retrouvé. Puis il a fallu toute la passion et la conviction de l’éditrice Claire Paulhan pour le publier, année après année. Ce manuscrit-là, qui n’a pas brûlé, brûle ses lecteurs. Le metteur en scène Gabriel Garran en fait voler aujourd’hui quelques pages, à la demande de la comédienne Margot Abascal, qui lui a confiée sa passion pour Mireille Havet. (Photographie Pascal Victor. ArtcomArt)

Et Garran, l’aventurier infatigable et modeste, le fondateur du Théâtre de la Commune à Aubervilliers a dit oui. Il dirige Margot Abascal dans un spectacle simple (sinon fauché) et fervent, et qu'il tient fermement à l’écart du pathos:«Je serai abracadabrante jusqu’au bout » est le nom de cette soirée. C’est une phrase de Mireille Havet, naturellement. Toutes les phrases de son «Journal» nous happent, nous sidèrent, elle a des accents de Lautréamont en jupon parfois, des lassitudes profondes et baudelairiennes : «Je suis une barque haletante et fracassée sur la mer sans étoiles » écrit-elle. Elle a ses phrases, jour après jour, qui n'appartiennent qu'à elle, et qu'elle lance comme bouteille à la mer dans son journal intime. Elle se regarde couler, mais la tête haute, avec les mots en guise de bouée. Cette traversée est un voyage, dans lequel Margot Abascal ne se laisse jamais embarquer, où elle navigue avec une grâce aiguisée, une tenue et le sens du défi, malgré tout, et surtout à soi-même, qui va si bien à Mireille Havet.

Ce spectacle nous donne, en une heure quinze, mieux qu’une idée de ce que fut la fulgurance de la vie de Mireille Havet, et surtout le goût de ce qu’est la flamme de ses mots qui, elle, brûle encore. Il faut se rendre chez Armand Gatti, ce chêne toujours debout, qui habite la Maison de l’Arbre aux portes larges ouvertes et à la librairie bien fournie. C’est chez lui, le toujours révolté donc un peu clandestin, que ceux qui voulaient porter les paroles de Mireille Havet ont trouvé abri. Mais que fait la Maison de la Poésie, rue Molière à Paris?

( Montreuil, jusqu’au 27 oct. 01 48 04 04 65. En métro, une fois à Croix de Chavaux, c’est 3mns à pied.)

JE SERAI ABRACADABRANTE JUSQU'AU BOUT

Publié le 28 septembre 2013 - Journal La Terrasse N° 213

Par Agnès Santi

Avec une grande maîtrise et une intelligence dramatique tout en retenue, Gabriel Garran adapte et met en scène le journal incandescent de Mireille Havet, interprétée par Margot Abascal.

Très conviée dans les salons, amie de Cocteau et d’Apollinaire, qui l’appelait « la petite poyétesse » et publia ses écrits depuis ses seize ans, Mireille Havet (1898-1932) mourut prématurément, dans la misère et la solitude, alors que son talent littéraire manifeste lui promettait le succès. L’enfer infamant de la drogue, ses passions libertines sans issue, son « âme d’assassin », sa « paresse » et son tempérament eurent raison de sa volonté et de son ambition de vivre. Inconnu, monumental, vertigineux, son journal fut retrouvé en 1995 dans une malle perdue au fond d’un grenier. Des milliers de pages noircies par une plume scandaleuse et ravageuse. Claire Paulhan l’a publié, et Gabriel Garran, inlassable défricheur de textes inédits, le met en scène avec la comédienne Margot Abascal. Cette pièce, c’est donc d’abord la découverte de ce grand texte de littérature, écrit par une jeune femme qui, avec une rare sincérité et une extrême lucidité, dit tout de ses désirs et de ses manques, de son rapport aux autres et à soi, de ses contradictions, entre le merveilleux et l’effroyable : tout son être plongé dans le monde se trouve ici exposé. L’art est voyant…

Vie secrète des mots

Eprise de liberté mais prisonnière de la drogue, amère face au “carnaval“ de sa vie, amoureuse éperdue et insatiable des femmes, permissive mais ô combien lourde de son âme « de plomb », cette naufragée incandescente des Années Folles se situe irrémédiablement à la marge, hors des normes et des lois du monde. La mise en scène de Gabriel Garran, très tenue, précise et maîtrisée, évite le piège de l’ostentatoire. Aucune hystérie dans le jeu de l’excellente comédienne, c’est la force simple de la parole qui habite le plateau, et c’est la force d’une évidence. Tous les déplacements de la comédienne font sens, et quelques repères discrets et délicats laissent voir ou entendre l’époque, et signifient aussi le pouvoir singulier et infini de l’art. « Arlequin mon petit camarade », sans masque… L’écriture est « une amie confidentielle qui me reçoit à toute heure. » dit Mireille Havet. L’écriture est un remède, mais elle révèle aussi ici une désertion de la vie, un abandon. La très belle scénographie signée Jean Haas avec ses chaises grises suggère comme une sensation d’absence profondément émouvante : l’absence des disparus morts à la guerre, mais aussi l’absence au monde de cette jeune femme dont l’intense vie secrète des mots traduit l’impossibilité de vivre sans se détruire. Du très bon théâtre… Agnès Santi

Les Retrouvailles

Article publié dans le quotidien La Croix le mardi 5 avril 2011

Le fondateur du premier théâtre permanent en banlieue parisienne poursuit son exploration de l’écriture. Celle des autres et la sienne.

Gabriel Garran, les lettres de noblesse du théâtre

Par Didier Méreuze

Il est celui par qui l’inimaginé arrive. «L’inventeur» de ce qui n’a «jamais existé». En 1965, il a fondé - ce que personne n’avait jamais osé -, le premier théâtre permanent en banlieue parisienne: le Théâtre de la Commune à Aubervilliers, futur centre dramatique que national, à présent dirigé par Didier Bezace... Vingt ans plus tard, il créait, sous le regard condescendant du ministère de la culture, le Tilf— Théâtre international de la langue française —, devenu très vite fer de lance des écritures francophone, rebaptisé le Tarmac. Discret, modeste Gabriel Garran, à 84 ans, garde au fond de l’œil, la flamme de ses 20 ans. « Vieux jeune homme» comme il dit, toujours «émerveillé» d’un théâtre dont il a marqué l’histoire de son Sceau. Héros Pionnier de la décentralisation. Dénicheur inlassable de textes et d’auteurs venus dès horizons les plus divers: l’Allemand Peter Weiss, le Tchèque Pavel Kohout, la Française Denise Chalem, les Québécois Marie Laberge et Normand Chaurette, le Sénégalais Sony Labou Tansi, l’ivoirien Koffi Kwahulé, le Congolais Tchicaya U Tam’si, l’Algérien Yakoub Abdellatif la liste est longue est belle. Gabriel Garran ne cesse de l’allonger.

Depuis six ans, avec le «Parloir contemporain », il Poursuit son exploration d’écritures «francophones et féminines» en quête du «point de rencontre entre littérature, théâtre et poésie» Créant l’Haïtien Lyonel Trouillot mettant en espace Mohamed Kacimi ou Arthur Adamov avec Retrouvailles, qu’il présente actuellement au Théâtre de la Tempête, à la Cartoucherie de Vincennes avec quatre comédiens superbes, dont Marie-Armelle Deguy. Publiée en 1955, elle raconte l’histoire d’un étudiant en droit parti retrouver sa mère et sa fiancée. II rate son train. Recueilli par deux amies, il tombe sous leur coupe. Délivré de l’amour intempestif de la plus jeune, morte dans un accident de train, il reste prisonnier de l’emprise tout aussi étouffante de la seconde, velléitaire régressant peu à peu vers le stade de l’enfance. Sous le regard d’Adamov, dont la photo trône dans un Coin du décor, la mise en scène joue délicatement du burlesque et de l’onirisme, là où les frontières entre la réalité chaotique de la vie et le rêve s’annihilent

Il est parti à chaque fois de lui-même, sans attendre qu’on le pousse vers la sortie.

La pièce est troublante. À l’image de cet auteur rare. «Son œuvre est une extraordinaire machine à moudre du théâtre, explique Gabriel Garran. Je l’ai rencontré en 1966, deux ans avant son Suicide, lorsque j’ai créé sa pièce Off Limits. C’était un homme brûlé. Contrairement à Ionesco et Beckett, avec lesquels on l’a rangé sous l’étiquette « théâtre de l’absurde » il n’a fini ni à l’Académie française ni prix Nobel. Il est descendu aux enfers. »

Quel sera l’avenir de ce spectacle les représentations à la Cartoucherie achevées? Gabriel Garran ne le sait pas. Il n’a pas de «diffuseur». D’argent non plus. La subvention annuelle que le ministère de la Culture lui versait, et qui faisait vivre sa compagnie depuis son départ du Tilf, lui a été supprimée. Il le regrette, mais ne se plaint pas, fort de cette élégance qui fut toujours la sienne, aussi bien lorsqu’il a quitté en 1985 le Théâtre de la Commune puis, en 2004, le Tilf.

Fait assez rare, pour mériter d’être signalé, il est parti à chaque fois de lui-même, sans attendre qu’on le Pousse vers la sortie. Sans regret ni plainte. Il préfère se souvenir de ceux qui l’ont soutenu dans ses «entreprises fondées à la sueur de mes Convictions et de mes doutes ». À commencer par Jack Ralite, l’ami fidèle, ancien maire d’Aubervilliers

Avec leurs sourires, leurs chansons d’amour et leur infinie sollicitude, les trois femmes de la pièce, qui tirent les fils du destin d’Edgar (que hante l’image énigmatique d’un accident de train), sont aussi des figures tragiques. Les veilleuses souriantes d’un cauchemar tout en douceur au charme entêtant.

Par René Solis

A Paris, Gabriel Garran remet au goût du jour l’un des maîtres de l’absurde.

Les Retrouvailles d’Arthur Adamov

Pourquoi joue-t-on aussi peu le théâtre d’Arthur Adamov ? Alors que Beckett et Ionesco n’ont guère quitté l’affiche depuis les années 50, le troisième membre du trio maître de ce que l’on qualifia à l’époque le théâtre de l’absurde a connu une gloire posthume plus intermittente.

Le charme et l’étrangeté radicale d’Adamov résistent pourtant : on peut le vérifier en allant voir au théâtre de la Tempête la mise en scène desRetrouvailles que propose Gabriel Garran (qui n’a pas oublié l’importance d’Adamov pour sa génération). Garran laisse la pièce dans son époque, les années 50. On y roule à bicyclette, les filles ont des robes à fleurs, il n’y a pas encore de télévision dans la salle à manger et l’on y chantonne des romances de bal musette.

Si le cadre peut sembler désuet, le propos ne l’est pas. C’est l’histoire d’Edgar (Stanislas Roquette), un jeune étudiant qui fait son droit à Montpellier et doit prendre un train de nuit pour rejoindre sa mère et sa fiancée à l’autre bout de la France. En avance, il croise deux femmes qui l’invitent chez elles. La première, qu’Adamov nomme «la plus Heureuse des Femmes» (Marie-Armelle Deguy) est couturière à domicile ; Louise (Soazig Oligo) est beaucoup plus jeune et travaille comme secrétaire. Au lieu de prendre son train, Edgar s’installe chez elles et n’est pas insensible au charme de «la Jeune Fille» (Estelle Sebek), une voisine. Cela n’a l’air de rien et pourrait pourtant être un scénario pour David Lynch. Dans le monde d’Adamov, tout se dilue : temps, apparences, émotions, identités ont des contours flous, comme dans un monde parallèle.

De la structure du rêve, Adamov retient l’art du glissement. Le fantastique chez lui n’est ni un but en soi ni un genre littéraire, mais un miroir légèrement déformant, une autre façon de traverser la vie, à la fois concrète et irréelle, où chaque personnage est issu de l’inconscient de l’autre.

«Une pièce de théâtre, disait Adamov, doit être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent, autrement dit la mise en évidence, la manifestation du contenu caché, latent, qui recèle les germes du drame». Pièce «mineure» (quatre personnages et une intrigue qui n’occupe guère plus d’une heure), les Retrouvailles illustre bien cette «mise en évidence» du contenu «latent».

René Solis

LIBÉRATION - CULTURE 28/03/2011

Charmantes «Retrouvailles» avec Adamov

Publié le 28 mars 2011

La chronique théâtrale de Jean-Pierre Léonardini

Traces et retrouvailles

Gabriel Garran, qui du vivant d'Arthur Adamov (1908-1970) monta de ses pièces, ne peut se faire à l'indifférence dans laquelle gît l'oeuvre de ce grand poète dramatique, trop meurtri dans la chair et l'esprit pour séduire avec des moyens bas. De sa douleur d'être irrémédiablement « séparé » témoignent les Retrouvailles, où l'on voit le jeune Edgar (Stanislas Roquette), infiniment poreux, glisser entre trois femmes : Marie-Armelle Deguy, Soazig Oligo et Estelle Seek, respectivement figure maternelle, fiancée et apparition fantasmatique (2). Jean Haas a conçu une scénographie inspirée (chaises et vêtements suspendus, visage d'Adamov aux yeux hallucinés d'animal blessé en haut côté jardin), dans laquelle les acteurs déploient des trésors de sensibilité écorchée. On retrouve là, en toute fraîcheur, les hantises d'Adamov et ces objets pour lui parlants : bicyclette, machine à coudre, valise, « ready-made » de sa névrose que Garran sublime avec amour. Jean-Pierre Léonardini

publié le 16 mars 2011 dans la rubrique THÉÂTRE ET BALAGAN du site Rue 89

« Les retrouvailles » de et sous le regard d'Adamov

Par Jean-Pierre Thibaudat

Gabriel Garran met en scène « Les retrouvailles », une pièce oubliée d'Arthur Adamov sous le regard de l'auteur. Sur le côté de la scène, La photo du haut de son visage, surplombe les acteurs, les spectateurs et ne cesse de les regarder. Avec cette expression si particulière à Adamov, aussi inoubliable qu'inamovible de photo en photo, quelque part entre l'étonnement et l'effroi, trahissant un mal être premier, une souffrance de vivre dont parle toute son œuvre et donc « Les retrouvailles ».

La pièce a été publiée en 1955 dans le tome II de son théâtre chez Gallimard entre « Le sens de la marche » créée deux ans plus tôt par Roger Planchon (qui avait aussi déjà créé d'autres de ses pièces comme « Le professeur Taranne ») et « Ping Pong » créé par Jacques Mauclair. Mais personne n'avait créé « Les retrouvailles » et personne ne devait le faire (André Steiger la monta semble -t-il au conservatoire de Bruxelles en 1966).

Gabriel Garran qui avait, lui, créé (en 1969) « Off limits » du même Adamov lorsqu'il dirigeait le Théâtre de la commune d'Aubervilliers (la seule pièce d'Adamov que Klaus Grüber devait mettre en scène) et qui, aujourd'hui est l'animateur du « Parloir contemporain », a donc eu envie de prolonger son dialogue avec Adamov en mettant en scène « Les retrouvailles ». Il y a deux ans il avait donné une lecture de cette pièce lors d'un « rendez-vous avec Adamov » dont il avait été l'initiateur. Deux soirées inoubliables étayées de fouilles amoureuses de Garran dans les archives d'Adamov déposées à l'IMEC.

Dans son introduction au tome II de son théâtre, Adamov se montre très critique sur ses pièces antérieures à « “ Ping Pong ” et en particulier sur “ Les retrouvailles ”. Précisons que Adamov fut sa vie durant abonné à l'autodénigrement et ce depuis son premier texte “ L'aveu ” dont l’introduction commence ainsi : ‘ J'ai peiné longtemps à écrire ces pages. Si c'était à recommencer je m'exprimerais tout autrement ’.

Adamov accorde toutefois quelque crédit au fait d'avoir écrit ‘ Les retrouvailles ’ :

‘ J'ai compris qu'il était temps d'en finir avec l'exploitation du demi-rêve et du vieux confit familial. D'une manière générale, je crois avoir, grâce aux Retrouvailles ’, liquidé tout ce qui, après m'avoir permis d'écrire, finissait par m'en empêcher ”.

Fallait-il exhumer cette piécette ? Sans doute car en sortant de la Cartoucherie on a une furieuse envie de lire ou relire Adamov et pas seulement son théâtre (plusieurs textes parus dans la collection l'Imaginaire).

Dans la dernière scène, l'excellente Marie-Armelle Deguy qui sait insuffler à son personnage l'instabilité qui habite nombre de héros de l'auteur, entre avec une voiture d'enfant d'autrefois où Edgar (Stanislas Roquette) “ grotesque, se débat ” écrit Adamov dans une ultime didascalie où il précise que la voiture d'enfant “ traverse la scène de gauche à droite ”. Garran préfère la faire entrer par le fond et s'avancer vers le public, prolongeant ainsi le regard halluciné de l'auteur qui nous accompagne depuis le début.

Jean-Pierre Thibaudat

La Terrasse - Publié dans le N°187 d'avril 2011

LES RETROUVAILLES

Par Catherine Robert

Gabriel Garran retrouve Adamov et monte une courte pièce méconnue de cet auteur injustement oublié. Quatre comédiens sensibles redécouvrent avec lui cet étonnant territoire théâtral.

« On ne pouvait qu’être frappé par la totale sincérité qui était la sienne. L’absence d’apprêt, l’étonnante façon qu’il avait de vous fixer, des grands yeux qui lui mangeaient le visage », dit Gabriel Garran d’Arthur Adamov. Le metteur en scène a choisi de placer au fronton de sa mise en scène la photographie du regard de celui qu’il a connu et aimé et qu’il est sans doute un des derniers à sauver des oubliettes iniques du théâtre. Force est de constater, à voir cette courte et déroutante pièce, que le propos d’Adamov a une portée existentielle et métaphysique qui en fait l’égal des deux autres auteurs auxquels l’histoire littéraire l’associe d’habitude. Comme le remarque Gabriel Garran, entre Beckett « nobélisé » et Ionesco « académisé », Adamov le « réprouvé » mériterait quelques lauriers posthumes ! A notre époque qui se vautre dans les délices voyeuristes de l’autofiction et des gargarismes de l’ego, l’enquête que mène Adamov sur les affres du moi et les tropes d’un langage peinant à dire les choses, est autrement plus ambitieuse et sacrément plus exigeante ! Ce pourquoi, sans doute, le texte des Retrouvailles déroute d’abord, dans la mesure où ses personnages apparaissent avant tout comme des figures susceptibles de multiples interprétations et projections.

Une mise en scène lumineuse au service d’un texte profond

L’intrigue est assez mince : Edgar, jeune étudiant en droit, rate le train qui doit le ramener chez sa mère et sa fiancée, aux griffes desquelles il semble heureux d’échapper. Accosté par deux amies (« la plus heureuse des femmes », couturière, et Louise, secrétaire), il se retrouve prisonnier de ces deux autres matrices aux appétits aussi dévorants que celles qu’il a quittées… Edgar peine à étudier et à réfléchir. Il se fait la cousette de l’aînée et l’amant de la cadette : entre machine à coudre et machine à écrire, le jeune homme est pris dans un mécanisme implacable où se débat sa liberté. On peut lire la pièce au degré de métaphore qu’on voudra : dénonciation de la castration du mariage, angoisse de la création empêchée par la vie matérielle, dénonciation des totalitarismes aux masques bienveillants, déboires de l’intersubjectivité et de la communication, etc. Le génie d’Adamov est justement de ne pas imposer de lecture toute faite et de laisser au spectateur le soin de son interprétation. La mise en scène de Gabriel Garran a l’intelligence de ménager cette liberté, en choisissant de ne servir que l’explicite du texte, poétisant son implicite plutôt que de l’appuyer lourdement. Servi par quatre comédiens aériens et subtils, l’ensemble compose un spectacle aussi inattendu que pénétrant, belle occasion de découverte, si ce n’est de retrouvailles !

Catherine Robert

UNE VIE DE COMÉDIEN - Publié le 13 avril 2011

Tragiques Retrouvailles avec Adamov

Par Tiphaine de Rocquigny

Artiste méconnu, pièce oubliée … le projet de monter Les Retrouvailles d’Adamov laissait présager un accueil mitigé de la part du public, voire une désertion totale de la petite salle de la Tempête (Cartoucherie). Ce ne fut pas le cas. Gabriel Garran et ses quatre-vingts printemps ont eu du nez…

L’histoire : Edgar, jeune étudiant, rate le train qui devait le ramener chez sa mère et son autoritaire fiancée. Il trouve consolation chez une couturière qui l’accueille chez elle et se retrouve « prisonnier d’un huis clos onirique » où la réalité devient mouvante et la femme idéale, inaccessible et lunaire.

La prestation des acteurs a joué pour beaucoup. Servis par une mise en scène rythmée, au son du chemin de fer tonitruant et du tic tac de la machine à coudre, les comédiens ont révélé une gestuelle entraînante et un texte plus intéressant que sa mise au ban pouvait le laisser supposer.

Celui que la critique a rangé aux côté de Beckett et d’Ionesco ne met qu’un seul pied dans le théâtre de l’absurde. La cohérence prévaut à l’orée de la pièce mais peu à peu, les personnages se confondent et le sens se perd. Est-ce la réalité, est-ce un rêve éveillé ? Adamov suggère mais n’explique jamais. Le sens n’est pas de ces substances que l’on emprisonne une fois pour toute. Au spectateur d’imaginer l’ampleur de ce désarroi qui s’empare d’Edgar à mesure que la conscience des êtres et des choses qui l’entourent lui échappe.

Un nom à retenir : Soazig Oligo, impressionnante de vérité dans le rôle de Louise, la pétillante secrétaire qui devient l’amante d’Edgar.

« Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois, cela s’appelait Dieu. Maintenant il n’y a plus de nom… Je suis séparé. » (Arthur Adamov)

Tiphaine de Rocquigny

Le sommeil au théâtre est une attitude critique

Par Edith Rappoport sur le site JOURNAL DE BORD D'UNE ACCRO

Gabriel Garran garde un côté juvénile, presque malicieux malgré plus de 80 printemps et presque autant de mises en scène.

Au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, il avait monté Off limits d’Adamov en 1969. Il revient avec bonheur à cet auteur important au Théâtre de la Tempête qui avait accueilli Si l’été revenait, beau spectacle monté par Michel Berto en 1971.

Les retrouvailles, (1953), ce sont celles d’Edgar, jeune étudiant en rupture de ban, qui rate son train sur la route du retour chez sa mère, où sa redoutable fiancée l’attend. Il est recueilli par deux femmes, une couturière déjà mûre et Louise, pétillante secrétaire qui s’entiche de lui, veut l’aider à continuer ses études en lui trouvant un travail à mi-temps dans une librairie.

Malgré toutes ces attentions, il se ferme, ne parvient pas à se concentrer, rejette violemment toutes les attentions dont il est l’objet. Il parvient seulement à coudre et livrer des blouses pour son hôtesse. Sa valise qu’il garde précieusement finira par s’ouvrir pour laisser échapper des chiffons de papier. Buté, hostile, refusant toutes les attentions, il ne se laisse aller que devant l’apparition d’une jeune fille lointaine, il lui déclare son amour.

Ce jeu de rêves entre les machines, la machine à coudre, le bruit de la machine à écrire de Louise, le bruit du train qui l’écrase quand elle s’absente pour fuir Edgar se déroule sous l’oeil d’une horloge de gare qui tourne à l’envers et sous le regard d’Adamov, un regard étonnant et profond dont la photo surplombe le plateau. Il disait “ Quand je pense qu’on n’a jamais eu l’idée de retirer aux parents le soin de leur progéniture…Écrire, c’est l’horreur, ne pas écrire, c’est la terreur !”. Adamov qui s’est donné la mort en 1970, était sans doute un auteur aussi important que Beckett ou Ionesco, mais bien plus rarement joué.

Un débat passionnant avec Gabriel Garran et René Gaudy, auteur d’un livre sur Adamov publié chez Stock suivait la représentation. Lucien Attoun qui avait édité ce livre, accueillera une autre rencontre autour d’Adamov à Théâtre Ouvert le 4 avril à 19 h.

Par Michel Jakubowicz le 24 Mars 2011

Mise en scène de Gabriel Garran au Théâtre de la Tempête - Cartoucherie de Vincennes

Avec cette pièce intitulée "Les Retrouvailles", Arthur Adamov nous entraîne tout d’abord vers ce que l’on pourrait appeler la réalité immédiate, presque quotidienne, symbolisée par l’apparition d’Edgar débarquant avec sa valise dans l’univers pseudo-sécurisant de La Mère et de Louise. Un univers où il va peu à peu s’engluer dans une réalité qui se dérobe sous ses pas, Edgar remettant sans cesse à demain son départ vers une destination dont les contours s’estompent et semblent se diluer à l’infini.

Ce havre de sécurité qu’Edgar semble avoir trouvé chez La Mère va insidieusement, inexorablement, se refermer sur lui comme une sorte de piège spatio-temporel dont il ne pourra plus s’évader. Enigmatique, presque indéchiffrable tel un tableau surréaliste, la pièce d’Arthur Adamov semble affirmer un principe évident, incontournable : le Monde tel que nous l’appréhendons n’est qu’une façade. Derrière cette façade se tient en embuscade une autre réalité, celle qui provient des rêves et qui peut faire vaciller notre univers qui bien qu’apparemment indemne, solide, n’est en fait qu’un chétif décor fissuré, lézardé, prêt à s’effondrer sous les chocs répétés d’une force obscure, inconnue, incommensurable.

La mise en scène de Gabriel Garran, fondateur du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers et auteur de nombreuses mises en scène et notamment de "Off Limits" d’Arthur Adamov, a le mérite insigne de suggérer sans jamais sombrer dans la lourdeur, le lent basculement vers l’irréalité, le désespoir des personnages "des Retrouvailles" à jamais prisonniers d’une toile d’araignée tissée de fils invisibles que nul ne pourra rompre. Saluons la performance d’acteurs, remarquable, avec bien sûr Marie-Armelle Deguy incarnant une inquiétante "La Plus Heureuse des Femmes", La Mère, Soazig Oligo, campant avec précision Louise, sans oublier Stanislas Roquette, impressionnant de justesse dans sa façon d’interpréter Edgar, ballotté sans cesse entre La Mère et Louise, enfin ne pas omettre Estelle Sebek, incarnant la fugitive silhouette de La Jeune Fille. Michel Jakubowicz

Histoires de théâtre Des critiques de théâtre dans une perspective historique. Publié le 25/03/2011

Edgar et les femmes

Par Jacques Portes

Cette pièce écrite en 1954 s’inscrit avec d’autres du même auteur dans le théâtre de l’absurde, qui a atteint la notoriété et le succès avec les textes contemporains de Ionesco et de Beckett : ces deux derniers et Adamov sont des émigrés, qui, après une plus ou moins longue errance, se sont fixés en France et écrivent en français. Adamov s’intéresse particulièrement dans son œuvre à la solitude humaine et à l’absence de communication entre les êtres. Ces retrouvailles sont celles d’un étudiant en droit raté, Edgar (Stanislas Roquette) avec sa mère (Marie-Armelle Deguy) dans son village du Nord à la fin de la pièce, après qu’il ait passé un certain temps en compagnie de deux autres femmes à Montpellier. Arrivé par train dans la ville, en attente d’une correspondance, il est pris en charge et aspiré par Louise (Soazig Oligo) qui entreprend de le séduire, mais aussi par l’amie de celle-ci, plus âgée, qui le materne de façon assez appuyée (elle est jouée par la même actrice que la mère du jeune homme). Ce thème n’est pas linéaire, mais composé de tableaux, de scènes parfois cocasses, de mise en parallèle : deux femmes maternelles ; Louise qui meurt dans un accident de chemin de fer, tout comme Lina, la première fiancée d’Edgar. Les dialogues sont souvent secs et précis et manient l’aphorisme : le jeune homme n’est pas très viril et, par bien des côtés, reste un enfant attardé, mais misogyne il ne cesse de dénoncer les femmes qui ne le comprennent pas, qui sont envahissantes et l’empêchent de s’épanouir ; les personnages féminins ne sont pas très valorisés. Gabriel Garran a mis en scène de façon habile cette pièce curieuse, en donnant une atmosphère des années 1950 avec le bruit, fort bien rendu, des trains et des musiques de cette époque ; le rythme est assuré par quelques très bonnes scènes : le début quand les deux femmes attendent leur proie, plus avant quand un wagon de train est figuré par une série de chaises, manipulées de main de maître par Edgar, enfin quand ce dernier se retrouve les quatre fers en l’air dans le landau poussé par sa mère. Les acteurs sont bons dans ces rôles assez particuliers, tout particulièrement Stanislas Roquette et Marie-Armelle Deguy. Jacques Portes

Par "M.M. sur le site Froggy's Delight

Comédie dramatique de Arthur Adamov, mise en scène de Gabriel Garran, avec Marie-Armelle Deguy, Soazig Oligo, Stanislas Roquette et Estelle Sebek.

Gabriel Garran, metteur en scène à l'exceptionnelle longévité créatrice, monte un texte de Arthur Adamov, auteur dramatique français d'origine russo-arménienne qui fut un des membres fondateurs, avec Samuel Beckett et Eugène Ionesco, du théâtre de l'absurde.

Dans sa note d'intention, il indique que "Les Retrouvailles" reste une oeuvre à déchiffrer ce qui perdure malgré la proposition qu'il présente comme placée "sur le ton du cauchemar burlesque et de la régression bouffonne", registres à la mise en oeuvre théâtrale au demeurant ardue, et la qualité d'interprétation des comédiens Marie-Armelle Deguy, Soazig Oligo, Stanislas Roquette et Estelle Sebek.

Un jeune homme, étudiant en droit obligé d'interrompre ses études pour embrasser une profession alimentaire dans une petite ville auprès de sa mère et de sa fiancée, prend tout son temps en attendant le train qu'il va rater. Un départ définitivement compromis suite à la rencontre de deux femmes, sortes de double janusien des premières, qui vont profiter de son indécision pour l'objetiviser et, d'une certaine manière, le phagocyter.

S'ensuit un huis clos onirico-dramatique placé sous le regard géant et inquiétant de l'auteur, en photographie en fond de scène, un regard noir et égaré à la Kafka ou à la Artaud, et le signe du son mécanique, les rouages de la locomotive, le cliquetis de la machine à coudre, le saccadé de la machine à écrire, le bruissement des roues de la bicyclette.

Parabole politique des totalitarismes des années 50, dramaturgie de l'aveu avec l'incapacité à s'intégrer dans un monde en marche, approche psychanalytique de la figure féminine castratrice, plusieurs pistes s'ouvrent au spectateur pour une écriture atypique.

MM

GARY JOUVET 45-51

GARY JOUVET 45-51 - Mise en scène de Gabriel Garran

Changement de genre

par Monique Le Roux - La Quinzaine littéraire n°1015, du 16 au 31 mai 2010

Gabriel Garran met aussi en scène une adaptation issue d’un roman. En 1946 Romain Gary, en poste à Sofia, envoyait Tulipe ou la protestation, accompagné d’une version théâtrale à Louis Jouvet, alors directeur de l’Athénée. Il s’ensuivit et une correspondance, au rythme des départs et retours du jeune diplomate, qui témoigne d’un lien véritable entre deux hommes séparés par plusieurs décennies et une conception différente de l’art dramatique : elle constitue un très intéressant document pour l’histoire littéraire et théâtrale. Romain Gary, persévérant dans ses tentatives au-delà d’un premier échec, confirme la prééminence du genre théâtral pour les écrivains, au moins jusqu’au milieu du siècle dernier. Louis Jouvet y manifeste cette curiosité passionnée pour les auteurs contemporains et cette conception traditionnelle de la dramaturgie, qui le conduisirent par exemple à créer Les Bonnes et à marquer la singularité de Genet.

Le spectacle réside en un entrecroisement entre cette correspondance et la pièce elle-nième. De La protestation, Gabriel Garran publia en 2007(1) une version scénique et créa Gary Jouvet 45-51 la même année au Théâtre Vidy de Lausanne. Après un grave accident qui interrompit ses activités fait un retour émouvant au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, qu’il fonda en 1965, pionnier de cette décentralisation « hors les murs », au-delà des limites de la capitale, et qu’il anima deux décennies durant. Il clôture ainsi une saison opportunément placée par l’actuel directeur, Didier Bezace, sous le signe des « Compagnons », avec une distribution renouvelée, où ne subsistent de la création que Jean-Pierre Léonardini et Pierre Vial aux côtés d’Audrey Bonnet, Guillaume Durieux, Jean-Paul Farré(2) et Sava Lolov.

La pièce de Romain Gary dépasse un intérêt documentaire. Elle s’inspire de l’histoire contemporaine, si souvent absente des plateaux, et préfigure certaines tendances de l’absurde. Tulipe rescapé des camps, s’est réfugié à Harlem et y survit avec l’oncle Nat, « l’apatride allemand », cireur de chaussures « maquillé en nègre » par solidarité avec les Noirs américains et la fille de ce dernier, Leni. C’est une sorte de clochard magnifique qui alterne provocations paradoxales et envolées lyriques, qui ne se remet pas de l’existence, non des camps, mais du petit village voisin, « le village heureux qui dort en marge de la misère du monde », devenu pour lui symbole de l’indifférence générale. Quant à la discontinuité déplorée par Jouvet, Romain Gary la revendique et souhaitait l’accentuer dans le sens d’« une farce encore plus décousue».

Ces vues divergentes s’échangent à l’avant- scène entre l’écrivain (Sava Lolov) côté jardin et le metteur en scène (Jean-Pierre Léonardini) côté cour qui ne se rejoignent que brièvement. Seul l’auteur, gagné par une « fringale théâtrale », attiré par l’odeur des planches, s’aventure une fois sur le plateau incliné, refuge de Tulipe (Jean Paul Farré), Nat (Pierre Vial) et Leni (Audrey Bonnet), soumis aux questions d’un interrogateur (Guillaume Durieux) et menacés d’un retour forcé en Europe. Gabriel Garran, qui partage avec Jouvet certaines réserves sur la pièce, a eu raison d’opérer ce montage. Le fragile équilibre du spectacle tient à la relation entre les deux espaces (scénographie de Marc Lainé éclairée par André Diot), à l’opposition entre l’austère échange épistolaire de deux hommes en complets-veston et l’humour poétique du trio en tenues fantaisistes (costumes d’Emmanuel Peduzzi), au contraste entre le débat inégal et le partage de l’infortune, au malentendu entre l’attente d’une pièce aboutie et le risque d’une première tentative... Monique Le Roux

1. Romain Gary, Tulipe ou la protestation, préface et version scénique de Gabriel Garran, (Gallimard, 2007.

2. Jean-Paul Farré comédien solitaire dans ses propres spectacles, reprend son grand succès musical Les douze pianos d’Hercule (mise en scène de Jean-Claude Cotillard et lumières de Ghislaine Lenoir, sa collaboratrice régulière) au Petit Hébertot du 1er juin au 15 juillet.

Les balbutiements d'un Romain Gary épris de théâtre

Jean-Pierre Léonardini

Par Jean-Pierre Thibaudat - Article publié sur le site RUE 89

Romain Gary, dramaturge méconnu ? Pourquoi pas. Cet homme caméléon n'en est pas à un tour de passe près.

Romain Gary, le touche-à-tout

Car Gary , ce « cosaque un peu tartare mâtiné de juifs » comme il se définissait, reste un personnage étonnant. Né à Wilno (aujourd'hui Vilnius) en 1914 dans une ville alors juive et largement polonaise, sa mère, comédienne, lui parle en français. Il arrive en France à 13 ans, fait son droit ; résistance, compagnon de la Libération ; « Education européenne » premier roman remarqué (Prix des critiques) ; entre au quai d'Orsay, premier poste à Sofia. Tout cela est connu. Comme la suite : Goncourt, mariage avec Jean Seberg , re-Goncourt avec « La Vie devant soi » signé Emile Ajar , suicide accompagné de ce billet : « Je me suis bien amusé, au revoir et merci. » Ce que l'on sait moins, ce sont ces mots que lui avait légués sa mère avant de mourir : « Sois écrivain, sois un ambassadeur de ce pays qui a su tellement bien nous accueillir et pour lequel tu t'es tellement donné, et puis n'oublie pas, reste un Don Juan. » Une « feuille de route », commente Gabriel Garran, qui cite ce testament et nous fait découvrir une nouvelle facette de l'écrivain.

Gabriel Garran, le défricheur

Garran est lui aussi un étonnant personnage, d'un autre genre. Issu d'une famille émigrée de juifs polonais, il est né à Paris dans les années 20, est arrivé au théâtre, comme beaucoup de personnes de sa génération, par le biais de l'animation. Il aurait pu bifurquer vers le cinéma (il est assistant de Jacques Rozier pour le cultissime « Adieu Philippine » ) mais il rencontre Jack Ralite , le maire communiste d'Aubervilliers, futur ministre et sénateur, un général en chef des batailles pour la culture. De cette rencontre naîtra le Théâtre de la commune d'Aubervilliers, premier théâtre permanent de la banlieue rouge, aujourd'hui centre dramatique national. Gabriel Garran mène ce navire jusqu'au milieu des années 80. Laissant la place à de plus jeunes, en 1985 il fonde le Théâtre international de langue France (Tilf ). Vingt ans plus tard, il laisse ce gouvernail et ouvre un « parloir contemporain ». Un infatigable défricheur.

La correspondance méconnue entre Romain Gary et Louis Jouvet

Pendant des années, j'ai vu quasi tous les jours cet homme, aujourd'hui octogénaire attablé à la même table d'un café de la porte Saint-Martin, des cahiers, des journaux devant lui, un crayon à la main. Un accident de la circulation a interrompu ses habitudes, mais l'homme reste insatiable. Il travaille ces jours-ci sur Arthur Adamov, déniche des inédits. Revenons à Gary. Mis sur la piste par Nancy Huston (auteur de « Tombeau de Romain Gary »), Garran exhume une correspondance méconnue ente Romain Gary et Louis Jouvet. Dans leurs lettres (Jouvet étant beaucoup moins disert que le jeune Gary), il est souvent question d'une pièce « Tulipe ». Garran ne la connaît pas et pour cause : elle n'a pas été éditée. Il en retrouve plusieurs fragments, fabrique une « version scénique », fait publier chez Gallimard cette pièce « arrachée à l'oubli ».

Une « Tulipe » pour Louis Jouvet

Gary avait écrit « Tulipe » dans la foulée du succès de son premier roman. Le nom de fleur est le nom de résistant du personnage principal rescapé du camp de Bergen-Belsen et qui se retrouve à Harlem. Un personnage étrange, beau parleur, non réconcilié avec le monde, rebelle aux idées toutes faites. Il vit entouré de personnages plus ou moins interlopes qui veillent sur lui, l'admirent. Auréolé de sa jeune gloire littéraire, Gary fait porter la pièce au metteur en scène Louis Jouvet . Qui trouve le texte intéressant mais « trop décousu » Gary n'est pas d'accord. Il finira par lui écrire : « J'ai horreur du “bien fait”. En réalité le défaut de “Tulipe” est qu'il est trop fait et pas assez décousu, pas assez rire pour rire dans une atmosphère insensée. »

« Pièce admirable mais inachevée-stop »

Mais cette lettre, comme beaucoup d'autres, est envoyée de Sofia. Gary est loin. Le temps passe. « Littéralement dévoré de fringale théâtrale », le romancier à succès écrira une autre pièce et l'enverra à celui qu'il appelle tour à tour « maître », « ami » ou, vers la fin « Cher Louis ».Télégramme de Jouvet, le 5 juin 1950 : « Pièce très admirable mais à mon sens inachevée-stop-intrigue insuffisamment conductrice et surprenante-stop besoin vous voir et parler-stop- ».

Dernière grande lettre de Gary à Jouvet, le 4 octobre 1950 :

«J'aime l'odeur du bois-ça doit être celle du décor, ou des planches, je ne sais pas. Voyez vous, j'ai de la vie une idée Commedia dell'arte. Nous mimons notre vie et puis, brusquement conscient de la pantomime, nous interrompons le jeu en pleine action pour échanger nos impressions, devant le public des étoiles. Mais ce sentiment dell'arte poussé à l'extrême, comme dans mon cas, tue le spectacle. Il ne reste plus alors que des clowns constamment en dehors de toute action, de toute histoire perceptible, de tout sujet, des “ à part ” incompréhensibles. Je ne crée pas, je ne compose pas : j'improvise. Dans le théâtre d'aujourd'hui, donc, il n'y a pas de place pour moi. » Jouvet ne mettra jamais en scène une pièce de Romain Gary dans son théâtre de l'Athénée. Le 16 août 1951, le metteur en scène meurt dans son bureau. Deux jours avant paraissait au Journal officiel sa nomination comme « conseiller auprès de la direction générale des Arts et lettres [ancêtre du ministère de la Culture] pour les questions relatives à la décentralisation ».

« Gary-Jouvet 45-51 », un spectacle insolite

Ce dernier point sensible, cette correspondance entre le metteur en scène et l'écrivain et le recherche d'un père qui la sous-tend, des extraits de « Tulipe » : tout se mêle dans le spectacle « Gary-Jouvet 45-51 » que signe Gabriel Garran sur la scène du théâtre d'Aubervilliers qui lui reste chère. Et tout fleure bon l'amitié dans ce spectacle insolite qui va à hue et à dia. L'amitié de Jean-Paul Farré, qu'il distribue dans le rôle de Tulipe, celle d'un vieux complice de sa génération, Pierre Vial, celle du critique théâtre de l'Humanité, Jean-Pierre Léonardini, à qui il confie le rôle de Louis Jouvet. Citons encore la jeune Audrey Bonnet dont Garran -qui a l'œil- a remarqué le talent. Et puis, il ya Sava Lolov dans le rôle de Romain Gary. Et là, c'est très impressionnant : l'acteur est si présent qu'il finit par ressembler à son personnage.

Jean-Pierre Thibaudat

Article paru en mai 2010 sur Revue Arès

Gary-Jouvet 45-51

D’après la correspondance Jouvet-Gary et « Tulipe ou la Protestation » de Romain Gary

Par Nicolas BruleboisC’est l’histoire d’un double mystère. Pourquoi Romain Gary, auteur reconnu par deux prix Goncourt, grand romancier et réalisateur au cinéma, n’a-t-il écrit que deux pièces et eu tant de difficultés à le faire? Et pourquoi Louis Jouvet, al admiré de Gary, pour qui Il a écrit « Tulipe » n’a jamais voulu monter son travail?

Mises en abîme, théâtre dans le théâtre, distanciation théorique, etc. Pour quelques réussites, combien de pensums prétentieux et autocentrés ? On aime quand la création réussit à réfléchir sur elle-même, sans aboutir à des formes absconses. Sans que la mise en scène (de ses abîmes) devienne prétentieuse, à force d’ajouter une plus-value au texte qu’elle était censée faire vivre.

A priori, le projet de Gary-Jouvet 45-51 a ce je ne sais quoi d’un peu théorique, voire abstrait, suscitant méfiance : mêler une correspondance artistique entre deux monstres sacrés, aux extraits d’une pièce inconnue et jamais jouée, voilà qui est singulier… Le questionnement est le suivant : peut-on ressusciter le génie de ces deux hommes (et de Gary, en particulier), par le truchement d’un texte qu’ils considérèrent, eux-mêmes, comme faible, voire raté ?

Pari casse-gueule, mais réussi : la correspondance entre un Jouvet au faîte de sa gloire (avec tout ce que cela suppose de hiératisme) et un jeune Gary sûr de lui mais un peu vert (avec ce que ça suppose de fragilité masquée) fonctionne à merveille. Les comédiens Jean-Pierre Léonardini et Sava Lolov, qui les incarnent, ont beau jouer chacun de son côté – et pour cause : les missives, traversant l’Europe où Gary était diplomate, mettaient parfois des mois à arriver – ils arrivent à créer un genre de dialogue, et même à suggérer une tendresse entre ces deux hommes qui, pourtant ne se virent jamais, et dont les rapports artistiques n’aboutirent pas.

C’est toute l’ironie (cruelle) de ce spectacle : Jouvet commence par accueillir Gary comme un futur grand auteur dramatique, et ne suggère, d’abord, que quelques réajustements à son texte. Mais au fil des lettres, ces montages deviennent montagnes : il faudrait faire table rase et recréer des pans entiers de la pièce – chose dont Gary s’acquittera mal, par manque d’esprit dramatique ou mauvaise grâce (on ne sait pas), aboutissant à un délitement de ce lien qui semblait si fort. On comprend, au bout d’un moment, que Jouvet multiplie les contretemps artistiques, pour ne pas avoir à jouer cet auteur prometteur mais incomplet ; et Romain Gary d’en souffrir, malgré le masque de bravade…

Au milieu de ces échanges, nous découvrons donc la pièce – ou plutôt son fantôme, puisqu’elle n’exista jamais à proprement parler, dans une forme définitive : ici, le texte méconnu se met en branle et cherche sa forme au gré des modifications et ratures… Belle idée du spectacle, que de mettre au monde une œuvre avortée : la (re)naissance ne se fait pas sans heurts – on voit bien que le fœtus est un peu difforme et pas tout à fait fini ; mais il palpite d’une vie qui ne demande qu’à se parfaire, et contient suffisamment d’éléments intéressants – sur la judéité, le nouveau monde, l’opposition désabusée entre vieille Europe et jeune Amérique – pour imaginer ce que cela aurait pu donner, avec un peu de travail. Une œuvre de jeunesse avec ses défauts, son emphase – mais aussi ses promesses, ce réel potentiel dramatique que Jouvet avait cru discerner chez Gary, et que celui-ci, dans la correspondance, revendiquait pleinement, s’estimant romancier par défaut, pour n’avoir su être homme de théâtre…

De fait, on voit bien ce qui cloche dans « Tulipe » : le spectacle de Gabriel Garran, respectueux, mais pas complaisant, n’en gomme heureusement pas les tares. Des personnages hauts en couleur (notamment un européen, grimé en « nègre », planqué dans un bouge d’Harlem) mais un peu trop paraboliques (la pute qui se prend pour l’Univers ! Tulipe incarnant à lui seul l’Europe coupable et les Juifs suppliciés). Et un évident côté décousu, maladroit dans la construction. N’empêche : intercalée entre la correspondance, cette discontinuité devient acceptable, et les scènes, prises séparément, fonctionnent, contenant de beaux éclats amers, poétiques et grandiloquents – pêché de jeunesse, non exempt de fulgurances.

Il faut rendre grâce au comédien qui redonne vie au personnage mort-né de Tulipe : Jean-Paul Farré, excellent en gueux idéaliste, qui vit terré mais montre encore des aspirations gigantesques – au bonheur, à la liberté, à la réfection des Etats – qu’il craint (à juste titre) de confronter à la réalité du monde. « Né à Buchenwald », ce poids de la récente Histoire, mal cicatrisé, influe sur toutes ses actions. Et les Etats-Unis, loin d’un Eldorado libérateur, n’offrent, en retour, qu’arrestations et pendaisons…

Aux côtés de Farré, Audrey Bonnet incarne Léni, gamine prostituée pleine de rêves, qui hurle « Like A Rolling Stone » sur talons aiguilles – dans une scène limite, sur le fil du ridicule, mais finalement réussie. Pierre Vial, de la Comédie Française, est un Oncle Nat sale et chafouin, qui finira par révéler sa réalité mélancolique en butte à l’oppression – ici incarnée par le flic-juge-interrogateur Guillaume Durieux, aux inquiétantes allures de golden boy en transe, menant le monde à sa perte…

Nicolas Brulebois

Le souffleur-théâtre

Critique du 24 mai 2010. Publié le 24/05/2010 par Mélanie Chéreau

Un double mystère Gary - Jouvet 45 - 51

Une pièce remarquable de Romain Gary

La pièce commence par des extraits de « Tulipe ou la protestation e pièce remarquable, écrite juste après guerre, d’après le roman éponyme « Tulipe ». Ce texte loufoque et plein d’optimisme sur la nature humaine, nait malgré tout d’un vrai désespoir. L’humain répète-t-il sana cesse son histoire ? L’humain est-il capable d’amour de sen prochain ou uniquement de le détruire ? Où est Dieu Comment se reconstruire quand on e vécu tant de destruction? C’est quoi la différence, les noirs les blancs? Autant de questions que Tulipe, exilé européen à Harlem, Etats Unis, se pose, entouré de ses amis un faux « nègre » et sa fille. li décide de partager sa parole et se fait connaître comme gréviste de la faim. Entre messie et clochard, entre illuminé et vrai sage, Tulipe réussira à se faire entendre et à redonner l’espoir à certain, au prix de son emprisonnement et renvoi des Etats Unis.

La pièce est très bien écrite, drôle, et fine. Certains passages sont d’une grande poésie et d’une jolie sagesse, comme Romain Gary savait en distiller tout su long de ses romans. En effet fils d’émigrée russe n’ayant pas connu son père, juif et engagé dans l’aviation auprès du Générai de Gaulle, cet écrivain au destin singulier, s toujours allié écriture et vie diplomatique. Il a voyagé partout dans le monde et rencontré de nombreuses personnalités tant dans le domaine des arts que celui de la politique. Unique auteur e avoir reçu le Goncourt deux fois (la seconde sous le pseudonyme d’Emile Ajar), Il a été marié à l’actrice américaine mystérieusement disparue Jean Seberg. La vie de Romain Gai-y est un roman à elle seule et son écriture est empreinte de ses multiples expériences. « Tulipe » n’en est que les prémices et ii est étonnant que cette pièce n’ai jamais été montée.

D’une correspondance entre deux artistes...

Gabriel Garran nous aide à nous faire notre opinion En mettant en scène les deux protagonistes Jouvet et Gary à travers leur correspondance on découvre ici les rapports étranges qu’entretenaient les deux hommes. Gary très admiratif de Jouvet, ayant écrit la pièce pour lui et se remettant totalement à son avis Jouvet poli et impliqué, mais qui néanmoins rejette le travail de Gary, tout en lui vouant une sincère amitié. Pendant 6 ans Romain Gary continuera à tenter d’écrire pour le théâtre en envoyant son travail à Jouvet, se désespérant parfois, ou au contraire plein d’enthousiasme, il ne réussira jamais à convaincre un interlocuteur présent mais implacable, retrouvant toujours à redire, essayant d’aider mais jamais séduit totalement. Nous ne saurons jamais pourquoi Jouvet n’a voulu cédé, ni pourquoi Gary a perdu confiance face à ce jugement, alors qu’ailleurs il était couvert de gloire.

…à la mise en scène

Cette mise en scène est intéressante même si clic pose plus de questions qu’elle n’y répond. Je regrette le choix d’un Tulipe aussi âgé (joué par Jean Paul Farré) alors que dans la pièce il s’agit d’un jeune révolutionnaire. Je regrette aussi une mise en scène un peu classique, un brin figée avec quelques anachronismes étranges (la jeune femme en jean qui chante les Rolling Stones alors que tous les autres sont « 50’s ») et une certaine lenteur qui s’installe au fil des lettres. Malgré tout c’est vraiment un cadeau de recevoir ces échanges épistolaires et de donner vie à une pièce totalement sous estimée, qui nous le souhaitons, sera un jour montée en son entier et redonnera à Romain Gary la légitimité qu’il aura toujours attendu, d’écrire pour le théâtre.

Mélanie Chéreau

l'Humanité Article publié le 10 mai 2010

Entre Jouvet et Gary, l’impossible réconciliation

Gabriel Garran retrouve le théâtre de la Commune dont il fut l’un des pères fondateurs et présente Gary-Jouvet 45-51, échange épistolaire entre ces deux figures du théâtre.

À l’avant-scène, Jouvet (Jean-Pierre Léonardini) s’avance, seul. Nous sommes en 1945. Il accuse réception de Tulipe, ouvrage envoyé par l’entremise de l’éditeur Calmann-Lévy d’un jeune homme à l’écriture fougueuse, Romain Garry (Sava Lolov). Le ton est sec, cruel parfois même s’il laisse transparaître un intérêt véritable pour cette pièce invraisemblable dont le héros, maquisard, survivant des camps, a trouvé refuge à Harlem, chez ses frères de misère noirs. À l’arrière-plan, un plateau incliné, sorte de radeau de la Méduse, où se jouent des fragments de la pièce justement. On y retrouve les trois principaux protagonistes : Tulipe (Jean-Paul Farré), Oncle Nat (Pierre Vial) et Léni (Audrey Bonnet) une sorte de Sainte Trinité jetée sur les trottoirs de Harlem, « un anarchiste escroc international, un apatride allemand et une prostituée », selon les termes de l’Interrogateur (Guillaume Durieux), figure du maccarthysme à venir.

Gabriel Garran procède par entrelacements entre la correspondance des deux hommes, têtue et enthousiaste pour Garry, polie et distante pour Jouvet, et des fragments de la pièce qui finissent par se retrouver en un point ténu quelque part sur la ligne d’horizon que dessine cette mise en perspective théâtrale. On devine la fascination, l’attrait qu’exerce cette pièce dont le propos, irrévérencieux, la liberté de ton et de plume et les thèmes politiques abordés sont jouissifs. On éprouve au plus profond de soi combien la correspondance Garry-Jouvet éclaire cette pièce sous un autre jour à la lumière du parcours de ces deux hommes. L’un résistant, pilote dans la RAF, diplomate, écrivain, figure de l’intellectuel flamboyant. L’autre centré, recentré sur son travail d’acteur et de directeur de théâtre, revenant d’un long périple sud-américain qui découvre, à son retour, l’horreur de l’occupation, des camps, des massacres, de la destruction. Et doit éprouver un sentiment de culpabilité qu’il n’ose s’avouer. Garry cherche un père en théâtre. Il croit le trouver en la figure de cette statue de commandeur qu’est Jouvet qu’il admire par-dessus tout. Jouvet voudrait mais ne peut. À cause de ce gouffre dont il sait, avec perspicacité, lucidité, que jamais rien ne pourra le combler.

La mise en scène de Garran repose sur ces allers-retours incessants et sur ce fragile équilibre, sur cette alchimie entre ce qui relève du théâtre et de la correspondance. Et la petite musique qui nous emporte vers ces rivages où les hommes d’honneur révèlent là leurs questionnements, leurs tâtonnements et les déchirements dont ils sont la proie incessante. Seule la mort de Jouvet viendra mettre un point final à cet échange qui s’apparente à deux longs monologues devant l’impossibilité de se retrouver au théâtre, le seul lieu où les hommes peuvent communier au-delà des croyances, dialoguer au-delà des divergences éthiques et politiques. M.-J. S.

Art & Scènes // Théâtre Article publié le 10 mai 2010 Une chronique de Marine

Gary-Jouvet 45-51

Gary est l’homme de lettres, Jouvet l’homme de théâtre. Ce qui les unit ? Un amour inconditionnel pour les mots et la vérité qui peut les agiter, les traverser, en émaner. En 1945, au sortir de la guerre, Romain Gary s’interroge sur la forme théâtrale et soumet sa première pièce, Tulipe ou la Protestation, à l’œil incisif de Louis Jouvet. Que la pièce commence.

La correspondance entre Jouvet et Gary ne cessera qu’à la mort du premier. Entre 1945 et 1951, une amitié bâtie sur la confiance et la rigueur tout aussi bien morale qu’intellectuelle se noua entre « le Patron » du théâtre français et un jeune diplomate atteint d’une fringale d’écriture. Gary le dit lui-même dans une de ses lettres : « je suis rendu muet par l’incohérence des choses que j’ai à dire ». Tant de personnages, tant d’images se bousculent en lui, qu’un jour il se décide à rendre plus vivants encore ses écrits en tentant de les porter sur scène. Jouvet sera le premier lecteur de cette pièce. Dans un premier temps enjoué, il finira par renoncer à la mettre en scène. Il manquerait, selon lui, une intrigue, un thème, des personnages.

Le génie du metteur en scène Gabriel Garran réside en la construction parfaite de cette pièce. A droite de la scène se tient dans un halo de lumière Louis Jouvet, assis dans un fauteuil de théâtre rouge. A gauche, Romain Gary lui répond, auréolé de la même lumière crue. Au centre se joue, entre deux échanges épistolaires, Tulipe ou la Protestation. Dans une sorte de mise en abyme, Garran donne la parole aux personnages de cette pièce de Gary qui, justement, fait l’objet de la correspondance épistolaire, et signera l’incompréhension finale qui résidera toujours entre les deux hommes. L’homme de théâtre cherche un fil narratif clair, des traits de caractères, un thème qui se dégagerait nettement de la pièce. L’homme de lettres ne peut parler que des « apatrides », des « à part » comme il les nomme lui-même, des êtres « incompréhensibles ». Des hommes noirs, juifs, rescapés des camps, des êtres en souffrance. Mais sans cadre, sans rigueur, Jouvet ne trouvera pas la justesse qu’il cherche, et ne pourra que féliciter le jeune auteur d’une si grande clairvoyance, d’une si juste finesse.

Au milieu de la scène trônent donc Tulipe et ses acolytes. Apatrides, anticonformistes, ils nous feraient presque oublier ce qui les a menés sur la scène du Théâtre de la Commune, à savoir la correspondance entre Gary et Jouvet. Car il faut l’avouer désormais : nous ne saurions dire si l’aspect le plus fascinant de cette pièce est l’échange épistolaire lui-même ou le prétexte initial de cet échange, ce fameux Tulipe et ses mots qui interrogent encore aujourd’hui. La modernité du texte de Romain Gary résonne profondément car elle n’est pas sans rappeler, loin s’en faut, le théâtre d’un Brecht, d’un Ionesco. Absurde, vivante, bouleversante et moderne, car dénonçant de façon poétique et juste une civilisation en souffrance et en déroute, la pièce de Romain Gary est à découvrir sans modération, comme le reste de son œuvre.

Marine

Le Temps - Février 2008 - Par Alexandre Demidoff

Quand Louis Jouvet et Romain Gary s’épiaient

Six acteurs font parler deux artistes épris d’absolu dans la France de l’après-guerre

On ne les soupçonnait pas d’avoir été si proches. De s’être estimés, reconnus, aimés. Trop d’écart a priori. Entre 1945 et 1951, l’acteur metteur en scène Louis Jouvet et le jeune écrivain Romain Gary s’écrivent. Le premier est un commandeur de la scène encensé. Sa gloire, il la doit autant aux grandes pièces de Jean Giraudoux qu’il révèle et magnifie avant-guerre qu’à son interprétation en 1936 de L’Ecole des femmes de Molière. Romain Gary, lui, a fait vœu d’épouser la France du général de Gaulle. Enfant, il a vécu le désordre de l’exil: la Russie où il naît, l’Europe centrale où il passe, la France où il s’ancre et où il s’embrase au service de la Résistance.

Qu’est-ce qui pousse Romain Gary, 31 ans en 1945, et Louis Jouvet, 58 ans alors, à s’épier d’une lettre à l’autre? La passion pour le talent littéraire qu’avait l’homme de théâtre. Louis Jouvet était attiré par les félins de la page. Le souffle de Gary le touche. Dans son écrit ure, il y a la douleur de l’époque, 1e panache aussi d’une génération violentée par la guerre mais qui n’a jamais capitulé. Dans ses premiers textes, il raconte une jeunesse affamée d’idéal au milieu de bois gelés. La nuit nazie est sa toile de fond, son obsession. A cette calamité, il oppose la fraternité, le transport amoureux entre deux rafles. Il a des élans, il n’a que ça et c’est inestimable: la chair console, jure-t-il, le tombeau n’est rien quand une femme vous possède.

Un héros qui ressemble à Gary

A l’origine de cette correspondance Jouvet-Gary, une audace de jeune secrétaire d’ambassade à Sofia. En juin 1946, Gary, en poste en Bulgarie, fait parvenir au maître un roman et une pièce. Louis Jouvet répond. Un dialogue naît. Au cœur de la relation, Tulipe, héros de fiction qui attend de voir le jour sous les feux de la rampe. Le personnage ressemble à Gary: il a subi l’enfer du camp, il cherche à se refaire à Harlem.

L’acteur est tenté de monter cette fantaisie sur les rives de la folie. 11 est persuadé que le romancier d’Education européenne est de la race des ventriloques, de ceux qui font parler leur temps. D’une lettre à l’autre, il l’exhorte à passer à Pacte. Gary tangue. En 1951, Jouvet meurt, sans avoir vu son vœu s’exaucer. Cet échange entre goûteurs d’absolu était ignoré. Le metteur en scène français Gabriel Garran lui donne aujourd’hui sa résonance. Six acteurs, dont Dominique Pinon, oscillent entre théâtre rêvé et portrait d’époque. Ils jouent des lambeaux de Tulipe ou la Protestation.ils silhouettent surtout deux figures qui pensaient que l’art éclaire quand le gouffre menace.

Alexandre Demidoff

"Signé Tesson"

Le Figaro Magazine du 15 mai 2010

L'EXPRESS du 15 mai 2010