Arthur Adamov

EXTRAITS DE : «RENDEZ-VOUS ARTHUR ADAMOV» (1908-1970)

LE PARLOIR CONTEMPORAIN

« J’entends l'appel de ce qui a besoin de moi pour être dit »

Colloque et lectures présentés par Gabriel Garran

Ce colloque s'est tenu le samedi 18 octobre 2008 à 19H00 et le dimanche 19 octobre 2008 à la Cité Européenne des Récollets - Maison de l’Architecture

Lire ici : "Les Retrouvailles"


Le monde visible et le monde invisible


Le théâtre tel que je le conçois est lié entièrement, et absolument à la représentation.

Je demande à ce qu’on s’efforce de purger ce mot représentation de tout ce qui s’attache à lui de mondanités, de cabotinage, et surtout d’intellectualité abstraite - pour lui restituer son sens le plus simple.

Je crois que la représentation n’est rien d’autre que la projection dans le monde sensible des états et des images qui en constituent les ressorts cachés.

Une pièce de théâtre doit donc être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent. Autrement dit la mise en évidence, la manifestation du contenu caché, latent, qui recèlent les germes du drame.

Ce que je veux au théâtre et ce que j’ai tenté de réaliser dans ces pièces, c’est que la manifestation de ce contenu, coïncide littéralement, concrètement, corporellement avec le contenu lui-même.

UN THEATRE VIVANT - C’est à dire un théâtre où les gestes, les attitudes, la vie propre du corps ont le droit de se libérer de la convention du langage - de passer outre aux conventions psychologiques, en un mot d’aller jusqu’au bout de leur signification profonde.

Je vois apparaître une dimension dont le langage seul ne peut rendre compte mais en revanche, mais pris dans le rythme du corps devenu autonome, alors les discours les plus ordinaires, les plus quotidiens retrouvent un pouvoir que l’on est libre d’appeler encore poésie, et que je me contenterai de dire efficace.

Par langage courant, je n’entends pas un langage réaliste ni un argot d’une fallacieuse brutalité. J’entends une manière de prendre les mots les plus simples, les plus délavés par l’usage, en apparence les plus précis, pour les restituer leur part d’imprécision innée.

Je demande au lecteur un effort que je sais difficile: imaginer la représentation au cours de la lecture.

Je... Ils

L’Arbre du langage


Je ne crois pas, en exposant mon cas, avoir cédé à une lâche complaisance. Je n’aurais jamais livré ces pages en pâture à tous si je n’étais sûr que chacun pût y reconnaître son tourment. La névrose étant, par nature, grossissement et exagération d’une tare universelle qui existe à l’état embryonnaire en tout être humain, mais dont elle multiplie et renforce les effets, mon mal, de par son caractère propre, devient exemplaire.

Je sais que la chair est la part d’ombre opaque du monde.

En ce temps où s’effondre dans le chaos toute grandeur architecturale, au sein de la confusion, la pensée vivante ne peut plus se couler dans le moule d’une forme quelle qu’elle soit, se soumettre à un seul mode d’expression. La nouveauté sauvage de la pensée doit faire jaillir un cri où se mêleront, méconnaissables, toutes les trouvailles anciennes et les découvertes engendrées par l’angoisse.

Je me suis appliqué à creuser sans relâche, dans la chair profonde de l’arbre du langage perdu. J’ai essayé de remonter aux sources sacrées par où l’origine des mots rejoint la divinité dans la nuit. Je dis bien : remonter, car l’arbre du langage est un gigantesque

organisme inversé qui prend racine non pas en bas, non pas dans les profondeurs de la terre, mais en haut, aux sources du ciel.

Le problème du langage est essentiel, encore qu’il ne soit pas, comme je croyais, le premier de tous. Je ne regrette pas de lui avoir accordé une si large place. Je persiste à attendre de l’étymologie des révélations perpétuelles. Mais je n’aurais pas dû m’arrêter là. Poète est celui qui se sert des mots moins pour dévoiler leur sens immédiat que pour les contraindre à livrer ce que cache leur silence.


Paris libéré. Artaud aussi


1945. Paris. Nous apprenons l’existence des camps d’extermination, des fours crématoires. Honteux, quelque temps, de ne pas avoir fait de la résistance.

Je lis La Nausée de Sartre. J’ai aimé ce livre, je l’aime encore.

Marthe Robert et moi décidons d’aller voir Antonin Artaud, oublié de tous, «en traitement » à l’asile de Rodèz depuis le début de la guerre.

Nous trouvons Artaud affaibli, terrifié. Un jour il laisse tombé devant nous quelques livres appartenant au directeur de l’asile, le docteur Ferdière. Il veut ramasser les livres, n’y parvient pas, tremble de tous ses membres, nous lui venons en aide.

Il nous raconte sa vie à Rodez, accuse le docteur Ferdière: «Si vous n’êtes pas sage Monsieur Artaud, on va vous faire encore des électrochocs. »

Dans le train du retour, Marthe pleure, nous nous jurons elle et moi, de sortir Artaud de Rodez. Nous y parvenons moyennant une caution d’un million et quelques.

Vente aux enchères, menée par Pierre Brasseur. Donateurs: Braque, Picasso, Giacometti, Sartre, Simone de Beauvoir.... Séance au profit d’Antonin Artaud au théâtre Sarah-Bernhardt ? Y participent Jouvet, Rouleau, Dullin, Cuny, Blin...

Artaud, le visage traversé de tics, ravagé, ridé, la bouche édentée, mais dont tout à coup s’échappait une voix retentissante, hurlante.

Nous noyés dans ses mots.

Le suicide d’Antonin Artaud au chloral (l’arme massive).

Sortie du métro Maubert Mutualité, un aveugle mendie. Deux midinettes passent, fredonnant la rengaine bien connue: «J’ai fermé les yeux c’était merveilleux ». Elles ne voient pas l’aveugle, le bousculent, il trébuche. Je tiens l’idée de la pièce que je veux écrire: La Parodie. « Nous sommes dans un désert personne n’entends personne. » (cf Flaubert).

La Parodie pièce d’une construction douteuse mais c’est ma première pièce, elle est donc riche, vraie.

Marthe me fait connaître Jacquie T., celle que j’aime, celle qui sera le Bison.

Mots Émaux et Maux D’Arthur Adamov

Citations recueillies par Gabriel Garran

· Je propose un théâtre qui se crée son propre monde imaginaire, sa propre religion, son système chimérique, mais reproduisant aussi les institutions de l’humanité sous un aspect défiguré.

· Ecrire, c’est l’horreur. Ne pas écrire, c’est la terreur

· Le seul courage, c’est d’écrire à la première personne du singulier

· J’entends l’appel de qui a besoin de moi pour être dit

· Les mots, ces gardiens du sens, les mots ne sont pas immortels, invulnérables. Ils sont revêtus d une chair saignante et sans défense. Comme les hommes, les mots souffrent

· Ecrire, je dois écrire, coûte que coûte, en dépit de tout et de tous.

· Le langage a été créé pour glorifier, pour énoncer, et non pour dénoncer

· J’entends une manière de prendre les mots les plus simples les plus délaissés par l’usage, en apparence les plus précis, pour les restituer leur part d’indécision précise.

· L’arbre du langage est un gigantesque organisme inversé qui prend racine non pas en bas, non dans les profondeurs, mais en haut, aux sources du ciel.

· Poète est celui qui se sert des mots moins pour dévoiler leur sens immédiat que pour les contraindre à livrer ce que cache leur silence

· Que le verbe m’abandonne et aussitôt je ne tiens pas debout

· Les mots sont les dernières bouées de sauvetage de ce monde qui s’en va

· Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne peux le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu. Maintenant il n’y a plus de nom. Je suis séparé ...

· Je dis que l’homme est un écarté. Et pas seulement un écartelé, un crucifié.

· Je me suis mis au ban de la société. Du corps social, comme dans l’amour, je suis exilé du corps de la femme

· Si je me tais, c’est seulement parce que je ne puis plus offrir mes sanglots

· Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but. Passer outre aux frontières personnelles. Crever l’opacité de la peau qui le sépare du monde

· La castration est le châtiment par excellence. Châtier, châtrer, double aspect au même sens originel

· Je sais que la chair est la part d’ombre du monde

· Je suis comme une flèche flamboyante qu’on laisse devant soi, puisqu’elle s’arrête, tombe en arrière et s’éteint dans un espace vide d’air

· L’alcool a maintenant attaqué mon corps. Je pèle. J’ai de longues marques noires sur les mains, le visage, je décide de me faire désintoxiquer

· La névrose touche à la fois la sainteté et la folie par leur point commun : l’idée fixe

· Aujourd’hui il ne reste plus à l’homme que cette tâche: arracher toutes les peaux mortes, se dépouiller jusqu’à se trouver à l’heure de la grande nudité

· Chaque homme est étouffé d’autant de reflets de lui- même, de fantômes, qu’il existe de lui d’images engendrées par l’opinion des autres

· Je n’ai fait jusqu’ici que des ébauches. Autant que j’ai essayé de balbutier, je dois maintenant donner une forme

· L’inconscient de chacun est encore préhistorique

· Le rêve, c’est le grand mouvement silencieux de l’âme au long des nuits

· Qu’on le veuille ou non, il y a entre la névrose obsessionnelle et l’art un rapport indiscutable

· Le théâtre à mon avis, c’est l’art du temps et de la progression dans le temps

· Le temps se présente comme un phénomène irrationnel, réfractaire à toute formule conceptuelle, d’autre part dès que nous essayons de nous la représenter, il prend d’une façon l’aspect d’une ligne droite

· Il s’agit de trouver un théâtre absolument orienté et absolument ouvert qui montrerait la connotation réelle entre le monde dit onirique et le monde objectif

· Une pièce de théâtre doit être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent

· Tout ce qui ne relie pas l’homme a ses propres fantômes, mais aussi à d’autre hommes, et partant à leurs fantômes dans une époque donnée, elle non fantomatique, n’a pas le moindre intérêt ni philosophique, ni artistique

· Les gestes, les attitudes, la vie propre du corps ont le droit de se libérer de la convention du langage, de passer outre aux conventions psychologiques, en un mot d’aller jusqu’au bout de leur signification profonde

· Au cours de l’histoire littéraire, la poésie s’est classée volontairement et consciemment en dehors de la pensée rationnelle, mais c’était, alors pour se manifester avec d’autant plus de violence comme force de l’art

· Tout ce que je sais, c’est que je veux étendre mes bras comme les branches d’un arbre

· Du temps où je lisais beaucoup Rilke, je voyais comme lui à chaque tournant de rue un clochard qui me faisait un signe de connivence : allons ne triche pas, tu es des nôtres

· Il est terrible de perdre ce que l’on a écrit. C’est alors perdre l’illusion de la continuité psychique, seule garante de la personnalité devant le chaos et la folie.

· Je n’ai pas su insérer mon existence particulière dans la vie universelle. La femme, je ne l’ai jamais possédée, Je n’ai pas d’enfant

· Et pourtant les deux plaies essentielles qui rongent le monde, il est encore possible de les nommer. Je les démasque : confusion, séparation

· Une époque qui ne se sert que du sacré que pour l’avilir par là même est jugée. Qu’il soit possible de faire du. pentacle de Salomon une marque infamante donne la mesure de l’ignominie de ce temps.