Archives du TILF

Les archives du Théâtre International de Langue Française

1985 - 1986 NAISSANCE

Une vie, elle même, se fragmente en multitudes d’épisodes... Ce qu’on sait d’un individu se compose de fragments épars... Un inconnu est un fragment perçu à un ou plusieurs moments... D’une œuvre lue, vue ou entendue ne persistent que les fragments... Nos gestes, nos réflexes, nos attitudes sont des projections fragmentées de nous... Le cosmos dont nous sommes fragments est un immense assemblage de fragments... On n’en finit pas dans le microcosme de découvrir l’infini de la fragmentation... L’œuvre d’art, la machine, l’être vivant sont faits de fragments... La particule, voilà le point de départ et tout est fragment... Toute totalité, tout achèvement n’aboutit qu’à un fragment...

Gabriel Garran

EDITORIAL

A l’heure où l’on n’a jamais tant parlé de prise de risque, d’innovation, d’esprit d’initiative, c’est d’enjeux neufs, d’un regard “autre” dont nous avons besoin. C’est là le chemin emprunté par le THÉÂTRE INTERNATIONAL DE LANGUE FRANÇAISE.

Faire apparaître l’existence d’un champ nouveau d’investigation à partir de l’imaginaire de la langue française, s’ouvrir à un répertoire inspiré des écritures de la francophonie, permettre des convergences, des collaborations, stimuler des expériences, des confrontations, telle est par le jeu de nos créations, de nos connivences, de nos circulations, notre raison d’être.

Située hors des structures patentées et des clivages traditionnels, il va de soi qu’une telle dynamique repose sur un ensemble de compréhensions, de soutiens, d’attitudes solidaires, cessant de séparer français et francophones, et prenant acte de l’aptitude itinérante de notre langue.

Nous vivons une mutation du destin historique de la langue française. Elle aboutira, en fin de siècle, à ce que, sur deux personnes en usant quotidiennement, l’une sera métropolitaine, l’autre ne le sera pas. Que l’on songe au français d’Amérique du Nord, aux expressions caribéennes, antillaises, de l’Océan Indien, à la vitalité wallonne, à ce qui persiste autour du bassin méditerranéen, et à l’émergence actuelle d’une littérature française d’Afrique Noire...

Au fur et à mesure de notre évolution, de nos initiatives, je souhaite que chaque événement apparaisse comme un maillon d’une proposition d’ensemble.

Gabriel Garran

De haut en bas : Pascale Roze - Patrick Guflet - Nathalie Kourouma - François Campana - Corinne Zaidenban - Isabelle Van Velden - Gabriel Garran

Fragments d'une lettre d'adieu

Je Soussigné Cardiaque de Sony Labou Tansi

Mise en scène de Gabriel Garran

Décor et costumes de Pierre Dios

Musique et son de Norbert Aboudarham

Lumière de Jean-Jacques Bouhon

Avec : Pascal N’Zonzi - Félicité Wouassi - Vivtor Garrivier - Christine Sirtaine

Tola Koukoui - Sonia Emmanuel - Baaron - Gilbert Massala

Crée au Théâtre National de Chaillot du 10 au 20 octobre 1985

A propos de sa mise en scène :

Au centre du plateau, un homme. Son espace, la solitude d’une cellule. Sa langue, la nôtre.

Dans cet enfermement, lieu unique, sous l’éclairage voulu d’une faille, la représentation est conçue comme une boucle. Début et fin coïncident. Fin d’une existence, la hantise est obsessionnelle, le corps n’est plus qu’un cracaht, le verbe devient profération.

Mallot Bayenda, instituteur d’une mythique république populaire du Lebango, glisse en arrière. Brèche sur ses dernières rencontres, les étapes de son exclusion, soliloque traversé d’ombres vivantes, de visages de femmes douces et tentantes. Argent, corruption, connerie, arbitraire, les mailles se sot resserrées sur lui.

L’image rebelle de Mallot beyanda, « coupable sur commande » explore par les voies de l’introspection et du délire les chemins qui vont de l’intransigeance au triomphe amer de la vénalité. Le fil conducteur est le ré enfantement, avant la mort. Mais Mallot peut-il, à l’image de son pays qu’il considère comme « le plus gros producteur mondial de vide » accoucher lui même ?

Il s’agit ici d’aller au devant d’une autre dramaturgie, congolaise, fille lettré d’une tradition orale se réappropriant sous l’Equateur africain les sinuosités d’une littérature qui va de Ronsard à Céline.

Gabriel Garran

Sony Labou TANSI à propos de Gabriel Garran :

C’est presque par hasard qu’en 1984 Gabriel Garran atterrit au milieu des latérites rouges en pays bagan-gala à Mindouli pour voir « La Peau cassée » une de mes pièces. La même nuit, Gabriel assistera à un spectacle du Kingilizia ou théâtre de la guérison et mangera avant le lever du jour le mouton offert aux spectateurs venus de Paris. Quand il fait l’essentiel, le hasard sait se retirer pour laisser la place à ce qui est plus fort que lui, c’est-à-dire le concours des espérances. Parler de Gabriel pour moi devient parler d’une âme-sœur et d’un ami dont j’ai vu tant de mises en scènes, un créateur avec qui j’ai rêvé autour de tant de projets et envisagé cent possibilités de faire bouger la nature humaine par le biais du métier dont nous mourrons amoureux : le théâtre.

Sony Labou Tansi-Congo (1947-1995)

Le bal de N'Dinga

Mise en scène Gabriel Garran

Assistant Henri Delmas

Avec :

Jean-Pierre Mpendje : Pascal N’Zonzi - Angélique : Christine Sirtaine

Van Bilsen: Henri Delmas - N’Dinga : Marius Yelolo

Le musicien : Jack Robineau

Le Bal de N’Dinga se présente dans l’œuvre de Tchicaya U Tam’ Si sous forme d’une narration lyrique à quatre voix. Il fait référence à un évènement bien précis, le premier jour de l’indépendance du Zaïre. N’Dinga, le laveur de sol, a la tête qui tourne... Ce soir, jour de liesse, il s’offrira la belle et vénale Sabine pour laquelle il a économisé 3 mois de salaire. Il fredonne "Indépenda-Cha-Cha" et danse sur cet air à la mode qui a effectivement accompagné et porté les espoirs du mouvement indépendantiste. Pauvre N’Dinga, son histoire est celle de l’Afrique : espoir, danse, déception, absurde de la mort.

Le Monde du 12 novembre 1988

L’Homme Gris de Marie Laberge

Mise en scène de Gabriel Garran

Décor de Jean-Claude de Bemels

Costumes d’Amahi Desclozaux

Lumière de Franck Thevenon

Espace sonore de Pierre-Jean Horville

Concept vidéo de François Campana

Avec :

Claude Pièplu - Hélène Lapiower

Crée à la MC93 de Bobigny du 12 février au 23 mars 1986

Marie Laberge à propos de L’Homme Gris :

Les possibles ravages de l’amour (extrait)

J’ai écrit L’Homme Gris sous le coup d’une sorte d’obsession visuelle : sans savoir où allait cet homme et ce qu’il voulait réellement, je le voyais constamment entrer dans le motel, pressé par la pluie et par sa mauvaise humeur, tenant ses deux boîtes de poulet à bout de bras et se retournant vers la porte ouverte sur l’orage et sur sa fille pour appeler celle-ci sans dire la totalité de son nom.

Je savais d’où il venait, je savais bien sûr qu’il était allé la chercher cette jeune femme si dérangeante pour la « sauver » et que cette nuit terrible serait l’aboutissement de son entreprise souterraine : achever la destruction morale de sa fille, achever cette mise à mort par la parole, et cela, en toute inconscience et avec bonne foi.

L’inconscience m’a toujours profondément dérangée, comme s’il s’agissait d’un couteau implacable qui perpètre des meurtres sans jamais que sa lame soit souillée. Pas de sang, pas d’odeur : ah, si Lady Macbeth avait su…

(…)

L’Homme Gris n’est pas l’histoire de Roland Frechette, ce n’est pas un one man show. C’est l’histoire d’une enfance (de deux enfances, en fait) terrible parce qu’elle a une apparence parfaite et qu’elle parfaitement détruite par cette perfection même. Toutes les normes extérieures de l’éducation d’un enfant ont été respectées. Et pourtant…

Le défi théâtral consistait à faire comprendre tout le drame sans que Christine ait à formuler un seul reproche (même muet) ou à expliquer quoi que se soit. Selon moi, elle n’a pas l’assurance nécessaire pour blâmer qui que se soit, sauf elle-même. Il fallait donc que le public s’identifie à elle, ne la perde jamais de vue et n’oublie jamais ce qu’elle ressentait. Sa présence, son écoute attentive (et quelque fois blessée) des paroles de son père devaient, grâce à l’identification du public à sa vulnérabilité, mettre en relief l’inconscience de Roland et rendre celle-ci insupportable pour le public.

Marie Laberge 1995

Ce texte m’a été remis par Marie Laberge, un soir de mars 1985, sur le quai de Louvain-la-Neuve, sous les reproductions de l’univers ferroviaire de Paul Delvaux décorant les murs de la station.

Je l’ai lu la nuit suivante dans l’innommable train postal qui relie nocturnement Bruxelles à Paris. Lecture d’une traite. Saisi par la fulgurance de l’écrit, j’ai eu à cœur de faire connaître en France, et l’auteur et la pièce. L’accueil fait à l’audition de fin juin à Beaubourg, pour accompagner la rencontre Gatti-Garneau, m’a conforté dans cette entreprise.

Après le congolais, Sony Labou Tansi, c’est donc Marie Laberge qui entre au répertoire du Théâtre international de langue française. Peintre émotive du « mal-aise », du besoin véhément de relation véridique, elle a l’art de se glisser sous la peau des êtres qu’elle décrit, d’en saisir l’intime et le violent.

Le huit-clos où se situe le rapport père-fille se jouera sur l’opposition inaffective de ce duo, la jovialité effrayante de « l’Homme Gris » comblant le vide relationnel, le trop-plein du parlé, l’excès de mutisme de la partenaire, la pathologique du langage face à la solitude autistique.

Avec le décorateur Jean-Claude de Bemels, j’envisage de m’appuyer sur la modulation du dedans et le dehors. « Dehors » de ce motel à la Paris-Texas, où la nuit et les phares de lumière de la route syncopent le tête à tête oedipien ; diversion du sonore et des images télévisuelles et, autre forme du dedans-dehors, l’ouverture sur cette bouche aspirante, aseptisée qu’est la salle d’eau.

Décor réaliste, promiscuité gênante, unité de lieu, unité de temps, que nous recevons par le biais d’un regard concret et mental, avec les ruptures et glacis de lumière (abat-jour, plafonnier, lueurs de la fenêtre, éclairage blafard de la salle d’eau, découpe des portes).

Œuvre essentiellement de climat, l’enjeu de ce huit-clos où s’enferment un assoiffé de paroles et de Gin et une introvertie repliée sur son silence glissera jusqu’à la folie homicide, d’ou la recherche d’une bascule, d’un vacillement par des moyens scénographiques appropriés.

Gabriel Garran 1986