Les cinq sources dont parle Empédocle

᾿Εμπεδοκλῆς

lectures d’Empédocle

J.-C. Picot

J.-C. Picot, « Les cinq sources dont parle Empédocle », Revue des études grecques, 117(2), 2004, p. 393- 446. Corrigenda in: Revue des études grecques, 118 (1), 2005, p. 322-325. (Principaux fragments étudiés : Fr. 143, 138, 62.3, 89, 110.2, 24, 35.1, 99, 4.2, 21.2, 71.)

Lors de la recomposition en urgence de cet article, après l'incendie de l'imprimerie travaillant pour la Revue des études grecques (décembre 2004), des erreurs touchant notamment le texte grec se sont introduites. Les corrigenda ont été publiés dans le numéro suivant de la Revue. Il m'est alors apparu que le lecteur devait pouvoir avoir accès à une version, non publiée, qui lui éviterait d'avoir recours aux corrigenda. Par ailleurs, j'apporte un extrait du Marc. gr. Z 307 fol. 13 v°, lignes 8 à 11 avec la localisation des zones de grattages.

Une version anglaise de la première partie de cet article a été publiée dans Organon, voir http://www.ihnpan.waw.pl/redakcje/organon/41/8_picot.pdf .


Extrait du Marc. gr. Z 307 fol. 13 v°, lignes 8 à 11. Théon de Smyrne cite Empédocle (DK 31 B 143), avec en surcharge les zones de grattage.


Les cinq sources dont parle Empédocle *

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Résumé. — Dans son ouvrage sur l’utilité des mathématiques, Théon de Smyrne cite Empédocle à côté de Platon. Le contexte de la citation est la préparation nécessaire à la connaissance philosophique. H. Diels a reconstitué la parole d’Empédocle sous la forme d’un seul vers (fr. 143), qu’il a affecté aux Catharmes : κρηνάων ἄπο πέντε ταμόντ ᾿ < ἐν > ἀτειρέι χαλκῶι. Selon l’interprétation de Diels, Empédocle enjoint de se purifier du crime d’avoir mangé de la chair animale, en puisant dans un bronze indestructible (< ἐν > ἀτειρέι χαλκῶι) l’eau de cinq sources (κρηνάων ἄπο πέντε). Un examen récent du manuscrit de Théon conservé à Venise conduit à remettre en cause le vers imaginé par Diels, et plus particulièrement la finale < ἐν > ἀτειρέι χαλκῶι. Il s’ensuit une nouvelle interprétation qui, à la différence de celle de Diels, tient mieux compte du mouvement de pensée qui conduisit Théon à citer Empédocle. Les cinq sources seraient les données des sens. « En coupant à partir de cinq sources » constituerait une image des travaux d’irrigation de jardins ou de vergers, et illustrerait la façon dont les connaissances peuvent s’accroître. Cette interprétation peut s’accorder avec divers fragments d’Empédocle, appartenant à la Physique. Il en ressort que la place de κρηνάων ἄπο πέντε ταμών ne serait pas dans les Catharmes, mais dans la Physique. Le fragment 138 (χαλκῷ ἀπὸ ψυχὴν ἀρύσας), que Diels associe au fr. 143 et qu’il attribue à Empédocle, n’est pas une parole d’Empédocle.

ABSTRACT. — In his work Expositio rerum mathematicarum ad legendum Platonem utilium, Theo of Smyrna quotes Empedocles alongside Plato. The context of his quotation is the preparation needed for the attainment of philosophical understanding. H. Diels has transcribed the words allegedly used by Empedocles in the form of a single complete verse (fr. 143), which he placed in the Katharmoi: κρηνάων ἄπο πέντε ταμόντ ᾿ < ἐν > ἀτειρέι χαλκῶι. Diels’ belief is that Empedocles urges his followers to purify themselves of the crime they have committed in consuming the flesh of animals, and that they should do so by drawing water ‘from five sources’ (κρηνάων ἄπο πέντε) in a vessel of ‘imperishable bronze’ (< ἐν > ἀτειρέι χαλκῶι). A fresh examination of the manuscript of Theo’s treatise in Venice leads, however, to a re-evaluation of the verse that Diels has ascribed to Empedocles, and in particular casts doubt on the final words of Diels’ verse: < ἐν > ἀτειρέι χαλκῶι. This yields a new interpretation of Theo’s quotation, which differs from that of Diels in taking full account of the sequence of ideas leading up to the use that Theo makes of Empedocles. In that context, the ‘five sources’ are the objects of the five senses. ‘Cutting from five sources’ is to be taken as an image of the artificial irrigation of gardens or orchards, and is intended as an illustration of how knowledge drawn from our senses may be increased. Such an interpretation fits in happily with various fragments attributed elsewhere to Empedocles and taken from the Peri physeos. The words κρηνάων ἄπο πέντε ταμών should be placed with those same fragments, in the Peri physeos, and not in the Katharmoi. The words which Diels gives as fr. 138 (χαλκῷ ἀπὸ ψυχὴν ἀρύσας) and which he associates with fr. 143 do not belong to Empedocles at all.

Depuis plus d’un siècle, un lien est censé être établi entre un fragment de vers, anonyme, cité par Aristote dans la Poétique et un vers nommément attribué à Empédocle, cité par Théon de Smyrne, philosophe et mathématicien du moyen platonisme [1]. Sans entrer pour l’instant dans trop de détails, je voudrais brosser un rapide historique de l’édition de ces deux passages, afin de traiter ensuite les questions qui font l’objet du présent article : (1) quelle est la véritable parole d’Empédocle dans la citation de Théon ? (2) quel est le sens de cette parole ?

J. Vahlen, en 1873, fut le premier à vouloir établir un lien entre la citation d’Aristote et la citation de Théon. Il rapprocha la citation d’un auteur anonyme, ταμὼν ἀτειρέι χαλκῷ, lue dans la Poétique 1457 b 14 et le passage suivant lu dans l’introduction à l’arithmétique de Théon de Smyrne (p. 21, édition de J. J. de Gelder) [2] :

ὁ μὲν γὰρ ᾿Εμπεδοκλῆς, κρηνάων ἀπὸ πέντ᾿ ἀνιμῶντα, φησὶν, ἀτειρέϊ χαλκῷ δεῖν ἀποῤῥύπτεσθαι.

Car Empédocle dit : il faut se purifier en puisant à cinq sources avec un bronze indestructible [3].

Le rapprochement s’appuie d’une part sur la similitude de l’expression ἀτειρέι χαλκῷ chez Aristote et chez Théon, et d’autre part sur une possible équivalence du verbe couper (τάμνω) avec le verbe puiser (ἀνιμῶ). Une équivalence de ce type est précisément fournie par Aristote, dans la Poétique (1457 b 13-16), à propos d’une métaphore où le verbe couper (dans ταμὼν ἀτειρέι χαλκῷ) et le verbe puiser (dans χαλκῷ ἀπὸ ψυχὴν ἀρύσας) sont mis l’un pour l’autre. Mais Aristote ne mentionne pas une forme du verbe ἀνιμῶ. Il mentionne une forme du verbe ἀρύω. Cependant, considérant que ces deux verbes, ἀνιμῶ et ἀρύω, sont des synonymes, Vahlen s’autorisa à substituer ἀνιμῶν à ἀρύσας, et donc à mettre en équivalence ἀνιμῶν et ταμών. Tirant parti de cette double opération, Vahlen attribua à Empédocle les deux citations constitutives de la métaphore (χαλκῷ ἀπὸψυχὴν ἀρύσας et ταμὼν ἀτειρέι χαλκῷ), qu’Aristote donnait sans précision du nom de leur auteur.

On doit à E. Hiller, en 1878, l’édition complète de la seule œuvre de Théon de Smyrne, qui nous soit parvenue : Expositio rerum mathematicarum ad legendum Platonem utilium (en abrégé : Expositio). Cette édition est, encore aujourd’hui, la dernière en date [4]. Elle s’appuie sur un manuscrit, conservé à Venise, à la bibliothèque Saint Marc. Ce manuscrit avait échappé à la recension faite par Gelder. Hiller édita, sans changement majeur, le passage sur Empédocle, vu plus haut. En note, il renvoya à la Poétique d’Aristote et fournit un apparat critique. Cet apparat mentionne plusieurs ratures, et signale notamment qu’ἀτειρέι est une correction à partir de la leçon ἀκηρέι.

En 1880, H. Diels, s’appuyant sur la Poétique d’Aristote, et profitant de nouvelles observations faites sur le manuscrit de Venise, avança que la leçon de ce manuscrit, où se lit ἀνιμῶντα, masquait une leçon partiellement grattée, qui n’était autre que ταμόντα [5]. Après ce pas en avant, qu’Hiller n’avait pas fait, le lien avec la Poétique devint encore plus concret que ce que Vahlen avait imaginé. Dans l’édition des fragments d’Empédocle, Diels fera de χαλκῷ ἀπὸ ψυχὴν ἀρύσας le fr. 138 et de κρηνάων ἄπο πέντε ταμόντ ᾿ < ἐν > ἀτειρέι χαλκῶι le fr. 143 [6].

Le lien entre Poétique et Expositio aurait pu se rompre en 1911, lorsque D. S. Margoliouth édita d’une nouvelle façon la Poétique d’Aristote [7]. En s’appuyant sur un manuscrit de la Poétique récemment découvert, Margoliouth ne lisait plus, comme Vahlen, ταμὼν ἀτειρέι χαλκῷ, mais ταμὼν ταναηκέι χαλκῷ. Cette lecture est celle qui, à un détail près sur ταμών (τεμών à la place de ταμών) et sur l’accentuation de ταναηκέι (ταναήκεϊ), est aujourd’hui retenue dans l’édition de la Poétique [8]. Une épithète changeait (ταναηκέι et non plus ἀτειρέι), l’écart avec l’Expositio se creusait, mais le lien ne fut pas rompu. En 1936, P. Maas, ayant à l’esprit la Poétique éditée par Margoliouth, examina une photographie du manuscrit de Théon qui avait servi de base à l’édition de Hiller [9]. Il conclut que le mot qui, à l’origine, se trouvait devant χαλκῷ, dans le manuscrit de Théon, n’était pas ἀτειρέι, mais ταναήκεϊ. Le lien avec la Poétique demeurait.

Les diverses éditions d’Empédocle apparues depuis une trentaine d’années suivent pour la plupart la correction de Maas. Le vers correspondant au fr. 143 de Diels se lit souvent ainsi :

κρηνάων ἄπο πέντε ταμὼν ταναήκεϊ χαλκῷ.

Ayant coupé à partir de cinq sources avec un bronze à la longue pointe.

En ce qui concerne l’interprétation, il existe, pour faire simple, deux lectures : celle de Diels et celle de N. van der Ben. Pour Diels, le bronze (ἀτειρέι χαλκῶι) est un récipient. Ce récipient sert, dans un rite de purification, à prélever de l’eau auprès de cinq sources [10]. Pour Van der Ben, le bronze est un objet coupant (ταναήκεϊ χαλκῷ), utilisé dans un sacrifice sanglant ; les cinq sources représentent cinq animaux sacrifiés [11]. Le changement d’épithète (ταναήκεϊ et non plus ἀτειρέι) peut donc orienter l’interprétation dans des sens différents.

Cette divergence de lectures ne doit cependant pas masquer un point essentiel. Après Diels, le point commun à tous les commentateurs du fr. 143 est non seulement le recours à la Poétique d’Aristote pour comprendre ce fragment, mais encore le manque d’attention au contexte fourni par Théon de Smyrne. Ouvrir le dossier du fr. 143, c’est examiner en particulier le bien-fondé de la route commune. Je voudrais ici tenter de retrouver la véritable parole d’Empédocle dans la citation de Théon et comprendre le sens de cette parole. L’étude conduira à une remise en question de la place du fr. 143 dans l’œuvre de l’Agrigentin.

Le manuscrit de Venise, Marc. gr. Z 307

L’ouvrage de Théon de Smyrne comprend trois parties : l’arithmétique, la musique, l’astronomie. Les deux premières parties ont été éditées pour la première fois en 1644 par I. Boulliau. Pour son édition, Boulliau consulta quatre manuscrits de Théon conservés à Paris. Il choisit de suivre l’un de ces manuscrits, écrit au XVIe et qui, en 1644, appartenait à J.-A. de Thou (Colbert. 3516 = Parisinus gr. 2014). Il porta en marge les leçons différentes des trois autres manuscrits. Dans le manuscrit de de Thou, on lit ἀτηρέϊ χαλκῷ. En 1827, Gelder édita la première partie de l’ouvrage de Théon, l’arithmétique. Il reprit l’édition de Boulliau avec quelques corrections mineures, dont ἀτειρέϊ pour ἀτηρέϊ, et y ajouta des leçons venant d’un manuscrit de Théon conservé à Leyde. La dernière partie de l’Expositio, l’astronomie, a été éditée pour la première fois en 1849 par Th. H. Martin.

Un intérêt majeur, pour notre propos, de l’édition de Théon faite par Hiller (1878) est l’utilisation d’un manuscrit de parchemin, dont Boulliau ignorait l’existence, et que Gelder lui-même n’a pas recensé. Ce manuscrit, le Marc. gr. Z 307 (= collocazione 1027), est le plus ancien de tous les manuscrits connus de Théon ; il date du XIIe siècle [12]. Hiller a considéré le Marc. gr. Z 307 comme l’archétype des manuscrits connus. Il n’y a pas de raison aujourd’hui de douter de cette conclusion.

Après avoir collationné, pour 21 manuscrits de Théon, les photocopies du folio où se trouve la citation d’Empédocle, j’ai pu constater que ces 21 manuscrits pouvaient provenir directement ou indirectement de l’archétype. Deux faits sont remarquables. (1) À l’exception de variantes de ponctuation, d’accents, d’une lettre mise par erreur ou assimilation phonétique à la place d’une autre, ce qui se lit sur chacun des 21 manuscrits se lit sur le Marc. gr. Z 307. (2) Sur le Marc. gr. Z 307 il est possible de lire ἀκηρέϊ (folio 13 v° ligne 10) ou de deviner avec des vestiges de lettres au même endroit ἀτηρέϊ. Un copiste qui prend le Marc. gr. Z 307 pour modèle est donc face à un choix de lecture. Les 21 manuscrits se divisent en deux groupes : un groupe où ἀκηρέϊ apparaît clairement, un groupe où ἀτηρέϊ apparaît clairement. L’écriture confuse de l’archétype ne se retrouve donc pas dans les 21 manuscrits. Un choix a été fait.

Jusqu’ici seules deux personnes ont examiné le passage d’Empédocle qui nous occupe dans le Marc. gr. Z 307 (= folio 13 v° lignes 9-11) et ont fait part d’observations qui seront ensuite publiées. Il s’agit de Hiller, en 1878, et de H. Schrader, peu de temps après Hiller, avant 1880 [13].

Qu’ont-ils vu ?

Extrait du Marc. gr. Z 307 fol. 13 v°, lignes 8 à 11, avec en surcharge les zones de grattage.

Voici l’édition de Hiller (15.9-11) et l’apparat critique correspondant :

ὁ μὲν 9

γὰρ Ἐμπεδοκλῆς κρηνάων ἀπὸ πέντ ᾿ ἀνιμῶντά φησιν ἀτει- 10

ρέι χαλκῷ δεῖν ἀπορρύπτεσθαι· 11

10 Ἐμπεδοκλῆς : vs. 422 Karsten, 442 Stein, 452 Mullach. cf. Aristot. Poet. p. 1457 b ἀνιμῶντα : αν et ω ex corr. ι in ras. A ἀτειρέι corr. ex ἀκηρέι, inter ρέ et ι una lit. er. A 11 χαλκῷ δεῖν ἀπορρύπτεσθαι : κῶ δεῖν et pr. ρ in ras. A.

Hiller désigne par « A » le manuscrit Marc. gr. Z 307.

Remarquons que le mot le plus apparent entre le signe abrégé de φησίν et le début de χαλκῶ n’est pas ἀτειρέι mais ἀκηρέι, ou encore plus exactement ἀκηρέϊ. Ce mot est inconnu. Le κ et le η se distinguent bien plus facilement pour former ἀκηρέϊ que le τ, et que le ι de ει, qu’il faudrait dégager dans la seconde branche de l’η, pour lire ἀτειρέϊ, une épithète facilement compréhensible, que l’on peut associer au bronze. Dans la restitution d’ἀτειρέϊ, la barre horizontale de l’ε devinable dans τει ne semble être rien de plus, sur le manuscrit, que le vestige d’une rature. La leçon ἀτειρέϊ est donc incertaine. À la place d’ἀτειρέϊ on pourrait lire ἀτηρέϊ. Mais le η semble être de la même main que le κ. La leçonἀτηρέϊ, elle aussi, est donc incertaine. Les copistes qui, après le XIIe siècle, ont recopié le Marc. gr. Z 307 ont fait un choix : parfois ils lisent ἀτηρέϊ, parfois ἀκηρέϊ [14].

À la demande de Diels, Schrader a examiné la citation d’Empédocle dans le manuscrit de Venise. Voici les principales observations faites par Schrader, observations qui viennent s’ajouter ou éventuellement contredire celles de Hiller :

1. Sous l’ἀ d’ἀνιμῶντα, recouvert par l’ἀ, il est possible de lire un ε ; ce qui permet alors de lire πέντε sans l’élision de l’ε final.

2. Le μ d’ἀνιμῶντα était suivi à l’origine d’un ο.

3. La zone grattée sous le ι d’ἀνιμῶντα pouvait à l’origine comprendre une lettre plus large ou bien deux petites lettres.

4. Contrairement à ce que dit Hiller, « ἀτειρέι » ne serait pas une correction manuscrite à partir « ἀκηρέι » ; la correction se serait faite dans le sens inverse, d’ « ἀτειρέι » vers « ἀκηρέι ».

5. Il existe une zone grattée devant le κ d’ἀκηρέϊ.

6. Dans la zone grattée entre le έ et le ϊ d’ἀκηρέϊ il semble y avoir eu un ο ou un σ.

7. Une glose se trouvait dans l’interligne au-dessus du mot ἀκηρέϊ, puis elle a été grattée.

8. Le ἀ d’ἀπορρύπτεσθαι est sur une zone grattée.

9. Le premier ρ d’ἀπορρύπτεσθαι se trouve sur une zone grattée, où devait se lire à l’origine une lettre plus grande que le ρ.

Ni Hiller ni Schrader ne disent qu’ἀνιμῶντα masque une ancienne leçon qui serait ταμόντα. Mais Diels, sans voir le manuscrit, le déduira [15]. Ce qui est remarquable, comme nous allons le voir dans le détail, c’est le fait qu’à partir d’une donnée fausse communiquée par Schrader, Diels est parvenu à un résultat juste (ταμόντα). Que s’est-il passé ?

Diels a repris une affirmation de Schrader : le μ d’ἀνιμῶντα était suivi à l’origine d’un ο. À partir de là, Diels a affirmé que ce ο était celui de ταμόντα. Il allait alors de soi, pour Diels, que le μ était aussi une lettre d’origine, puisque ce μ n’était pas sur une zone grattée et que ni Hiller ni Schrader ne disaient qu’il provenait d’une lettre corrigée après-coup. En somme, Diels a cru que la suite des deux lettres μο observables dans le manuscrit – le μ d’ ἀνιμῶντα et le ο devinable dans la première partie du ω – étaient deux lettres provenant de ταμόντα, qu’il fallait ajouter aux trois lettres finales ντα, communes à ἀνιμῶντα et à ταμόντα. Certes, pour lire ταμόντα, il manquait le τα initial ; mais le τ ne surprenait pas car la restitution de l’ε final de πέντε garantissait que le verbe d’origine commençait par une consonne – ce pouvait donc être un τ. Diels conclut de bonne foi que ταμόντα était le mot que l’on devait lire à la place d’ἀνιμῶντα. J’ai examiné le manuscrit et reconstitué différemment la chaîne des indices qui permet de remonter à ταμόντα :

1. Le μ d’ἀνιμῶντα n’est pas un μ d’origine, contrairement à ce que Hiller et Schrader laissent entendre par leur silence. Le copiste ne fait pas de jambage initial à ses μ (un bon exemple d’un μ d’origine se trouve dans le μ de μέν : voir reproduction du manuscrit). Hiller aurait pu noter ce fait, puisque, à la différence de Schrader, il avait étudié l’ensemble du manuscrit et appris à distinguer l’écriture du copiste de celle du correcteur [16].

2. La majeure partie du μ d’ἀνιμῶντα, à savoir le jambage d’appui et la boucle montante, se trouve sur une zone grattée. Cette zone est le prolongement d’une zone signalée par Hiller : « ι in ras. ». La zone de grattage est donc plus grande que ce qu’Hiller en avait dit, et que Schrader confirmait en ne modifiant pas l’affirmation de Hiller. La seconde partie du μ – la boucle descendante qui se lie à l’ω – est sur une zone non grattée. Avec une lampe à ultraviolet, on distingue sous la boucle montante du μ une autre boucle montante, provenant d’une lettre d’origine. Il est alors clair que le μ d’ἀνιμῶντα est la lettre d’un correcteur, faite à cheval sur une zone grattée et sur une zone non grattée, en un seul coup de plume, recouvrant une lettre du copiste ou une partie de lettre, qui montrait déjà une boucle montante, mais qui n’est pas nécessairement un μ.

3. Contrairement à ce que dit Schrader, le ο, après le μ, n’est pas d’origine. Il a été constitué par un correcteur qui a ajouté un arc de cercle en forme de dôme à une lettre qui était primitivement un μ (voir la forme du μ de μέν). Le correcteur a agi ainsi parce qu’il a voulu constituer un ω sous la forme de deux ο reliés ou accolés [17]. Il s’est servi d’un ο qui existait déjà, le second ο dans l’ordre d’écriture après le μ, dont il allait faire la seconde partie de l’ω. Il lui fallait alors réaliser un premier ο, en complétant la lettre en place (μ du copiste) par un dôme. Il n’a pas eu la peine de relier les deux ο, car la lettre qu’il a transformée était déjà reliée au ο qui suivait.

4. L’accent circonflexe d’ἀνιμῶντα ne se trouve pas au-dessus de l’ω, mais presque au-dessus du ν ; d’autre part, cet accent est fait en deux coups de plume : le premier coup étant un accent aigu, le second coup un trait réalisé par le correcteur, qui complète l’accent aigu pour réaliser un accent circonflexe. La position de l’accent circonflexe et l’absence de toute zone grattée au-dessus de l’ω constituent un indice fort pour affirmer que le ο immédiatement après le μ n’était pas le ο primitivement accentué de ταμόντα.

5. Le τ initial de ταμόντα a été presque entièrement gratté ; seul le début de la barre apparaît (examen avec une loupe et un faisceau de lumière) à la jonction du α et du νd’ἀνιμῶντα, sur la ligne de réglure (cette ligne droite passe par la barre du τ de πέντε et le sommet du λ de χαλκῷ). La barre verticale du τ était positionnée entre le ν et le ι d’ἀνιμῶντα ; elle se devine assez facilement avec une lampe à ultraviolet ;

6. Voici, avant grattages et surcharges, la reconstitution hypothétique du début de la ligne où se lit aujourd’hui τ᾿ ἀνιμῶντα :

L’ε est en ligature avec le τ de πέντε. Il sera recouvert ensuite par l’α initial d’ἀνιμῶντα. Après avoir effacé une grande partie du τα de ταμόντα, et écrit ἀνι, le correcteur écrira un μ, qui recouvrira la boucle montante et finale du premier α de ταμόντα. Enfin, il transformera grossièrement le μό de ταμόντα en ῶ.

On dispose donc, au total, d’indices parfois différents et complémentaires de ceux laissés par Hiller et Schrader, et suivis par Diels, pour affirmer qu’ἀνιμῶντα masque ταμόντα, le mot d’origine écrit par le copiste. Vahlen avait vu juste. Fallait-il en déduire alors que le rapprochement entre la Poétique d’Aristote et l’Expositio de Théon allait de soi et qu’Empédocle est l’auteur des deux fragments cités dans la Poétique ? Ce n’est pas si sûr.

En 1936, dans la Byzantinische Zeitschrift, Maas signe une notice bibliographique concernant les travaux de A. Gudeman sur la Poétique d’Aristote [18]. Maas s’intéresse notamment au rôle d’un manuscrit exploité par Margoliouth en 1911, le Riccardianus 46. Il prolonge sa notice par une brève étude sur la citation d’Empédocle lue dans Théon de Smyrne, citation rapprochée de la Poétique 1457 b 14. Maas dit avoir examiné une photographie du manuscrit de Théon conservé à Venise (Marc. gr. 307). Il note que l’épithète traditionnellement lue, ἀτειρέϊ (ἀτειρέι dans l’édition de Hiller), est un mot rapporté par un correcteur. Il affirme que la partie précédant le ϊ final, i.e. la zone occupée par ἀτειρέ-, avait été grattée. Pour Maas, en cet endroit se tenait un mot de huit lettres qui devait être ταναήκεϊ [19]. Ce mot ταναήκεϊ n’est pas introduit, par Maas, au hasard. Il correspond à ce que l’on lit dans le Riccardianus 46, en 1457 b 14 [20]. C’est en fait la leçon retenue par Gudeman, contre le classique ἀτειρέι des éditions précédentes de I. Bekker, J. Vahlen, I. Bywater. Reconnaissons que ταναήκεϊ convient à la fois à la métrique de l’hexamètre et qu’il s’accorde avec des parallèles homériques ou hésiodiques.

Mais deux imprudences ont été commises par Maas. (1) Maas s’est appuyé sur des données peu fiables et peu contrôlables pour juger d’une surface grattée : une photographie et une description du passage qu’il doit à un tiers [21]. (2) Il n’a tenu aucun compte des témoignages d’Hiller et de Schrader. Or, avec seulement quelques données fournies par Hiller et Schrader, la suggestion ταναήκεϊ tombe.

Maas affirme que toute la zone qui précède le ϊ a été grattée [22]. Cette affirmation est nécessaire pour introduire ταναήκεϊ, un mot dont les lettres sont bien différentes d’ἀτειρέϊ. Mais cette affirmation est fausse. D’aucune façon, Hiller et Schrader ne disent que toute la zone qui précède le ϊ a été grattée. Schrader mentionne une zone grattée en début de mot, devant le κ. Hiller, que Schrader confirme, mentionne une zone grattée en fin de mot, entre le έ et le ϊ. On peut donc déduire que toute la zone située entre le κ (ou τ) inclus et le έ inclus n’a pas été grattée. Le ρε paraît d’origine, car ni Hiller ni Schrader ne font de remarques sur ces deux lettres. Comment Maas pourrait-il alors introduire ρε dans ταναήκεϊ ? Il ne le peut pas. Ajoutons que le ε de ταναήκεϊ ne correspondrait pas à l’emplacement du ε original du manuscrit, puisqu’une lettre a été grattée entre cet ε et le ϊ. Hiller et Schrader démentent Maas. Depuis longtemps, des objections codicologiques auraient pu avoir raison de la notice de Maas. Mais cette notice est bien arrangeante. Elle écarte une remise en cause possible du lien entre la Poétique et l’Expositio. Elle sauve, en apparence, la construction de Vahlen et de Diels [23].

J’ai voulu vérifier sur le manuscrit les endroits exacts des zones grattées qui viennent après φησίν. Cela m’est apparu d’autant plus important que (1) Hiller et Schrader ne sont pas d’accord sur l’étendue des zones grattées, et que (2) Maas appuie son argumentation sur un grattage total.

Voici ce que l’on peut observer sur le manuscrit, avec un pinceau de lumière rasante.

1. Comme l’affirme Schrader, il existe bien une zone grattée avant le κ. Elle s’étend à la verticale, sous la ligne de réglure, et suppose une lettre avec un jambage (γ ? ou l’abréviation du copiste pour οὐ, qui ressemble à un γ). Cette zone ne s’étale pas sous l’α initial. Elle se trouve donc entre l’α et le κ. Elle ne comprend pas l’esprit doux du ἀ. Le constat de cette zone est embarrassant. D’une part, il montre que Hiller n’est pas fiable, car la zone d’abrasion est nette or Hiller ne la mentionne pas [24]. D’autre part, il remet en cause les analyses qui comptent sur le fait qu’ἀτειρέϊ est bien le mot initialement écrit par le copiste et que ce mot remonte à Théon. Ajoutons que l’α n’est pas dans le style d’écriture du copiste. Il n’est donc pas sûr que cet α initial soit de la main du copiste.

2. La zone qui s’étend du κ inclus jusqu’après le ρε est une zone sans aucune abrasion. Cette donnée devrait mettre un terme à la fantaisie du grattage total (ταναήκεϊ est impossible).

3. La zone qui est au-dessus du κ et qui s’étend vers la droite jusqu’après l’accent du έ (ρέ) est une zone grattée. Schrader a raison : cette zone interlinéaire a supporté un commentaire. On y observe en effet quelques traces de lettres (5 ou 6 lettres avec peut-être un κ en premier). L’accent du έ se trouve en totalité sur cette zone grattée.

4. Il existe une zone grattée qui se trouve entre le έ et le ϊ. Il est peu vraisemblable que cette zone, de faible largeur et assez proche du ϊ, ait pu porter un σ, comme l’a supposé Schrader. Un ε ou un ο sont probables. Le ϊ qui suit est sur une zone non grattée.

5. Hiller affirme qu’il y a une zone grattée sous κῶ δεῖν. Mais Schrader a raison d’inclure le ἀ de ἀπορρύπτεσθαι dans la zone d’abrasion qui s’étend déjà sous κῶ δεῖν.

6. Le premier ρ de ἀπορρύπτεσθαι est écrit sur une zone grattée. Diels pensait qu’un κ avait pu être écrit sous le ρ aujourd’hui visible (ἀποκρύπτεσθαι) [25]. Compte-tenu de deux petites traces d’encre, à la limite de la zone grattée, il est possible effectivement que la lettre effacée soit un κ. Les deux traces donneraient le début et la fin de l’arc qui finit un κ, selon l’écriture du copiste (voir par exemple le κ de Ἐμπεδοκλῆς dans la reproduction du manuscrit).

7. Le η de ἀκηρέϊ, lettre qui de toute évidence est une correction, masque un ε sous la première barre verticale et un ν sous la seconde barre verticale. Ces deux lettres sont petites. Elles peuvent correspondre à l’écriture du copiste initial.

Cet examen du manuscrit m’a rendu particulièrement circonspect quant à la restitution du texte qui, dans la main du copiste initial, a précédé χαλκῷ. La leçon la plus facile serait ἀτηρέϊ. Mais elle est incertaine et recouverte par ἀκηρέϊ, un hapax. On peut alors croire que même si ἀτηρέϊ pouvait être lu, ce n’était pas la leçon qui s’imposait ; un lecteur, bien informé, l’aurait corrigé pour restituer la parole d’Empédocle, par ailleurs riche en hapax. Ce n’est pas impossible. Quel serait alors le sens d’ἀκηρέϊ ? Ce mot semble emprunté au registre d’ἀκηράσιος ou ἀκήρατος, une façon de dire « pur ». Théon parle de purification ; il peut alors être admis que dans ce contexte le bronze soit qualifié de « pur ». Mais il faut faire face à une objection. La correction ἀκηρέϊ devrait être lue avec ταμόντα, la leçon difficile à retenir, et non pas avec ἀνιμῶντα, la leçon facile, qui n’est pas un mot d’Empédocle. Puisque la correction ἀκηρέϊ est tardive (dans l’ordre chronologique : le texte initial en grande partie effacé, puis un ἀτηρέϊ incertain, puis ἀκηρέϊ), cette correction n’a selon toute vraisemblance pas été faite lorsque ταμόντα était visible. La correction ἀκηρέϊ dans un manuscrit où se trouve maintenu ἀνιμῶντα conduit alors à penser qu’ἀκηρέϊ n’a pas plus de valeur qu’ἀνιμῶντα. Cette objection est forte.

Plusieurs mots, avec peut-être un verbe, ont pu précéder χαλκῷ (ou χαλκοῖς si δεῖν a été rajouté après coup). J’ai la conviction que ni une épithète du bronze (ταναήκεϊ, ἀτειρέϊ, ou ἀκηρέϊ) ni un substantif (ἀρυτήρεσι avec l’épithète χαλκοῖς ?) ne peuvent être retenus. Rien de clair ne se dégage. Même si le mot χαλκῷ n’est pas un ajout du commentaire de Théon et provient donc d’Empédocle – ce qui est hautement vraisemblable – on ne peut pas, me semble-t-il, le relier dans un même vers à l’expression κρηνάωνἀπὸ πέντε ταμόντα [26]. Il est vraisemblable toutefois que « ayant coupé » se fasse avec le « bronze », comme instrument. Si j’avais à éditer la citation d’Empédocle, j’écrirais κρηνάων ἄπο πέντε ταμών […] χαλκῷ [27]. Un doute subsisterait quant à la place de χαλκῷ : avant ou après les cinq sources. On ne peut exclure que le texte en notre possession soit tronqué, qu’une ou plusieurs lignes du manuscrit initial de Théon aient été perdues lors d’une copie de ce manuscrit.

Reste à conclure sur le bien-fondé de la liaison entre les deux fragments d’un poète anonyme cité par Aristote dans la Poétique, d’une part et, d’autre part, la citation d’Empédocle dans l’introduction de l’Expositio.

La Poétique et l’Expositio

Pour faire valoir ταναήκεϊ, trouvé dans un manuscrit important de la Poétique, Maas n’a pas hésité à faire place nette dans l’Expositio. Mais le geste est trop facile. Les indices trouvés sur le manuscrit de référence de l’Expositio sont sérieux et nombreux à l’encontre de l’hypothèse avancée par Maas. La conclusion est sans appel : la solution ταναήκεϊ, imaginée par Maas, et destinée à rapporter la parole d’Empédocle, doit être rejetée [28].

L’ultime tentative de lier la Poétique et l’Expositio tourne court. Les conséquences sont immédiates.

Puisque ταναήκεϊ ne peut pas être lu dans l’Expositio, puisque dans cette œuvre ἀτειρέϊ n’est qu’une correction incertaine, supplantée elle-même par une autre correction (ἀκηρέϊ), puisqu’en somme aucune des deux leçons de l’épithète du bronze de la Poétique 1457 b 14 (ταναήκεϊ et ἀτειρέι) ne s’impose dans l’Expositio, on se gardera d’attribuer à Empédocle, en se prévalant d’une citation faite par Théon de Smyrne en Expositio 15.10-11, les deux fragments donnés dans la Poétique 1457 b 13-16. La citation de Théon, d’une part, et les deux citations d’Aristote, d’autre part, seront donc maintenues séparées. Il faut dénouer ce que Vahlen avait noué. Le fragment χαλκῷ ἀπὸ ψυχὴν ἀρύσας, introduit par Diels dans le corpus empédocléen sous B 138, en liaison avec la citation de Théon (fr. 143 Diels), doit sortir désormais du corpus empédocléen.

Le fil est dénoué. Il demeure quelques interrogations auxquelles je voudrais tenter d’apporter réponse.

Un point ne manque pas d’être troublant quant à la découverte dans l’Expositio de ταμόντα sous ἀνιμῶντα. Oui, c’est indéniable, la Poétique a permis de trouver ταμόντα. Ne tient-on alors pas un argument imparable pour confondre les deux citations, l’une faite par Aristote, l’autre faite par Théon ? Non, l’argument n’est pas imparable. Le copiste qui, au XIIe s., a recopié Théon sur un parchemin a écrit ταμόντα conformément à son modèle. Mais le sens imposé par ce verbe en liaison avec les cinq sources était difficile. Un lecteur de la citation d’Empédocle chez Théon trouva judicieux de remplacer ταμόντα par un verbe offrant spontanément, dans le contexte, une meilleure compréhension. Il choisit d’écrire ἀνιμῶντα. L’action de puiser s’accordait avec les cinq sources et s’accordait avec le parallèle platonicien, où l’on part des cinq sciences mathématiques (ἀπὸ πέντεμαθημάτων) pour se purifier (ποιεῖσθαι τὴν κάθαρσιν). Le point commun de la comparaison établie par Théon entre Empédocle et Platon tient en effet dans le fait qu’il faut puiser ou partir de cinq choses pour se purifier. Il n’est pas besoin dans cette correction (ἀνιμῶντα à la place ταμόντα) d’être inspiré par la Poétique d’Aristote. La transformation du texte repose sur le besoin de rendre le sens plus accessible.

Notons que le verbe choisi, ἀνιμῶ, ne s’utilise pas uniquement dans le sens de puiser de l’eau, que ce soit celle d’une source ou d’un puits. Il a un sens plus général : tirer vers le haut. Ce qui est tiré vers le haut peut être autre chose que de l’eau, ainsi par exemple chez Jamblique (Protreptique 21, 122.19) où ἀνιμᾶν s’applique à la main droite des non-initiés. Il serait donc imprudent d’admettre sans examen que le verbe ἀνιμῶ a simplement été choisi parce qu’il est associé aux sources. Nous ne savons pas si, en dehors du fait de rendre le sens du texte plus accessible, le correcteur a poursuivi un autre but en remplaçant ταμόντα par ἀνιμῶντα.

La Poétique ne livre pas le verbe ἀνιμῶ, elle livre le verbe ἀπαρύω ou ἀρύω. Voilà un fait essentiel sur lequel les défenseurs du rapprochement avec la Poétique sont passés rapidement, sans s’expliquer. Admettons un instant qu’un lecteur ancien du manuscrit de Théon ait reconnu dans la citation d’Empédocle comportant ταμόντα la double citation d’Aristote en 1457 b 13-14, pourquoi corrigerait-il ταμόντα puisque ce mot permet d’établir un point commun entre la citation de Théon et celle d’Aristote ? Admettons néanmoins que ce lecteur se soit mis en tête de corriger le manuscrit pour supprimer la difficulté de compréhension liée au verbe τέμνω, pourquoi ce lecteur, si savant des œuvres d’Aristote, qui connaît l’équivalence métaphorique ἀρύσαι ταμεῖν et ταμεῖν ἀρύσαι, écrirait-il ἀνιμῶντα et non pas plus simplement ἀρύσαντα ? Le correcteur qui se donna la peine de gratter le manuscrit pouvait tout à fait écrire ἀρύσαντα, qui respectait (1) le vocabulaire de la Poétique, (2) la métrique, et (3) reprenait en outre le temps aoriste de ταμόντα (alors qu’ἀνιμῶντα est un participe au présent). En ne respectant pas la parole d’Aristote, en écrivant ἀνιμῶντα, ce correcteur ne faisait pas preuve de ses connaissances [29].

Diels aurait pu objecter : « Mais ce n’est pas par hasard que se lit ἀνιμῶντα et non pas ἀρύσαντα ; on lit ἀνιμῶντα parce que le correcteur a voulu réutiliser les lettres μ et ο qu’il trouvait dans ταμόντα. Or ces deux lettres ne se trouvent pas dans ἀρύσαντα. Voilà donc comment le choix s’est fait en faveur d’ἀνιμῶντα ». Nous savons désormais que Diels ne disposait pas des bonnes données : son argumentation codicologique en faveur de ταμόντα n’est pas fondée. Les μ de ταμόντα et d’ἀνιμῶντα ne sont pas communs. Leο de ταμόντα ne suit pas le μ d’ἀνιμῶντα, contrairement à ce que Diels pouvait déduire d’une observation inexacte de Schrader. Rien ne permet donc de comprendre pourquoi, avec l’arrière-plan de la Poétique, ἀνιμῶντα aurait été choisi à la place d’ἀρύσαντα. La liaison avec la Poétique n’est en réalité pas plausible.

Il est vrai que la Poétique a permis à Vahlen de supposer ταμόντα dans l’Expositio. Il est aussi vrai, sur la base d’un nouvel examen du manuscrit de Venise, que ταμόντα peut se lire dans l’Expositio. C’est heureux, mais ce n’est qu’un heureux hasard. Il est vraisemblable que le correcteur qui a gratté sur le parchemin une partie de ταμόντα pour écrire par-dessus ἀνιμῶντα n’avait en tête ni le propos d’Aristote avec ἀπαρύσας ou ἀρύσαι, ni l’œuvre d’Empédocle. L’argument de Vahlen, suivi par Diels, argument qui autorise à confondre les deux citations (Aristote et Théon), ne résiste pas à la critique.

Le passage du verbe couper au verbe puiser – qui s’observe dans le manuscrit de Venise – est apparu jusqu’ici comme exceptionnel. Les commentateurs de la Poétique 1457 b 13-14, où un tel passage est formalisé, n’ont, à ma connaissance, fourni aucun parallèle. Pourtant, il en existe au moins un, dans le corpus homérique. On lit dans l’Iliade (XIV 517-519) :

[...] διὰ δ᾿ ἔντερα χαλκὸς ἄφυσσε

δῃώσας· ψυχὴ δὲ κατ᾿ οὐταμένην ὠτειλὴν

ἔσσυτ᾿ ἐπειγομένη, τὸν δὲ σκότος ὄσσε κάλυψε.

Deux verbes sont ici intéressants : (1) διαφύσσω où l’on reconnaît ἀφύσσω, un synonyme dans certains contextes d’ἀρύω, et (2) δῃῶ, déchirer, un synonyme de τέμνω. Le verbe ἀφύσσω s’emploie très souvent pour puiser du vin ; ἀρύω s’emploie parfois dans le même sens [30] mais son champ d’application est plus large, le liquide puisé étant notamment de l’eau. Dans les deux cas qui retiennent notre attention (Poétique : ἀπαρύω ψυχήν ; Iliade : διαφύσσω ἔντερα), les deux verbes « puiser » sont pris au sens figuré, les deux verbes « puiser » impliquent un bronze qui tue, et la ψυχή quitte le corps par là où le bronze puise. Autrement dit, ἀπαρύω ψυχήν renvoie à une image de sens sinon identique, du moins très proche, chez Homère, à διαφύσσω ἔντερα. Cette image homérique se retrouve, sans toutefois dire explicitement le départ de la ψυχή, en deux autres endroits de l’Iliade, XIII 507-508 et XVII 314-315 : διὰ δ᾿ ἔντερα χαλκὸς / ἤφυσ᾿ [31].

Remarquons par ailleurs qu’en Il. XVII 86, avec la mort d’Euphorbe, dans un vers qui fait écho à Il. XIV 518, le poète varie son expression : c’est le sang qui sort de la blessure et non pas l’âme [32]. Sans nul doute le sang entraîne l’âme avec lui. Par la plaie qu’il ouvre, le bronze qui puise dans les entrailles (ἔντερα) permet donc au sang et à l’âme de s’échapper. Le sang emporté par le bronze donne un sens concret au verbe puiser. Le bronze coupe, ouvre une plaie. Il puise, ou plonge, dans le corps. Il se charge de sang. Par la plaie, le sang puisé quitte le corps. Par la plaie, l’âme puisée quitte le corps (χαλκῷ ἀπὸ ψυχὴν ἀρύσας). Couper équivaut à puiser [33].

Diels face à Théon

Une fois la Poétique écartée, comment interpréter la citation d’Empédocle ? Un retour à Diels s’impose.

Dans son interprétation de la parole d’Empédocle, Diels s’est appuyé (1) sur le fait que cette parole était expressément associée par Théon à une purification, (2) sur sa connaissance des Purifications, un des poèmes de l’Agrigentin, et sans doute (3) sur la liaison donnée par Aristote, dans la Poétique, entre quelques mots de cette parole et « ayant puisé la vie avec un bronze » (fr. 138). Dans la mesure où « ayant puisé la vie avec un bronze » et « ayant coupé avec un bronze indestructible » feraient partie d’un même passage d’un poème d’Empédocle, ce poème serait assurément les Purifications, car il va de soi que « ayant puisé la vie avec un bronze » signifie aux yeux d’Empédocle un acte criminel, qui appellerait alors une purification. Le raisonnement de Diels a le mérite de la simplicité : le fragment des cinq sources rapporte une purification qu’il faut comprendre par rapport à ce qui est criminel aux yeux d’Empédocle. Soyons plus précis. Diels écrit : pour se purifier du crime de manger de la chair animale, il faut puiser de l’eau à cinq sources dans un bronze indestructible [34]. Il n’est pas difficile de trouver dans les Catharmes les injonctions d’Empédocle contre les crimes sanglants et contre le fait de manger de la chair (fr. 128.8-10, fr. 136, fr. 137.4-6, fr. 139 [35]). La purification énoncée par Théon (δεῖν ἀπορρύπτεσθαι) consiste, selon Diels, à laver des mains impures :

κρηνάων ἀπὸ πέντε ταμὼν ἐν ἀτειρέι χαλκῷ

χεῖρας ἀπόρρυψαι... [36]

Voilà donc ce que dirait l’Agrigentin dans les Catharmes. Qui veut s’en convaincre peut trouver des parallèles dans les rites, en particulier dans le Superstitieux de Ménandre, où se pratique une purification avec trois sources [37]. Le chiffre « cinq » de κρηνάων […] πέντε ne serait alors qu’une variante de trois, et ne mériterait pas plus d’explication. Les auteurs qui, avant Diels, avaient imaginé un sens métaphorique aux paroles d’Empédocle rapportées par Théon se sont – aux yeux de Diels – fourvoyés [38]. Il faut revenir au concret. Ce que dit Empédocle doit être compris au sens propre. Théon n’a cité Empédocle que parce qu’Empédocle parle du nombre cinq et d’une purification. Point n’est besoin d’aller chercher ailleurs. Voilà la position de Diels.

Mais Diels a peu tenu compte du contexte de la citation chez Théon. L’élégante simplicité de son interprétation ne parvient à se parer des atours de la vérité qu’en négligeant la lecture de Théon. L’examen attentif du contexte de la citation d’Empédocle permet de trouver un sérieux démenti à l’interprétation de Diels. Quel est ce contexte ?

J’emprunte à J. Delattre la traduction du passage pertinent de l’Expositio de Théon de Smyrne [39]. Cette traduction s’appuie sur l’édition de Hiller, de 1878. Le passage traduit, quoique assez long, est nécessaire pour comprendre le mouvement de pensée du citateur. Sans la restitution de ce mouvement, des contre-sens d’interprétation du fr. 143 sont possibles. Pour l’essentiel, Théon veut montrer de différentes façons que les mathématiques doivent être enseignées dès l’enfance pour préparer et purifier l’âme en vue de la philosophie (particulièrement de la philosophie platonicienne). J’indique entre crochets pagination et ligne, en suivant l’édition de Hiller.

<13.4> De nos jours, ‘les teinturiers lorsqu’ils veulent teindre des laines pour les rendre pourpres, commencent par choisir, parmi l’éventail des couleurs, une seule nature, celle des laines blanches, puis ils les préparent en en prenant grand soin, de façon à ce qu’elles reçoivent le mieux possible l’éclat de la pourpre, et c’est ainsi qu’ils teignent <13.9> […] <14.4> ‘c’est une chose du même genre que nous aussi accomplissons selon nos capacités : [...] en effet, nous éduquons les enfants par la musique, la gymnastique’, les lettres et la géométrie et aussi l’arithmétique, nous ‘contentant pour notre part de’ les purifier et de les préparer en nous servant de ces savoirs mathématiques comme d’astringents, afin que nos discours concernant la vertu dans son ensemble, qu’ils apprendront à connaître par la suite, ‘ils les reçoivent comme une teinture’ <14.11> […].

[…] <14.18> la philosophie est l’initiation à la véritable révélation, et la transmission de ce qui est véritablement mystères.

L’initiation comporte cinq parties.

<14.20> Le premier stade est la purification : la participation aux mystères n’est pas possible pour tous ceux qui le veulent, mais il en est à qui on donne publiquement ordre de s’écarter, par exemple ceux qui ont les mains impures et qui profèrent des stupidités <14.24> ; et pour ceux qui ne sont pas écartés, il est indispensable qu’ils se purifient au préalable <14.25>.

<14.25> Après la purification, le deuxième stade, c’est la transmission de la révélation.

[Puis Théon décrit les trois autres stades des mystères.]

<15.7> De la même façon naturellement, la transmission des discours platoniciens, elle aussi, comporte comme premier stade une purification, en l’occurrence l’entraînement en commun depuis l’enfance dans les savoirs mathématiques adaptés. <15.9> De fait, de même qu’Empédocle dit qu’il faut ‘puiser à cinq sources pour se nettoyer avec le bronze indestructible’ [ὁ μὲν γὰρ Ἐμπεδοκλῆς κρηνάων ἀπὸ πέντ᾿ ἀνιμῶντά φησιν ἀτειρέι χαλκῷ δεῖν ἀπορρύπτεσθαι·], <15.11> de même Platon dit qu’il faut se purifier en puisant aux cinq savoirs mathématiques [ὁ δὲ Πλάτων ἀπὸ πέντε μαθημάτων δεῖν φησι ποιεῖσθαι τὴν κάθαρσιν] <15.12> : ce sont l’arithmétique, la géométrie, la stéréométrie, la musique, l’astronomie. <15.14>

[Puis Théon décrit les quatre autres stades de l’ascèse platonicienne.]

<16.3> Il y aurait assurément encore beaucoup d’autres choses à dire pour illustrer avec des comparaisons l’utilité des savoirs mathématiques et leur caractère indispensable. <16.4> […].

<16.11> Aussi contentons-nous de transmettre uniquement ce qui suffit pour pouvoir fréquenter ses écrits [les écrits de Platon]. En effet, même lui [= Platon], il ne trouve pas bon qu’arrivé à l’extrême vieillesse, on continue à tracer des figures, et à composer des chansons ; au contraire, il pense que ces savoirs mathématiques sont pour les enfants, en tant qu’ils préparent et purifient leur âme pour l’adapter à la philosophie <16.17> [40].

Le mot ἀπορρύπτεσθαι, que Delattre traduit ici par « se nettoyer », n’est apparemment pas la leçon initiale du manuscrit de Venise. On peut supposer qu’ἀποκρύπτεσθαι l’a précédée. Néanmoins, le mot ἀπορρύπτεσθαι, résultat de la correction d’un copiste, donne un sens bien meilleur que celui rendu par ἀποκρύπτεσθαι. Théon parle de purification de plusieurs façons, avant et après de citer Empédocle. Dans un tel contexte, il est nécessaire que la phrase où se trouve le propos d’Empédocle comporte l’idée de purification. En l’absence d’ἀπορρύπτεσθαι elle n’y serait pas, et ἀποκρύπτεσθαι ne l’apporte pas. Il faut donc retenir la leçon ἀπορρύπτεσθαι. La présence des sources, présence supposée de l’eau, n’implique pas qu’ἀπορρύπτεσθαι a le sens propre de « laver ». On trouve chez Stobée un emploi d’ἀπορρύπτεσθαι qui résonne étrangement avec l’emploi que pourrait en faire Théon :

προσήκει οὖν ἐκνίπτοντας καὶ ἀνακαθαίροντας ἀπορρύπτεσθαι πάσαις μηχαναῖς τὰς ἐγκατεσκιρωμένας κηλῖδας τῷ κατὰ φιλοσοφίαν λόγῳ [41].

Les souillures (κηλῖδας) ne sont pas des souillures matérielles qu’il faut laver. Ce sont des souillures morales (le contexte indique qu’il s’agit des désirs insatiables, de l’envie, de la jalousie). L’étude de la philosophie (τῷ κατὰ φιλοσοφίαν λόγῳ) est l’agent pour se nettoyer (ἀπορρύπτεσθαι) de ces souillures. Le mot ἀπορρύπτεσθαι est donc ici utilisé avec l’acquisition d’un savoir, comme il pourrait l’être chez Théon. On ne devrait donc pas écarter la possibilité d’un sens figuré chez Théon, même si l’eau des sources incite à comprendre un sens propre.

Dans l’Expositio, Théon procède à une quadruple comparaison. Dans l’ordre :

  • le rôle des « astringents » dans la teinture de la laine (13.4 - 14.11)

  • la purification, en tant que premier des cinq stades mystériques (Éleusis – 14.20-25)

  • la purification par les cinq sources (Empédocle – 15.9-11)

  • les mathématiques (comportant cinq disciplines) en tant que premier des cinq stades de la philosophie platonicienne (15.11-12).

Avec une telle mise en parallèle, où des choses si diverses sont rapprochées, il y aurait fort à parier que Théon fasse un amalgame, ou, pour le dire autrement, qu’il récupère Empédocle au profit du platonisme [42]. Ce qui pourrait être commun aux quatre domaines semble, pour les besoins de la cause poursuivie par Théon, être majoré par rapport aux nombreuses différences entre eux. Théon a pu utiliser Empédocle comme un ornement littéraire [43]. C’est sans doute ce que Diels croyait.

Mais trouverions-nous dans le texte de Théon un élément fort qui contredit l’interprétation de Diels, à savoir l’interprétation selon laquelle la purification par l’eau de cinq sources vient en réponse au crime de manger de la chair animale, que faudrait-il conclure ? (1) Que Théon faisait un mauvais emploi d’Empédocle, qu’il connaissait mal ses écrits. Ou bien (2) que l’interprétation, apparemment lumineuse, de Diels est à remettre en question. Il serait hasardeux de s’accrocher au point (1) en possédant « un élément fort » qui contredit Diels. On s’accordera à penser qu’une attitude soucieuse de la vérité respecte avant tout les données, qu’elles soient embarrassantes pour le credo dielsien ou pas. Dans sa thèse sur Théon, Delattre a mis en évidence le travail organisé et minutieux de Théon : « Théon n’est pas un simple compilateur, recopiant au petit bonheur des extraits de ses prédécesseurs […] il est un penseur original se frayant un chemin personnel dans l’accumulation des documents qu’il a réunis pour son propos ». Cela devrait nous conforter à penser que la citation d’Empédocle n’est pas un simple ornement littéraire.

Écartons pour l’instant dans notre analyse la purification par les cinq sources. Les trois autres points mis en parallèle – (1) le rôle des « astringents » dans la teinture de la laine, (2) la purification en tant que premier des cinq stades mystériques, (3) les mathématiques en tant que premier des cinq stades de la philosophie platonicienne – ont pour caractéristique commune de ne pas être des purifications de souillures graves, entendons par là des souillures par le sang ou provenant d’une violation sacrée. Une mise au point sur le sens de « purification » est ici nécessaire.

Une purification tente d’effacer une souillure. La souillure peut être concrète, identifiée, et grave. C’est le cas des meurtres et des violations sacrées. Quand Créon annonce que la peste à Thèbes a pour cause une souillure, Œdipe s’enquiert de savoir par quelle purification la souillure pourra être effacée. On sait que cette souillure est le meurtre dont Œdipe s’est rendu coupable. Après qu’Œdipe ait marché dans l’enclos des Euménides à Colonne, les vieux Athéniens l’enjoignent de pratiquer une purification [44]. Mais une purification peut être pratiquée sans qu’une souillure précise soit identifiée, sans que quelque chose de grave soit à réparer. C’est le cas lors de cultes initiatiques ; c’est la règle avant les sessions de l’assemblée des citoyens [45]. Chez Théon, la purification considérée dans les Mystères entre dans la catégorie des cultes initiatiques. Les candidats aux Mystères se purifient pour des impuretés dont ils pourraient être chargés sans le savoir. La purification d’une souillure virtuelle se trouve, par exemple, dans le cas de la libation qu’Achille fait à Zeus en Il. XVI 225-232. Achille utilise une coupe qui lui a été remise par Thétis, et qu’il consacre uniquement aux libations à Zeus. Avant la libation, il purifie néanmoins cette coupe avec du soufre (ἐκάθηρε θεείῳ), la lave avec de l’eau courante et se lave lui-même les mains [46]. Ce sont des actes où il ne s’agit pas de retrouver une normalité perdue, comme les actes visant à la réparation d’une souillure concrète, mais des actes où la normalité ne peut pas constituer la première étape pour entrer en contact avec le divin [47].

Il faut donc distinguer deux raisons essentielles dans la pratique d’une purification : (1) un crime à réparer, ou bien (2) la recherche d’un état, s’écartant de la banalité, plus proche du divin. Nous disposons de plusieurs faits concrets, chez Théon, qui montrent que cet auteur ne pense précisément pas à une purification-élimination d’une souillure grave, souillure qui serait ce que Diels a en tête dans son interprétation de la parole d’Empédocle.

Commençons par l’élément fort qui contredit Diels. Diels croit que la purification à laquelle pense Empédocle consiste à laver des mains impures : χεῖρας ἀπόρρυψαι... Or, à moins de supposer une incohérence flagrante, le propos de Théon dément ce que Diels avance. En effet, pour le premier stade mystérique, Théon écrit (Expositio, 14.20-24) :

Le premier stade est la purification : la participation aux mystères n’est pas possible pour tous ceux qui le veulent, mais il en est à qui on donne publiquement ordre de s’écarter, par exemple ceux qui ont les mains impures [οἷον τοὺς χεῖρας μὴ καθαράς] et qui profèrent des stupidités [...].

Théon procède par analogie. Cela implique une certaine cohérence d’idées entre les domaines mis en parallèle. Donc, Théon ne peut pas avoir dit à la fois que la purification des Mystères ne concerne pas les mains impures, et quelques lignes plus loin rapporter les mots d’Empédocle qui feraient état, comme le croit Diels, de la purification des mains impures. Théon n’est pas incohérent. Il faut donc admettre que la restitution χεῖρας ἀπόρρυψαι n’est qu’une pure fantaisie. Diels a vu du sang là où il n’y en avait pas. La purification à comprendre dans les cinq sources ne serait en fait rien d’autre qu’une purification pour des impuretés banales et naturelles comme pouvaient en être chargés les candidats retenus pour la première étape mystérique.

L’exemple de la teinture de la laine abonde dans le même sens. Examinons cet exemple.

On connaît le texte célèbre de Platon sur la teinture de la laine, que Théon cite (République, IV, 429 D-E). Dans son texte, Platon n’utilise pas le mot d’astringent (στυπτικόν, ou un autre mot synonyme : στυπτηρία), que Théon utilise au pluriel (στυπτικοῖς) [48]. Mais en distinguant les étapes du procédé, il y fait allusion. Platon dit que les laines utilisées sont des laines blanches et qu’elles sont ensuite (ἔπειτα) préparées (προπαρασκευάζουσιν) de façon à recevoir (δέξεται) la pourpre. L’étape de teinture vient seulement après. La préparation consiste – nous le savons et devinons que Platon le sait – à baigner la laine dans une solution astringente, qui a pour rôle de permettre l’accrochage ultérieur de la teinture. La laine ainsi teinte, grâce à une préparation avec une solution astringente, conservera relativement bien sa couleur après de multiples lavages. Platon n’utilise pas la comparaison des teinturiers pour suggérer une élimination des souillures. Il l’utilise pour mettre en valeur l’utilité d’une préparation spécifique quand on veut obtenir un résultat à l’épreuve du temps. Dans sa comparaison, la laine blanche représente les gardiens, la préparation représente l’éducation par la gymnastique et la musique, la teinture représente les lois de la cité [49]. Venons-en maintenant à Théon. En rapportant le texte de Platon sur les teinturiers, Théon introduit le mot στυπτικά. Théon comprend le rôle des astringents comme un moyen d’ôter de la laine blanche des impuretés qui empêchent la bonne fixation de la teinture. Certes, une référence explicite à une souillure est absente, mais le langage de la purification est utilisé (14.8 : προεκκαθάραντες [50]). Théon est allé au-delà de ce que disait Platon. Il imagine une purification et donc implicitement une souillure, ce qui est étranger au récit de Platon. On trouve chez Plutarque, contemporain de Théon, une explication possible de ce qui pouvait être une souillure de la laine blanche, pour qui veut teindre correctement cette laine [51] :

καὶ γὰρ αἱ στύψεις, ὦ βέλτιστε, τῶν βαπτομένων ἔφην

τόπον ἔχουσι τὸ δριμὺ καὶ ῥυπτικόν, ᾧ τῶν περισσῶν

ἐκκρινομένων καὶ ἀποτηκομένων οἱ πόροι δέχονται μᾶλλον καὶ στέγουσι δεξάμενοι τὴν βαφὴν ὑπ᾿ ἐνδείας καὶ κενότητος.

Nous apprenons ainsi que le rôle de l’immersion dans une solution astringente (αἱ στύψεις) serait de supprimer, grâce à un effet corrosif et détergent (τὸ δριμὺ καὶ ῥυπτικόν), une matière, étrangère à la laine, qui obstrue ses pores (πόροι), de façon à permettre dans un second temps la pénétration en profondeur de la teinture [52]. Théon a pu connaître cette explication et considérer que la solution astringente purifiait la laine, comme le ferait un nettoyage [53]. Reconnaissons que la souillure – si l’on doit parler ainsi – est subtile ; nous sommes très éloignés de la souillure grave, tel un meurtre. La laine blanche n’a jamais été considérée auparavant, dans l’Antiquité, comme étant souillée. C’est elle que l’on voit aux rameaux des suppliants. Ce n’est donc que dans la perspective d’une teinture grand teint que Théon parle d’une purification (14.8 : προεκκαθάραντες), et renvoie implicitement à une souillure. La laine blanche est aussi impure que les candidats aux Mystères sont impurs. La « souillure » est relative à l’étape d’amélioration qui est entreprise. La laine blanche est considérée comme souillée pour justifier l’action d’un astringent et permettre l’amélioration visée, à savoir la teinture solide au lavage. Le candidat aux Mystères est considéré comme souillé pour justifier une purification et autoriser ainsi l’entrée dans l’ascèse mystérique.

La purification qui intéresse Théon dans ses comparaisons ne concerne pas la réparation d’un crime sanglant. Théon considère le rôle des mathématiques par rapport à l’esprit comme un astringent par rapport à la laine, et fait alors des mathématiques le moyen de préparer l’esprit à l’acquisition de la philosophie platonicienne. Pas l’ombre d’une goutte de sang dans ce propos. Par la présentation qu’en fait Théon, Empédocle, philosophe, occupe la place la plus proche de la place d’honneur réservée à Platon. Dans ce mouvement de pensée, il serait incohérent que la purification par les cinq sources soit la purification d’une souillure grave. Puisque tout semble aller dans le même sens, la souillure sous-jacente à la parole des cinq sources doit être banale ou naturelle, relative à un procès d’amélioration.

La critique adressée à l’encontre de l’interprétation de Diels vaut aussi à l’encontre de l’interprétation de Van der Ben. Selon Van der Ben, les cinq sources représentent cinq animaux donnés en sacrifice. De façon encore plus directe que Diels, Van der Ben voit le sang couler. Chez cet auteur, l’influence de la Poétique d’Aristote est majeure. Van der Ben va jusqu’à négliger le fait que « ayant coupé à partir des cinq sources » est considéré comme une purification par Théon, qui rapporterait la parole d’Empédocle. Le sacrifice d’animaux ne peut, bien sûr, pas être considéré par Empédocle comme une purification [54].

Les cinq sources

Il est possible de concevoir une interprétation minimaliste du propos d’Empédocle : Empédocle recommande une purification avec l’eau de cinq sources, sans qu’il soit question de meurtre ou d’un autre crime. Cette purification vise à supprimer des souillures virtuelles ou banales, comme celles des candidats aux Mystères. L’objectif est d’assurer le contact avec le divin.

Cette interprétation soulève des difficultés. En effet, la parole sur les cinq sources serait alors sans parallèle thématique dans l’œuvre connue de l’Agrigentin et dans les témoignages. Certes, dans le corpus empédocléen en notre possession, il existe des prohibitions : injonctions à ne pas toucher les feuilles de laurier (fr. 140), à ne pas toucher les fèves (fr. 141), à ne pas procréer, à ne pas tuer (fr. 136, fr. 137). Mais il n’y existe pas d’actions à accomplir lorsque une souillure est constatée, lorsque qu’une prohibition a été enfreinte. Le rite de purification des cinq sources serait alors un exemple unique. Autre motif d’étonnement : s’il ne s’agissait que de se purifier avec de l’eau, la parole d’Empédocle serait particulièrement banale. Qu’est-ce qui conduirait le philosophe à s’exprimer ainsi ? Comment se fait-il que Théon retienne une parole de philosophe, sans relief, à côté de celle de Platon et à côté de comparaisons élaborées ?

L’interprétation minimaliste ne suppose aucune métaphore. Elle n’explique pas le nombre cinq, sinon que la répétition jusqu’à cinq devrait donner plus de valeur à l’acte. Elle ne voit dans l’utilisation du verbe couper, au lieu du verbe puiser, qu’une petite bizarrerie de poète, sans grande importance.

Personne, aujourd’hui, n’a défendu cette interprétation. Elle n’est que pure hypothèse. Toutefois, les esprits les plus sceptiques pourraient – faute de mieux – se laisser séduire par une interprétation minimaliste. Faute de mieux ? C’est bien là où un défi est à relever. Qu’est-ce qui autorise à refuser de prendre au sérieux la parole de Théon ? Après avoir constaté que l’explication simple de Diels est fautive, nous devons considérer que la citation d’Empédocle peut être lue et comprise en tenant largement compte de l’argumentation de Théon [55].

La connaissance est le propos de Théon. Elle serait aussi le propos d’Empédocle, cité par Théon. Plusieurs arguments soutiennent l’idée qu’Empédocle pouvait utiliser l’image des cinq sources pour parler d’une connaissance organisée et croissante. Cette lecture des cinq sources est métaphorique.

Le verbe couper est étrange en parlant des sources. Il existe pourtant une clé de compréhension, tout juste mentionnée par Diels en 1901, que U. von Wilamowitz-Moellendorff reprendra, avec quelques égards, dans son commentaire des Catharmes, en 1929 [56], et qui jusqu’ici n’a reçu aucun autre écho. Prêtons attention au sens du verbe « couper » dans un hymne à Apollon cité par Porphyre [57] :

σοὶ δ᾿ ἄρα πηγὰς νοερῶν ὑδάτων / τέμον ἄντροις μίμνουσαι γαίης

Pour toi donc [les nymphes Naïades] coupant les sources des eaux spirituelles, tout en restant dans les antres de la terre…

On dispose ici, dans une même phrase, des « sources » (πηγάς), et du verbe « couper » (τέμον). Wilamowitz nous dit : « τέμνειν πηγάς nach τ. ὁδούς ist verständlich ». Le sens particulier de « couper » est donc « ouvrir », « frayer un chemin ». Chez Porphyre, ce sont les nymphes Naïades qui ouvrent les sources.

Pensons maintenant aux cinq sources d’Empédocle. Tout comme les Naïades ouvrant des sources, l’homme sait acheminer l’eau et la faire couler là où elle ne coulait pas précédemment. Ce qui est coupé, et ce dont Théon ne parle pas, serait le lit des sources. L’homme ferait dans la terre sèche une saignée ou rigole, puis viendrait ensuite couper le lit de la source, pour dévier son cours naturel. La rigole servirait à canaliser l’eau vers un lieu choisi. L’acte serait répété sur cinq sources différentes. Si l’on peut « puiser » à la place de « couper » – car cette correction dans le manuscrit de Théon est intéressante –, cela tiendrait au fait qu’en détournant l’eau du lit naturel d’une source, on enlève (= on puise) l’eau de cette source. Couper permet de puiser.

Par « couper » il s’agirait donc de comprendre « ouvrir », « creuser », ou « frayer » un chemin. Frayer un chemin, mis en relation avec l’eau des sources, suggère les travaux d’irrigation que les Grecs entreprenaient dans les vergers et les jardins. Ainsi, Homère dit dans l’Iliade (XXI 257-259) :

ὡς δ᾿ ὅτ᾿ ἀνὴρ ὀχετηγὸς ἀπὸ κρήνης μελανύδρου

ἂμ φυτὰ καὶ κήπους ὕδατι ῥόον ἡγεμονεύῃ

χερσὶ μάκελλαν ἔχων, ἀμάρης ἐξ ἔχματα βάλλων.

Ce texte d’Homère ne présente pas, il est vrai, le verbe « couper ». Mais il indique déjà clairement qu’à partir d’une source (ἀπὸ κρήνης), on peut mener une rigole d’irrigation (ὀχετηγός), guider un cours d’eau à travers plants et jardins (ἂμ φυτὰ καὶ κήπους ὕδατι ῥόον ἡγεμονεύῃ). La pioche (μάκελλα) sert à creuser cette rigole ; on est proche du sens particulier de « couper ». En Iliade XIII 707, lorsqu’une charrue trace un sillon, autrement dit creuse la surface du champ, le verbe τέμνω est cette fois-ci utilisé : τέμει δέ τε τέλσονἀρούρης. Il n’est alors pas interdit de penser qu’Empédocle, qui emprunte souvent à Homère, ait vu dans l’action comprise par ὀχετηγός le sens de couper la terre sèche, comme on creuse un sillon, pour guider l’eau des cinq sources.

L’image de l’irrigation est intéressante à plusieurs égards. Chez Platon, en particulier, elle admet le verbe τέμνω. Chez Empédocle, elle se prête à un sens figuré. Examinons ces deux points.

(A) Platon (Timée 77 C 7-9) fournit un exemple du verbe τέμνω appliqué à des rigoles d’irrigation :

τὸ σῶμα αὐτὸ ἡμῶν διωχέτευσαν τέμνοντες οἷον ἐν κήποις ὀχετούς, ἵνα ὥσπερ ἐκ νάματος ἐπιόντος ἄρδοιτο.

Ici, couper signifie creuser, ouvrir. C’est le sens relevé dans l’hymne à Apollon cité par Porphyre. Chez Platon, le substantif ὀχετούς désigne dans le contexte (ἐν κήποις ὀχετούς) des rigoles d’irrigation. On trouve, encore chez Platon, une expression parallèle (Timée 70 D 2) qui lie τέμνω et ὀχετός :

διὸ δὴ τῆς ἀρτηρίας ὀχετοὺς ἐπὶ τὸν πλεύμονα ἔτεμον.

Les conduits creusés dans cette description du Timée ne sont ni sur terre ni dans la terre, mais dans le corps humain, ce sont les vaisseaux sanguins [58].

(B) Venons-en au sens figuré. Empédocle utilise dans la Physique deux verbes liés à ὀχετός. L’Agrigentin en fait un emploi métaphorique. À la différence de Platon que nous avons cité, ce n’est plus un liquide qui coule ; ni eau, ni sang, c’est un flot de paroles :

ἐκ δ᾿ ὁσίων στομάτων καθαρὴν ὀχετεύσατε πηγήν (fr. 3.2) ;

et au fr. 35.1-2 :

αὐτὰρ ἐγὼ παλίνορσος ἐλεύσομαι ἐς πόρον ὕμνων,

τὸν πρότερον κατέλεξα, λόγου λόγον ἐξοχετεύων [59].

Si nous n’avions pas ces deux fragments, il serait possible de nier que les travaux d’irrigation à partir des cinq sources puissent avoir chez Empédocle un quelconque sens métaphorique. On pourrait s’en tenir au sens propre, penser à l’homme qui, chez Homère, mène une rigole à partir d’une source, la pioche à la main. Mais le fr. 3 et le fr. 35 permettent d’affirmer qu’Empédocle sait utiliser le vocabulaire de l’irrigation pour élaborer une image de la parole (en l’occurrence une parole vraie), et concrétiser son travail de poète.

À partir des deux points relevés ci-dessus – l’irrigation associée au verbe τέμνω chez Platon, l’irrigation au sens figuré chez Empédocle – nous pouvons concevoir qu’Empédocle ait à la fois pris κρηνάων ἄπο πέντε ταμών pour signifier un travail d’irrigation et qu’il en ait fait une métaphore.

Tout comme la teinture de la laine est une métaphore, l’irrigation serait une métaphore. Que faudrait-il faire « pousser » et prospérer par l’irrigation à partir de cinq sources ? Théon nous guide : chez Platon, les cinq savoirs mathématiques développés dans l’esprit des enfants doivent conduire à la philosophie. Chez Empédocle, puiser aux cinq sources pourrait conduire aussi à la philosophie. Il nous reste à deviner ce que le nombre cinq, en liaison avec la connaissance, pourrait évoquer pour Empédocle. Avançons une réponse : les cinq sources renvoient aux données des cinq sens (images, sons, odeurs, saveurs, impressions tactiles) [60]. Il est alors possible que « se purifier en ouvrant des rigoles à partir de cinq sources » signifie : exploiter au mieux les données des cinq sens, faire fructifier ces données. Cette interprétation s’accorde avec le propos de Théon, qui s’intéresse aux connaissances utiles à acquérir dès l’enfance. Elle permet d’expliquer que Théon mette en parallèle Empédocle et Platon, à savoir : les données des cinq sens, comme préalable au savoir du Tout (Empédocle) et les cinq sciences mathématiques comme propédeutique philosophique (Platon).

Faisons un autre pas dans la direction de Théon. Chez Théon, les diverses sciences mathématiques collaborent à une vision globale. Delattre écrit : « Nous avons vu, en étudiant la manière dont Théon argumentait, prouvait, et démontrait, qu’il proposait en fait à ses lecteurs l’occasion d’exercer leur esprit à prendre une vue d’ensemble (súnopsis), à partir de cas ou de phénomènes variés et complexes, pour découvrir une règle générale ou un modèle régulier qui en assure à la fois l’unité et la cohérence [61]. » Avec cet arrière-plan, « couper à partir des cinq sources » ne signifierait pas maintenir la diversité initiale, ou même l’accroître. Elle signifierait, au contraire, relier en un même lieu les cours des sources. Les rigoles d’irrigation seraient creusées pour rassembler et parvenir à une cohérence [62]. Tout comme chez Platon, relu par Théon, il y aurait, chez Empédocle, une recherche de l’unité à partir de la diversité. Notons alors qu’Empédocle pourrait avoir utilisé le verbe « couper » avec une certaine malice.

Il est possible d’obtenir, sinon une preuve, du moins une présomption de preuve que les données des cinq sens sont bien impliquées dans les cinq sources. Pour cela, acceptons d’entrer dans le jeu poétique de l’Agrigentin.

La « cinq branches »

Nous disposons de trois mots et d’une idée. Les trois mots : κρηνάων, πέντε, ταμών. L’idée : la purification.

Commençons par κρηνάων. Un génitif éolien en αων ne se retrouve pas ailleurs chez Empédocle. Donc, il surprend. On se posera alors la question : l’Agrigentin n’a-t-il pas emprunté κρηνάων à un texte antérieur ? Dans la littérature qui nous est parvenue et qui a précédé Empédocle, le mot κρηνάων n’apparaît qu’une seule fois : chez Hésiode, dans Les Travaux et les Jours au vers 758, où il entre dans la formulation de l’interdit d’uriner dans les sources [63]. Prêtons attention dans cette œuvre au texte qui suit κρηνάων [64]. Sept vers après le vers où se situe κρηνάων, se lit le mot πεντόζοιο (vers 742) comportant le chiffre πέντε. Puis un vers plus loin : τάμνειν. Voici ces deux derniers vers (Les Travaux et les Jours, 742-743) :

μηδ᾿ ἀπὸ πεντόζοιο θεῶν ἐν δαιτὶ θαλείῃ

αὖον ἀπὸ χλωροῦ τάμνειν αἴθωνι σιδήρῳ.

On interprète classiquement ce conseil hésiodique ainsi : « Pendant un sacrifice (au festin joyeux des dieux), ne te coupe pas les ongles (le sec qui se trouve sur la ‘cinq-branches’) ». Précisons que le texte d’Hésiode que nous lisons concerne des purifications (laver sa conscience et ses mains : vers 740) et des conseils pour ne pas déplaire aux dieux ni attirer le mauvais sort.

En lisant Hésiode, tout en ayant en tête κρηνάων ἄπο πέντε ταμών, nous constatons que les mots principaux se suivent dans le même ordre : les sources (dans un génitif éolien chez les deux poètes : κρηνάων), le nombre cinq (πέντε chez Empédocle ; πέντε inclus dans πέντοζος, chez Hésiode), puis le verbe couper (soit sous la forme d’un participe avec ταμών, soit sous la forme d’un infinitif avec τάμνειν). Il n’existe certes pas de continuité de sens chez Hésiode entre, d’une part, les sources, l’interdit d’y uriner (vers 758), et, d’autre part, les deux vers que nous avons cités (742-743) – même s’il est vrai qu’il s’agit ici et là de deux interdits. Toutefois, ces mots chez Hésiode présentent un réel intérêt pour comprendre ce qui est bâti chez Empédocle. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point pour montrer à partir d’un autre exemple qu’Empédocle assemble parfois dans sa composition savante des matériaux disjoints d’un texte épique. Pour l’instant, il importe de souligner que le rapprochement entre la parole d’Empédocle sur les cinq sources et le passage des Travaux et les Jours ne se fait pas sur le mode d’une imitation ou de la reprise d’une formule poétique avec une simple variation. Les écarts de sens entre les deux textes sont évidents. Empédocle parle de la connaissance, Hésiode s’intéresse à des pratiques communes. En revanche, trois mots précis, relativement peu fréquents, communs aux deux textes, ajoutés à l’arrière-plan des purifications, font soupçonner qu’Empédocle a tissé certains liens entre ce qu’il voulait dire et ce qu’Hésiode disait. La technique de composition qui s’appuie sur des mots-phares ne serait pas nouvelle. On observe déjà un genre assez subtil de cette technique chez l’auteur hésiodique du Bouclier [65].

En quoi les vers hésiodiques nous suggèreraient-ils qu’Empédocle a bien pensé, à travers κρηνάων ἄπο πέντε ταμών, aux données des cinq sens ?

Prêtons attention à ce mot remarquable chez Hésiode : πέντοζος. Dans Les Travaux et les Jours, πέντοζος, la cinq-branches, est une métaphore végétale de la main, aux cinq doigts. Or, chez Empédocle, les mains elles-mêmes peuvent être une métaphore pour désigner les organes des sens ; plus précisément, l’Agrigentin parle des paumes : παλάμαι (fr. 2.1) [66]. Mais nul ne s’y trompe. Les sens attrapent les effluves du monde extérieur tout comme les paumes attrapent les objets, ce qui suppose l’action des cinq doigts [67]. De surcroît, et ce point est capital, chez Empédocle, l’oreille se dit ὄζος (fr. 99) ; cet emploi original d’ὄζος force le rapprochement des παλάμαι-organes des sens avec la πέντοζος d’Hésiode [68]. En reconnaissant ici la possible lecture d’une synecdoque, figure que le poète d’Agrigente pratiquait volontiers, on ferait de la ‘cinq-oreilles’ (πέντεὄζοι) la désignation des cinq sens [69].

En bref, voici le fil de la preuve que nous cherchions : κρηνάων ἄπο πέντε ταμών chez Empédocle mène à ἀπὸ πεντόζοιο […] τάμνειν chez Hésiode, qui, par le truchement du mot remarquable πέντοζος (la cinq-branches), conduit en retour vers le code empédocléen pour désigner les cinq sens (les mains ou les paumes : παλάμαι).

Quelques observations complémentaires vont nous conforter dans l’idée que le rapprochement fait avec Hésiode n’est pas fortuit. Couper le sec du vert (αὖον ἀπὸ χλωροῦτάμνειν) chez Hésiode (T. J. 743) deviendrait, dans la transposition des cinq sources, couper la terre sèche à partir des cinq sources. Le « vert » (χλωρόν) désigne la πέντοζος, la partie où coule la sève. La cinq-branches qui regorge de sève est une métaphore chez Hésiode de la cinq-doigts irriguée par le sang. À partir de là, l’image des branches aurait pour équivalent l’image des sources et de leurs cours. Quant au « sec » (αὖον), l’ongle, partie morte par manque de sève, à l’extrémité des branches, il serait chez Empédocle la terre non irriguée. Grâce au texte d’Hésiode, et bien que le verbe « couper » ne soit pas pris dans le même sens chez Hésiode (couper = séparer) et chez Empédocle (couper = creuser un chemin), nous disposons d’un complément du verbe « couper », à savoir le « sec », qui représenterait bien chez l’Agrigentin ce qu’il s’agit de couper ou de creuser pour procéder à l’irrigation. Ajoutons qu’ « irriguer » c’est couper le sec (creuser une rigole pour que l’eau puisse y couler) et se séparer du sec (apporter de l’eau dans un endroit qui autrement resterait sec).

Un second point est remarquable. Le conseil d’Hésiode s’adresse à une population rurale. Il consiste à dire : lorsque vous assistez au festin des dieux, ne soyez pas distrait par une autre occupation (couper le sec du vert = se couper les ongles). Pour être concret, le poète touche son public de paysans en suggérant l’image de l’entretien d’un bois, d’un verger, ou d’un jardin, bref en évoquant une pratique courante. Chez Empédocle aussi, il s’agit, même si cette fois-ci il n’est pas question de branches mortes, d’entretenir des plantations. Ces plantations sont des connaissances. Métaphore, bien sûr ! Mais chez Hésiode, la cinq-branches, le sec et le vert, ne s’entend pas non plus au sens propre. Le végétal n’est ici qu’une image. La liaison entre les deux textes, celui d’Hésiode et celui d’Empédocle, s’établit donc de façon multiple.

En examinant le manuscrit de Venise, nous avions retenu que le mot χαλκῷ pouvait faire partie du propos d’Empédocle. La liaison de χαλκῷ avec ταμών, dans un même vers, semblait exclue. Mais il n’en reste pas moins vrai que si le bronze est présent, c’est, selon toute vraisemblance, pour couper. Il faudrait donc lier χαλκῷ et ταμών, même s’ils appartiennent à des vers différents. Si l’image à garder en tête est celle des travaux d’irrigation, le hoyau ou la pioche (μάκελλα) qui creuse les rigoles peut, avec une résonance homérique, être en bronze. Le datif χαλκῷ est instrumental. Le parallèle avec les Travaux et les Jours se poursuit : τάμνειν αἴθωνι σιδήρῳ. L’instrument, cette fois-ci chez Hésiode, est en fer.

La métaphore des sources et la coupure purificatrice

Toutes ces indications nous permettent de proposer une interprétation générale de κρηνάων ἄπο πέντε ταμών.

À partir des cinq sources, comprenons à partir des cinq flux de données extérieures (images, sons, etc.) captées par les cinq organes des sens, il conviendrait d’irriguer notre pensée qui réside, selon Empédocle, dans le sang autour du cœur [70], dans les πραπίδες [71] ou les σπλάγχνα [72]. Là peut se constituer une connaissance solide, qui s’accroît, pour autant – et ce point est important – qu’elle soit structurée par le discours du maître. Le fr. 110 nous éclaire :

εἰ γάρ κέν σφ᾿ ἀδινῆισιν ὑπὸ πραπίδεσσιν ἐρείσας

εὐμενέως καθαρῆισιν ἐποπτεύσηις μελέτηισιν,

ταῦτά τέ σοι μάλα πάντα δι᾿ αἰῶνος παρέσονται,

ἄλλα τε πόλλ᾿ ἀπὸ τῶνδ᾿ ἐκτήσεαι· αὐτὰ γὰρ αὔξει

ταῦτ᾿ εἰς ἦθος ἕκαστον, ὅπη φύσις ἐστὶν ἑκάστωι.

Le savoir se constitue ὑπὸ πραπίδεσσιν. Le procès d’acquisition est durable : ἄλλα τε πόλλ᾿ ἀπὸ τῶνδ᾿ ἐκτήσεαι. Le savoir s’accroît : αὐτὰ γὰρ αὔξει ταῦτα. Rappelons que le contexte du fr. 143 chez Théon est précisément celui d’un savoir durable et qui s’accroît avec le temps.

La métaphore de l’irrigation englobe les flux qui viennent des sources et les flux qu’il faut dériver dans le corps pour alimenter l’esprit, et faire croître le trésor des divines pensées dont nous parle l’Agrigentin au fr. 132 [73]. En se laissant guider par les mots, on pourrait ici relier l’irrigation aux quatre « racines de toutes choses », qui sont des divinités (fr. 6 : Zeus, Héra, Aïdôneus, Nestis). Le trésor des pensées divines serait une représentation du Tout [74].

Il est légitime de parler chez Empédocle de flux de données pour les données des sens puisque Empédocle dit lui-même au fr. 89 : « Sache qu’il émane des effluves [ἀπορροαί] de toutes les choses qui sont nées [75] » (trad. J. Zafiropulo). Le contexte de Théon, qui porte effectivement sur la connaissance – puisque Théon compare les cinq sources aux cinq sciences mathématiques –, soutient l’interprétation de l’exploitation des données sensorielles chez Empédocle. Il ne faudrait cependant pas chercher de correspondance entre un organe sensoriel particulier et une science mathématique particulière. Théon fait une mise en parallèle globale : tout comme Platon pense à une purification grâce à cinq sciences, Empédocle pense, d’une autre façon il est vrai, à une purification en partant des cinq sources de connaissance.

Couper à partir de cinq sources aurait pour objectif d’organiser et de relier le cours des sources au service d’un but. Si l’on s’en tient au sens propre de l’irrigation des terres, il s’agit de favoriser la vie des plantes dans un endroit donné, afin que l’homme en tire profit. Les sources ont un cours naturel. L’action de couper la terre sèche modifie ce que la nature a fait. Couper à partir de cinq sources signifierait donc imposer un nouveau cours à ces sources. Empédocle détournerait les sources que la nature ne dispose pas spontanément en faveur des besoins de l’homme.

Passons du sens propre (les sources, l’eau, l’irrigation, les plantes) au sens figuré (la connaissance). Les sources et l’eau représentent les données des sens, ce que l’Agrigentin appelle les effluves (ἀπορροαί). La coupure est un acte de la volonté qui porte sur le cheminement plus ou moins imaginaire des effluves qui nourrissent la pensée. Cette volonté canalise le cours des effluves au profit du sujet connaissant. La coupure est une façon de dire que des voies sont tracées, que des effluves sont puisés, que des liens sont établis entre les effluves. Les données du monde extérieur, et en particulier les paroles du maître recueillies par l’ouïe, doivent être liées. Là où s’établit la pensée, dans la zone autour du cœur, la volonté fait fructifier la connaissance obtenue par les cinq sens.

Dans le fr. 143, l’Agrigentin invite à faire converger des effluves qui souvent divergent, à faire une synthèse des données des sens. Mais cette synthèse se fait dans le cadre de principes acquis par l’enseignement (les quatre racines de toutes choses, les deux puissances, la Nécessité, la récurrence du cycle cosmique, etc.). Il ne s’agit donc pas seulement d’agréger des données. Il faut les organiser.

Le verbe « couper » dans le fr. 143 est pris dans un sens figuré comme il l’est dans un autre fragment d’Empédocle, au fr. 4, lorsque le maître s’adresse à son disciple Pausanias :

ὡς δὲ παρ᾿ ἡμετέρης κέλεται πιστώματα Μούσης,

γνῶθι, διατμηθέντος ἐνὶ σπλάγχνοισι λόγοιο [76].

Dans le second vers, Empédocle imagine sa parole, coupée (διατμηθέντος), dans les entrailles de Pausanias. S’agit-il pour Pausanias de dissocier les parties du discours du maître ? S’agit-il d’analyser ce discours ? D’isoler les arguments ? Une réponse positive à ces questions ne cernerait vraisemblablement pas le sens exact, bien qu’il soit indéniable que Pausanias devra analyser la parole du maître. Les deux vers sont cités par Clément d’Alexandrie, après une citation biblique : « Les sages mettent à couvert le sens » (trad. P. Voulet) [77]. Cette citation nous guide pour interpréter Empédocle. La parole (λόγος) d’Empédocle, inspiré par sa Muse, n’est pas une parole pour la foule. La parole du sage d’Agrigente met, elle aussi, le sens à couvert. Elle est scellée. Si bien que Pausanias sera obligé de l’ouvrir pour la comprendre. Le participe διατμηθέντος aurait alors un sens voisin de celui du participe ταμών associé aux cinq sources. Il ne voudrait pas dire ici « séparer en deux », mais « ouvrir » pour puiser. Avec διατμηθέντος ἐνὶσπλάγχνοισι se devine aussi le jeu des verbes couper et puiser que nous remarquions dans διὰ δ᾿ ἔντερα χαλκὸς ἄφυσσε δῃώσας chez Homère. La coupure, qui a indéniablement un sens négatif et agressif chez Homère, a ici, chez Empédocle, une vertu. L’ouverture est profitable. Dans ce contexte, je traduirais διατμηθέντος ἐνὶ σπλάγχνοισιλόγοιο, par une paraphrase : ma parole étant ouverte et puisée par toi, dans tes entrailles. Empédocle dirait donc à Pausanias : avec les gages de vérité de notre Muse, tu sauras tirer de mes paroles ce qu’il faut y entendre, et que les autres ne comprennent pas.

Le fr. 35.1-2 associe la parole à l’image de l’irrigation :

αὐτὰρ ἐγὼ παλίνορσος ἐλεύσομαι ἐς πόρον ὕμνων,

τὸν πρότερον κατέλεξα, λόγου λόγον ἐξοχετεύων.

Une parole (λόγον) est dérivée, grâce à une rigole (ἐξοχετεύων), d’une parole (λόγου). Entendons : une parole nouvelle puise dans une autre. Même si les choses ne sont pas dites explicitement, cette dérivation ne se fait pas sans une coupure pour permettre le passage du flot. Empédocle exprime de façon à peine différente ce qui advient ou doit advenir de sa parole.

Théon nous invite à penser que la coupure pratiquée par Empédocle est une purification. Certes, il va de soi que « coupure », « séparation » d’une souillure, et « purification » sont des termes qui pourraient s’appeler l’un l’autre. Mais, en quoi le tracé de rigoles, la fertilisation et la croissance d’un savoir peuvent-ils constituer une purification aux yeux d’Empédocle ? Que serait la purification associée au fr. 143 ?

La réponse est à trouver dans la philosophie de l’Agrigentin. La purification consisterait à lutter contre ce qui, au service du multiple, sépare. Nous savons que dans la cosmologie de l’Agrigentin ce qui sépare, à l’époque où nous vivons, est le cours naturel des choses, de plus en plus dominé par la Haine [78]. Les cinq sources, les cinq données des sens, coulent de façon séparée. Empédocle entreprend d’utiliser la puissance de ces sources. Il coordonne, unit ce qui est séparé, il transforme, il fertilise des terres, il fait croître. Empédocle part d’une nature qui semble pure, mais qu’il juge hostile et impropre à l’aune de ses aspirations ; il doit la purifier pour parvenir à ses fins. Dans la teinture de la laine, le teinturier part aussi d’une nature, la laine blanche, qui ordinairement est jugée comme pure. Mais, telle quelle, cette laine est impropre à la réalisation d’une teinture solide. Le teinturier doit donc purifier cette nature avec des astringents, il doit libérer les pores d’une matière étrangère, qui naturellement les obstrue. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut fixer la teinture de façon durable. Le teinturier et Empédocle possèdent un art qui présente au moins un point commun : la remise en cause d’une nature pour l’améliorer. Mais la purification entreprise par Empédocle ne consiste pas à séparer, ce qui est l’acte d’élimination d’une souillure. Elle consiste à unir, en retournant malicieusement la coupure contre les œuvres de Haine.

Empédocle apprend à entendre, à voir, à sentir. Eschyle, dans le Prométhée enchaîné (v.447-450), livre une formule que l’on pourrait mettre en exergue de l’entreprise d’Empédocle :

οἳ πρῶτα μὲν βλέποντες ἔβλεπον μάτην,

κλύοντες οὐκ ἤκουον, ἀλλ᾿ ὀνειράτων

ἀλίγκιοι μορφαῖσι τὸν μακρὸν βίον

ἔφυρον εἰκῇ πάντα.

Certains vers d’Empédocle viennent à l’appui de la ligne générale d’interprétation qui vient d’être présentée.

Dans le fr. 2 quelques vers critiquent les pensées émoussées ou parcellaires, les vies qui se dissipent comme de la fumée, les pensées livrées au hasard des rencontres. Ici l’Agrigentin se bat contre la dispersion commune.

Dans le fr. 3, le philosophe demande aux dieux de détourner sa langue de la folie des choses et de faire couler une source pure de sa bouche sanctifiée. Cette source pure c’est la parole, c’est le son qui viendra frapper en particulier l’oreille de Pausanias, le disciple d’Empédocle. Nous relevons à cet endroit précis l’identification d’une source (πηγή) avec une donnée des sens, le son. Mais il y a plus. Lorsque Empédocle demande aux dieux de « faire couler » cette source il emploie un verbe (ὀχετεύσατε) qui est du registre de l’irrigation. La source est pure, non seulement parce qu’elle est loin de la « folie des choses », mais aussi parce qu’elle a été conquise : ὀχετεύσατε suppose un travail particulier sur la nature.

Dans le fr. 24, Empédocle conseille de ne pas passer d’un sommet à un autre sans suivre un chemin jusqu’à son terme. Les sommets sont une métaphore : ils représentent des sujets d’étude. La diversité des sujets doit être prise en compte (passer d’un sommet à l’autre), mais certes pas de façon superficielle. Le philosophe là aussi critiquerait la dispersion. C’est un même sentier, et non pas un survol imaginaire, qui devrait mener d’un sommet à un autre [79].

Dans le fr. 110, Empédocle souligne la dispersion qui attend les hommes aux pensées émoussées. Il assure néanmoins qu’il est possible, avec une conduite convenable de l’esprit, de faire fructifier les connaissances. Le langage proche des mystères d’Éleusis rappelle le travail de la terre et aussi, indirectement celui de l’irrigation. Ce qui serait irrigué intentionnellement à l’intérieur du corps serait une sorte de jardin où pousserait, entourée de soins (fr. 110.2), une connaissance du Tout.

Le jardin de Nestis

La présente étude porte sur une matière poétique. Ce sont les mots, leur singularité, leur capacité à frapper la mémoire, à faire surgir des contextes, qui nous guident. Si Empédocle n’avait pas utilisé le mot κρηνάων il n’y aurait guère eu de justification à se remémorer le texte d’Hésiode et à centrer notre attention sur la πέντοζος en relation avec le verbe couper. L’Agrigentin a puisé les matériaux dont il avait besoin dans un espace limité de vers des Travaux et les Jours, réunis par le thème de l’interdit religieux. Le mot κρηνάων est chez lui la trace de son passage par le texte d’Hésiode. Dans une lecture s’attachant seulement aux faits, on nierait que le poète d’Agrigente puisse laisser, dans la densité de ses formules, des signes à suivre. Mais dans la mesure où ces signes existent, il faut être prêt à les entendre – à condition bien sûr que le faisceau des indices soit suffisamment fort et que l’ensemble forme sens. Un exemple viendra illustrer notre propos.

La composition savante dégagée dans un fragment d’Empédocle, le fr. 62, fournit un parallèle de composition à ce qui se joue, selon toute vraisemblance, dans la parole des cinq sources. Il importe en particulier d’observer l’emprunt que l’Agrigentin fait au texte homérique.

Voici les premiers vers du fr. 62 :

νῦν δ᾿ ἄγ᾿, ὅπως ἀνδρῶν τε πολυκλαύτων τε γυναικῶν

ἐννυχίους ὅρπηκας ἀνήγαγε κρινόμενον πῦρ,

τῶνδε κλύ᾿· οὐ γὰρ μῦθος ἀπόσκοπος οὐδ᾿ ἀδαήμων.

οὐλοφυεῖς μὲν πρῶτα τύποι χθονὸς ἐξανέτελλον,

ἀμφοτέρων ὕδατός τε καὶ εἴδεος αἶσαν ἔχοντες·

τοὺς μὲν πῦρ ἀνέπεμπε θέλον πρὸς ὁμοῖον ἱκέσθαι.

Au vers 2 du fr. 62 (ἐννυχίους ὅρπηκας ἀνήγαγε κρινόμενον πῦρ) l’expression ἐννυχίους ὅρπηκας est une allusion à un épisode iliadique. Il s’agit de l’épisode de Lycaon surpris par Achille lors d’une sortie nocturne (ἐννύχιος προμολών), alors qu’il coupait de jeunes branches (νέους ὄρπηκας) d’un figuier sauvage, dans le verger (ἀλωή) de son père (Iliade XXI v.36-38 : ἐκ πατρὸς ἀλωῆς οὐκ ἐθέλοντα / ἐννύχιος προμολών· ὃ δ᾿ ἐρινεὸν ὀξέϊ χαλκῷ / τάμνε νέους ὄρπηκας). La liaison est directe entre les deux textes (fr. 62 et Iliade) – liaison repérée d’ailleurs depuis longtemps. Mais Empédocle ne reprend pas exactement les mots de l’Iliade, il fait un raccourci. On ne peut donc pas parler d’une formule toute faite, d’un poncif poétique sans réelle signification. Dans l’Iliade, ὄρπηκας désigne des branches servant à faire des rampes de char, alors que dans le fr. 62.2ὅρπηκας désigne des pousses prises dans un sens métaphorique ; ces pousses sont les ancêtres des hommes et des femmes aux pleurs abondants (fr. 62.1). Bien que cela ne soit pas dit au fr. 62.2, ces pousses sortent de terre, comme des troncs. Le fr. 62.4 donne une confirmation de cette lecture : les prototypes humains (οὐλοφυεῖς τύποι), i.e. les pousses, montent de la terre (χθονὸς ἐξανέτελλον) [80]. C’est là où s’observe le jeu du poète avec le modèle homérique.

Nous avons signalé Iliade XXI 36-38 à l’arrière-plan du fr. 62.2. Mais maintenant, trois autres passages du chant XXI, sans continuité directe de sens avec les vers 36-38, apportent l’arrière-plan qui s’accorde avec le fait que les prototypes humains sortent de terre. Voici ces passages et un commentaire :

(a) Il. XXI.46-48 :

δυωδεκάτῃ δέ μιν αὖτις

χερσὶν ᾿Αχιλλῆος θεὸς ἔμβαλεν, ὅς μιν ἔμελλε

πέμψειν εἰς ᾿Αίδαο καὶ οὐκ ἐθέλοντα νέεσθαι.

Si Lycaon, surpris par Achille, est expédié vers l’Hadès, cela signifie que Lycaon rejoindra sous terre, ou sous la surface de la terre, le royaume de l’ombre. C’est de ce royaume, la terre pour Empédocle, que ce dernier fera surgir les prototypes humains [81]. Lycaon, qui n’est bien sûr pas identique aux ὄρπηκας qu’il coupe dans le verger, apparaîtrait transposé et confondu, aux yeux d’Empédocle, avec les pousses, prototypes humains.

(b) Il. XXI 55-58 :

ἦ μάλα δὴ Τρῶες μεγαλήτορες οὕς περ ἔπεφνον

αὖτις ἀναστήσονται ὑπὸ ζόφου ἠερόεντος,

οἷον δὴ καὶ ὅδ᾿ ἦλθε φυγὼν ὕπο νηλεὲς ἦμαρ

Λῆμνον ἐς ἠγαθέην πεπερημένος [...]

La crainte d’Achille est de voir les Troyens sortir de l’ombre brumeuse, tout comme, à son grand étonnement, Lycaon revient de Lemnos. Ce qui intéresse Empédocle c’est la sortie de l’ombre brumeuse, i.e. la sortie de terre. On remarque le verbe ἀνίστημι (ἀναστήσονται) de sens voisin chez Empédocle à ἐξανατέλλω (ἐξανέτελλον).

(c) Il. XXI 63 :

γῆ φυσίζοος, ἥ τε κατὰ κρατερόν περ ἐρύκει.

Achille va tuer Lycaon. Il veut voir si « la terre, source de vie, qui retient même le fort », saura retenir Lycaon. Ce vers de l’Iliade est éloigné d’une vingtaine de vers du vers concernant les jeunes branches (Il. XXI 38). Il est sans rapport de continuité avec les jeunes branches. Et pourtant, chez Empédocle, qui s’appuie sur Iliade XXI 36-63 pour composer son poème, la liaison est frappante. Pour l’Agrigentin la terre est bien source de vie. Elle fera sortir les jeunes pousses humaines (οὐλοφυεῖς μὲν πρῶτα τύποι χθονὸςἐξανέτελλον), tout comme Lycaon pourrait sortir de terre. Empédocle ne suit pas Homère dans sa conception de l’Hadès, dont nul ne s’échappe [82]. Tout en exprimant brièvement ses idées, il a tissé un rapide échange avec un passage homérique qui s’étend sur une vingtaine de vers. Il emprunte des mots, des expressions, sans respecter ni l’esprit ni la syntaxe de son modèle.

Lorsque, présentant quelques vers des Travaux et des Jours, je suggérais l’utilité de rapprocher κρηνάων et πέντοζος pour saisir l’arrière-plan de composition de la parole d’Empédocle citée par Théon, un doute était permis : Empédocle pouvait-il lier πέντε κρηνάων (Empédocle) et κρηνάων [...] πέντοζος (Hésiode) ? Ce doute peut désormais être dissipé. Le fr. 62 fournit un exemple pour affirmer qu’Empédocle sait lier ce qui ne l’est pas dans un modèle. Les liaisons syntaxiques au sein du modèle ont relativement peu d’importance. Ce sont avant tout les mots qui comptent. On ne peut donc pas écarter, sans autre procès, la valeur possible des Travaux et des Jours, 742-743, 758, pour comprendre κρηνάων ἄπο πέντε ταμών.

Le fr. 62 apporte un autre enseignement.

Considérons le vers 3 du fr. 62 :

τῶνδε κλύ᾿· οὐ γὰρ μῦθος ἀπόσκοπος οὐδ᾿ ἀδαήμων.

Ce vers est bâti autour de deux allusions homériques.

(1) La première a un haut degré d’évidence. Odyssée XI 344-345 :

ὦ φίλοι, οὐ μὰν ἧμιν ἀπὸ σκοποῦ οὐδ᾿ ἀπὸ δόξης

μυθεῖται βασίλεια περίφρων […]

La reine de Schérie, qui s’est prononcée, est sage (περίφρων). Elle parle οὐ [...] ἀπὸ σκοποῦ, avec clairvoyance (?). Ce qu’elle dit n’est pas contraire à ce que l’on attend (οὐδ᾿ ἀπὸ δόξης). Dans l’Odyssée et chez Empédocle, les choses sont dites avec des doubles négations et sont doublées : οὐ [...] ἀπόσκοπος renvoie à οὐ … ἀπὸ σκοποῦ ; οὐδ᾿ἀδαήμων renvoie à οὐδ᾿ ἀπὸ δόξης. La reine parle : μυθεῖται βασίλεια. Empédocle, pour désigner son propre discours, utilise un substantif associé à μυθέομαι : μῦθος.

L’imitation de structure rend l’allusion évidente. Empédocle a transformé les substantifs du vers 344 d’Odyssée XI – σκοποῦ et δόξης – en adjectifs. Il a créé un hapax : ἀπόσκοπος. Il n’a pas retenu un dérivé de δόξης, il a choisi l’adjectif ἀδαήμων, dans une construction inhabituelle, privée de son complément au génitif [83]. L’hapax ἀπόσκοπος est souvent rendu par « sans but », « qui manque son but ». On rapprochera ce mot de ce que dit Parménide de l’œil : νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα (fr. 7.4 Diels) [84].

(2) La seconde allusion épique qui a dû servir à bâtir le vers 3 du fr. 62 est moins évidente à mettre en lumière. Mais son intérêt est majeur. Elle concerne le qualificatif ἀδαήμων.

L’adjectif ἀδαήμων est utilisé 4 fois chez Homère : Iliade V 634, XIII 811, Odyssée XII 208, XVII 283. ἀδαήμων y est régulièrement suivi d’un complément au génitif : ce complément est la bataille dans l’Iliade, les maux, les coups et blessures dans l’Odyssée. Le nom auquel il se rapporte est un nom de personne et jamais un nom commun : Sarpédon, Ajax et les Achéens, Ulysse et ses compagnons, Ulysse seul. Le mot ἀδαήμων chez Empédocle peut difficilement se rapprocher de ces emplois. Il n’est pas suivi d’un génitif, ce qui est rare ; il ne concerne pas les combats ; il a pour sujet le μῦθος et non pas une personne. Avec l’arrière-plan de la rencontre de Lycaon et d’Achille dans le verger de Priam, après l’allusion à la parole de la reine de Schérie dans l’Iliade, il est possible qu’ἀδαήμων soit encore l’écho d’un passage homérique. Un contexte et un substantif attirent alors l’attention (Odyssée XXIV 244-245, 247) :

ὦ γέρον, οὐκ ἀδαημονίη σ᾿ ἔχει ἀμφιπολεύειν

ὄρχατον [...]

οὐ πρασιή τοι ἄνευ κομιδῆς κατὰ κῆπον.

L’intérêt de ce passage tient en particulier au fait qu’il met en relation ἀδαημονίη avec un jardin et un verger. Ce n’est pas le verger de Priam, c’est le verger néanmoins d’un roi, le vieux roi d’Ithaque. Il devient probable qu’Empédocle ait composé le vers τῶνδε κλύ᾿· οὐ γὰρ μῦθος ἀπόσκοπος οὐδ᾿ ἀδαήμων en y associant une nouvelle fois l’image d’une terre féconde, cette fois-ci le verger de Laërte.

L’adjectif ἀδαήμων est traduit ordinairement par ignorant, inhabile, maladroit. Chez Empédocle, οὐκ ἀδαήμων exprimerait un savoir et un savoir-faire, ou pour dire les choses dans le langage poétique de Pindare, l’art d’un homme d’esprit qui laboure le champ d’Aphrodite, c’est-à-dire le champ de la parole inspirée et gracieuse [85].

Empédocle ne se bornerait pas à affirmer la validité de son discours – “ Moi, Empédocle, je dis vrai ! ” –, il sensibiliserait aussi Pausanias, son disciple, au jeu littéraire : “ Écoute, car je sais dire les choses avec les formes qu’il convient, je te donne à apprécier mon art, toi qui es nourri d’Homère et des autres poètes. ”

Si le savoir et le savoir-faire d’Empédocle se tiennent de façon imaginaire dans un jardin ou un verger, il n’est pas abusif de rapprocher les cinq sources – dont l’une charrie les paroles sonores – de ce mot du fr. 62.3 : « Écoute », que lance Empédocle à Pausanias (τῶνδε κλύ᾿· [...]). L’ouïe, avec son rameau de chair (fr. 99 : σάρκινος ὄζος), est l’un des sens sollicité – moyen ô combien important pour apprendre. Ce qu’Empédocle enseignera ne concerne pas uniquement le présent. Par l’ouïe, Pausanias connaîtra l’origine de l’homme. La vue des choses présentes pourra aider à comprendre et à se représenter le passé. Des vers restitués par L’Empédocle de Strasbourg ne disent pas autre chose : « Applique-toi à ce que mes propos n’atteignent pas seulement tes oreilles et, en m’écoutant, vois les signes clairs qui sont aux alentours, je te montrerai, par les yeux aussi [...] Tires-en pour ton esprit des indices sûrs à l’appui de mon récit…[86] » Empédocle fait converger les sources de données. La mémoire où ces données sont accumulées jouera ensuite un rôle important pour permettre un travail d’analyse et d’organisation. Ainsi, le fr. 17.14 insiste sur la nécessaire étude des paroles reçues : ἀλλ᾿ ἄγε μύθων κλῦθι·μάθη γάρ τοι φρένας αὔξει. Ce qu’Empédocle souhaite opérer dans l’esprit de Pausanias, c’est la croissance d’un savoir (μάθη … αὔξει), ou, pour le dire autrement, le poète souhaite faire pousser un savoir, tout comme le jardinier ou l’horticulteur applique son art à faire pousser des plantes.

Un hapax empédocléen serait à interpréter dans ce sens. Empédocle dit à Pausanias, au fr. 21.2 : εἴ τι καὶ ἐν προτέροισι λιπόξυλον ἔπλετο μορφή [87] ; et au fr. 71 : εἰ δέ τίσοι περὶ τῶνδε λιπόξυλος ἔπλετο πίστις. Le mot λιπόξυλος est souvent traduit par « incomplet », « insuffisant », « faible ». Mais en traduisant ainsi l’on passe à côté de la métaphore végétale. Il faudrait rapprocher λιπόξυλος de ἄξυλος, dans le sens de « non boisé », « sans arbre », tel qu’employé par Hérodote [88]. L’expression chez Empédocle renverrait alors au fait qu’une source, irriguant un enclos, pourrait ne pas avoir produit jusqu’ici les pousses attendues. Si la parole ou la croyance sont « sans arbre », comprenons « sans effet », l’irrigation est insuffisante. Le maître s’emploierait alors à multiplier les sources : voir, toucher, rechercher d’autres moyens de preuves, jusqu’au moment où l’esprit de Pausanias fera prospérer pour lui-même l’acquis du maître. Le mot λιπόξυλος serait donc en résonance avec les cinq sources et l’art suggéré au fr. 62.3 τῶνδε κλύ᾿· οὐ γὰρ μῦθος ἀπόσκοπος οὐδ᾿ ἀδαήμων [89].

Chez l’Agrigentin, Nestis est la divinité de l’eau. Dans de précédents travaux, j’avais soutenu, après d’autres commentateurs, que Nestis est une figure de Perséphone, la déesse de la puissance végétale. J’avais aussi soutenu, mais cette fois-ci de façon isolée, qu’Empédocle fait de Nestis, Perséphone, sa Muse [90]. Les résultats du présent article s’accordent avec ces positions. Nestis, la Muse de l’Agrigentin, est l’eau qui irrigue. Elle est active dans l’acquisition des connaissances. Le jardin du poète d’Agrigente est un enclos savamment irrigué, le jardin de Nestis. À la différence d’Hésiode et d’autres poètes antérieurs, cette Muse parle à travers les « signes clairs » du monde. Savoir écouter, savoir regarder : l’art d’Empédocle est en partie là. Cela ne veut pas dire que la connaissance n’est que le recueil des données du monde présent. La coordination et l’analyse des données, puis la réflexion sur ces données donnent accès à des réalités qui sortent du champ de l’expérience immédiate.

Les cinq sens, pour essentiels qu’ils soient, ont leur limite, tout comme les mathématiques chez Platon. Empédocle prône l’ouverture à une connaissance qui va au-delà de l’usage commun et immédiat des sens. Ainsi au fr. 17.21 : « Contemple-la [= Philotès] par l’esprit et ne reste pas assis avec des yeux tout étonnés (τὴν σὺ νόωι δέρκευ, μηδ᾿ὄμμασιν ἧσο τεθηπώς) », et surtout au fr. 133 : « Il n’est pas possible que nous l’approchions [le Divin] avec nos yeux / Ou le saisissions avec nos mains […] ». Théon entend mener au divin en commençant par les mathématiques. Il ne manquera pas de dire que la purification chez Platon, entendons la connaissance des mathématiques, n’est qu’une première étape, commençant dans l’enfance, à laquelle il ne faut pas rester fixé (Expositio 16.13-17). Si l’on admet le parallèle d’Empédocle avec Platon, suggéré par Théon, il s’agirait chez Empédocle, grâce à l’observation du monde (obtenue par les cinq sources), de préparer un contact avec le divin. Nous savons, en dehors de Théon, que ce contact se ferait au-delà des sens.

Contre Hésiode

Empédocle pourrait avoir emprunté à Pindare quelques métaphores concernant le travail poétique. Mais contrairement à Pindare, Empédocle n’est pas un poète de cour. Quand il s’en prend avec véhémence aux sacrifices sanglants, il dérange. Quand il cite Zeus, loin de Cypris, parmi les dieux d’une époque dominée par la Haine, il dérange encore. Quand il dit avoir donné sa confiance à la Haine furieuse – νείκεϊ μαινομένωι πίσυνος –, modifiant ainsi une formule homérique où Zeus se trouvait en place de la Haine, il ne peut que s’attirer la méfiance de ceux qui font du premier des dieux un dieu juste [91]. Pour autant, quand il puise dans les Travaux et les Jours, autour d’un mot qui a une résonance au sein de sa propre philosophie, πέντοζος, ne cherche-t-il pas à produire seulement un effet esthétique ? N’est-ce pas là un exemple où aucune polémique ne perce ?

On peut le croire. C’est un fait qu’en dehors des rares fragments où la subversion des croyances traditionnelles est patente (fr. 128, 136, 137), les traits que l’Agrigentin décoche contre des institutions, littéraires ou religieuses, passent inaperçus. On ne voit pas ces traits. Peut-être parce qu’on ne les cherche pas.

Dans le cas des cinq sources qu’en est-il ? L’arrière-plan des Travaux et des Jours recèle-t-il pour Empédocle un motif de polémique ?

La scène hésiodique où se lit πέντοζος est une participation au festin joyeux des dieux (θεῶν ἐν δαιτὶ θαλείῃ). À ce festin, comment ne pas associer l’autel souillé du sang des animaux, et des viandes cuites d’où s’exhale le fumet dont se délectent les dieux ? Nous le savons – précisément par les fr. 128, 136, 137 – Empédocle condamne les festins olympiens. Il condamne les sacrifices sanglants. Pour lui, le contact avec le divin prend un autre chemin [92]. Le vers qui comprend κρηνάων ἄπο πέντε ταμών manifeste cet autre chemin, où les sens jouent un rôle important. Hésiode dit : il ne faut pas couper le sec du vert quand on s’approche des dieux. Empédocle prend le contre-pied. Pour lui, il faut couper le sec (la terre non irriguée) touchant au vert (les sources) quand on veut s’approcher du divin.

L’opposition d’Empédocle à Hésiode n’est pas une donnée nouvelle. Mais le plus souvent les commentateurs d’Empédocle n’insistent pas sur ce point [93]. J. Bollack, dans son ouvrage sur les Catharmes, a fait un pas méritoire en avant [94]. Il dit et répète qu’Empédocle agit de façon subversive, qu’il est en marge de la religion traditionnelle. Sa critique, en outre, ne concerne pas qu’Hésiode. Écoutons Bollack : « Les Catharmes marquent une rupture complète avec la tradition culturelle, que l’on pourrait aussi bien appeler littéraire ou religieuse. Le poème invente un mythe, une histoire nouvelle, qui pose en deçà d’elle toutes celles qui ont jamais été racontées, d’Homère et d’Hésiode jusqu’aux productions contemporaines de la tragédie athénienne [95]. » « Rien de ce que l’on a cru et ce que l’on pratique dans les rites ne peut prétendre au divin, ou n’y accède, s’il y prétend. [...] La séparation d’avec les autels et les temples est absolue [96]. » J.-F. Balaudé, dans sa thèse en 1992, dirigée par Bollack, affirmait déjà [97] : « Écrivant d’un bout à l’autre contre le meurtre et le sacrifice, il [= Empédocle] écrit donc aussi une sorte de contre Hésiode ». Je n’aurais rien à ajouter à ces paroles si ce n’est que l’action subversive d’Empédocle n’apparaît pas uniquement dans les Catharmes. Elle traverse aussi la Physique. Lorsque l’Agrigentin énonce les quatre racines de toutes choses (fr. 6) – Zeus, Héra, Aïdôneus et Nestis –, il bouscule l’ordre olympien. Il fait « violence aux généalogies connues [98] ». La rupture avec la tradition religieuse traverse en réalité toute l’œuvre d’Empédocle.

La purification en jeu dans le fr. 143, qui emprunte ses matériaux au poème hésiodique (κρηνάων, πέντε, ταμών), fait figure d’exemple : rupture avec les rites, séparation d’avec l’autel « trempé du sang pur des taureaux [99] ».

La place du fr. 143

Le fr. 143 appartient-il aux Catharmes ? Les voix ont été jusqu’ici presque unanimes pour dire : oui, le fr. 143 appartient aux Catharmes [100]. Prenons deux exemples.

G. Zuntz écrit : « Frs. 140 and 141 DK. Together with fr. 143 […], these are the only extant prescriptions concerning details of ‘purity’ in everyday life. There may have been many more since, as Wilamowitz observed, the title ‘Katharmoi’ seems to imply, primarily, a set of rules of this very kind [101] ».

Pour D. Sedley, « There is no reason to attribute to this poem [Katharmoi] any fragments of Empedocles beyond those offering ritual advice [102] ». Ainsi, avec Sedley, les Catharmes, fortement réduites, incluent les fragments 112, 153a, 152 Wright, 140, 127, 111, 141, l’abstention du mariage, et bien entendu le fr. 143, car Sedley, à la suite de Diels, croit que le fr. 143 concerne un rituel de « self-purification ».

Certes, le seul titre « Catharmes » réduirait le contenu du poème d’Empédocle aux conseils rituels qui assurent une pureté au quotidien. Mais compte tenu de la rupture de l’Agrigentin avec la tradition homérico-hésiodique, il n’y aurait toutefois pas de raison de croire que les Catharmes sont un recueil traditionnel de rites de purifications ou de conseils rituels. Dans le poème intitulé Catharmes – titre qui n’a peut-être pas été donné par Empédocle lui-même –, les véritables purifications vont, selon le philosophe, à l’encontre des purifications communes. On ne trouvera alors pas dans ce poème de rites, de pratiques superstitieuses, de rachats faciles par quelques actions simples. Nous serions ici à mille lieux des purifications habituelles des « êtres puérils » qui participent au banquet des dieux sous le règne de Zeus (fr. 128, 136 et 137). Dans les Catharmes, la sombre croyance des dieux est fustigée (fr. 132.2). Les Catharmes nous introduisent dans une vision cosmique de la destinée des êtres vivants, avec pour thème essentiel la démonologie. Comprendre cette destinée et en tirer les conséquences pratiques seraient déjà s’engager dans une purification.

Mais qu’en serait-il du fr. 143 ? Le fr. 143 appartient-il aux Catharmes ? Ce n’est pas parce que Théon parle de purification en citant Empédocle que le fr. 143 appartient ipso facto aux Catharmes [103]. Le fr. 143 appartient à un ensemble qui traite de la connaissance. Les Catharmes, il est vrai, traitent aussi de la connaissance : celle de la destinée des êtres vivants, la connaissance démonologique. Mais ce n’est pas dans les Catharmes que l’on situerait les thèmes abordés par les fr. 2, 3, 4, 5, c’est-à-dire la connaissance par les sens, les moyens d’atteindre la vérité, le chemin à l’écart du grand nombre, le rôle de la Muse. Ces thèmes viennent au début de la Physique. C’est là, à proximité des fr. 2, 3, 4, 5, que se situerait le mieux le fr. 143.

Jean-Claude Picot

* Je remercie Joëlle Delattre, Susy Marcon, Suzanne Stern-Gillet, Marwan Rashed et Simon Trépanier, qui m’ont apporté leur aide et leurs conseils en de nombreux points du présent article. Ma gratitude est entière à l’égard de Denis O’Brien ; au fil des quelques années que j’ai consacrées aux cinq sources dont parle Empédocle, D. O’Brien m’a accompagné dans mes travaux, posé des questions auxquelles j’ai essayé de répondre, et m’a encouragé sans relâche.

[1] Aristote, Poétique 1457 b 14. Théon de Smyrne, Expositio rerum mathematicarum ad legendum Platonem utilium, p. 15.10-11 (E. Hiller).

[2] J. Vahlen, « Eine Miscelle zu Aristoteles Poetik », Zeitschrift für die österreichischen Gymnasien, 24, 1873, p. 659. – J. J. de Gelder, Theonis smyrnaei arithmeticam : Bullialdi versione, lectionis diversitate et annotatione auctam, Leyde : S. et J. Luchtmans, 1827, p. 21. – L’édition de Gelder reprend l’édition de Théon de Smyrne réalisée en 1644 par I. Boulliau, en y ajoutant des leçons d’un manuscrit conservé à Leyde.

[3] Gelder (ibid.) écrit : « Oportet sordibus mundari haurientem puro aere ex quinque fontibus ». Il ne dit pas « un bronze indestructible », mais « un bronze pur », recopiant ainsi la traduction de Boulliau. Je m’écarte de cette traduction.

[4] E. Hiller, Theonis Smyrnaei Philosophi Platonici Expositio rerum mathematicarum ad legendum Platonem utilium, (1ère éd. : 1878), réimp. Stuttgart/Leipzig : Teubner, 1995.

[5] H. Diels, « Studia empedoclea », Hermes, XV, 1880, p. 173-175. L’article est accessible sur Internet grâce à Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque Nationale de France (gallica.bnf.fr).

[6] Chaque fois qu’il est possible, je suis la numérotation de Diels-Kranz pour désigner les divers fragments d’Empédocle. J’écris « fr. » pour fragment, en veillant à bien distinguer les fragments d’une part, des témoignages (partie A du recueil de Diels-Kranz) d’autre part, et des ensembles « B », qui comportent des fragments. Ainsi, selon la convention que j’adopte, B 138 ne désignerait pas uniquement le fr. 138 mais tout ce qui est rapporté par Diels sous le numéro 138, dont notamment une partie du fr. 143. On trouve de plus en plus une pratique différente, avec des auteurs qui écrivent B 138 pour désigner simplement le fr. 138, et d’autres qui vont même, comme B. Inwood, à prendre les témoignages pour des fragments.

[7] D. S. Margoliouth, The Poetics of Aristotle, Londres / New-York / Toronto : Hodder and Stoughton, 1911.

[8] L’édition de référence de la Poétique est aujourd’hui celle de R. Kassel, Aristotelis de arte poetica liber, Oxford : 1965. La valeur de cette édition fut vite reconnue. En 1968, D. W. Lucas (Aristotle, Poetics : introduction, commentary, and appendixes, Oxford : 1968) avoua sa dette à l’égard de Kassel : « It has been my good fortune to be able to use Professor R. Kassel’s Oxford Text. » En 1995, S. Halliwell, qui révisa la Poétique d’Aristote pour ‘The Loeb classical Library’, s’appuya sur l’édition de Kassel. – Kassel, Lucas, Halliwell éditent le fragment cité en 1457 b 14 de la façon suivante : τεμὼν ταναήκεϊ χαλκῷ. La leçon τεμών est commune aux principaux manuscrits ; ταμών est une correction de I. Bekker, suivie par Vahlen, et par Margoliouth.

[9] P. Maas dans la Byzantinische Zeitschrift, XXXVI, 1936, (Abteilung) p. 456‑457.

[10] Diels ne dit pas explicitement que le bronze indestructible est un récipient. Toutefois, l’objet qui peut couper un filet d’eau, dans le cadre d’un rite, est selon toute vraisemblance un récipient (voir H. Diels, « Symbola empedoclea », Mélanges Henri Weil, Paris : A. Fontemoing, 1898, p. 128 ; H. Diels, Sibyllinische Blätter, Berlin : G. Reimer, 1890, p. 71-73). Les lecteurs de Diels n’ont aucun doute sur ce point ; par exemple, K. Freeman (1948) traduit et complète le fr. 143 ainsi : (Wash the hands) cutting off (water) from five springs into (a vessel of) enduring bronze. La purification avec de l’eau est clairement énoncée par W. Kranz : « Sich reinigen mit Wasser, das nach bestimmtem Ritus aus fünf verschiedenen Quellen geschöpft ist (143)» (« Vorsokratiches III », Hermes, LXX, 1935, p. 112).

[11] N. van der Ben, The proem of Empedocles’ Peri physios : Towards a new edition of all the fragments. Amsterdam : Grüner, 1975, p. 110-111, 202-208.

[12] En ne consultant pour sa recension des manuscrits de Venise que l’ouvrage paru en 1739 de B. de Montfaucon, Bibliotheca bibliothecarum manuscriptorum nova (Tome I), Gelder, en 1827, passait immanquablement à côté du parchemin qui allait fournir la nouvelle base d’une édition de Théon. Dans son catalogue des manuscrits, Montfaucon n’avait effectivement pas mentionné ce parchemin, qui apparaît pour la première fois dans une publication en 1740 – soit un an après la publication de Montfaucon –, dans l’ouvrage de A. M. Zanetti et A. Bongiovanni, Graeca D. Marci bibliotheca codicum manu scriptorum per titulos digesta. C’est le Z de Zanetti qui spécifie la cote du Marc. gr. Z 307. Ce manuscrit fait partie du fonds Bessarion. Il a été écrit dans la Sicile normande. Sur ce point voir G. Cavallo, « La trasmissione scritta della cultura greca antica in Calabria e in Sicilia tra i secoli X-XV », Scrittura e Civiltà, 4, 1980, p. 202. Pour l’identification et la description du manuscrit, voir E. Mioni, Bibliothecae Divi Marci Venetiarum codices graeci manuscripti : Thesaurus antiquus, Vol. II, Rome : 1985 (Indici e cataloghi, nuova serie, VI), p. 14-15.

[13] Les remarques de Schrader sont consignées dans l’article de Diels, « Studia empedoclea ». En 1880, Schrader publia un ouvrage dont le titre est Porphyrii Quaestionum Homericarum ad Iliadem pertinentium reliquias. Cette édition repose en particulier sur deux manuscrits de la bibliothèque Saint Marc : Marc. gr. 454 et Marc. gr. 453. On peut supposer qu’à l’occasion d’un voyage à Venise lui permettant d’examiner ces deux manuscrits, Schrader a consulté le manuscrit de Théon. Puis il a décrit dans une lettre à Diels ce qu’il lisait en 15.9-11 (Diels fait état de cette lettre dans « Studia empedoclea »).

[14] Sur 21 manuscrits provenant de 6 bibliothèques, je relève 13 exemples qui, à des variantes d’écriture près, se rattachent à ἀκηρέϊ : Par. gr. 2013 (XVIe s.) fol. 9 r°, Laurent. pluteus 59.1 fol. 13 r° : ἀκηρέϊ – Par. gr. 1806 (XVe s.) fol. 6 v°, Bodl. ms. Cherry 37 fol. 63 v° : ἀκηρέι – Par. gr. 1817 (XVIe s.) fol. 4 v° : ἀκηρέῖ – Par. gr. 1820 (XVIIe s.) fol. 7 r°, 2428 (XVIe s.) fol. 77 r°, Bodl. ms Savile 6 fol. 146 v° : ἀκειρεῖ – Scorial. X. I. 4 gr. 346 (XVIe s.) fol. 222 r° : ἀκειρέι – Par. gr. 2450 (XIVe s.) fol. 181 v°, Laurent. pluteus 85.9 fol. 14 r°, Scorial. Σ. III. I gr. 100 (XVIe s.) fol. 35 r°, Scorial. Ω. IV. 4 gr. 555 (XVIe s.) fol. 130 v° : ἀκειρέϊ — et 8 exemples se rattachant à ἀτηρέϊ : Par. gr. 2014 (XVIe s.) fol. 9 v°, Par. gr. 1819 (XVIe s.) fol. 12 r°, Cambridge King’s College ms 23, fol. 11 r°, Leid. Scal. 50 fol. 4 v° : ἀτηρέϊ – Par. suppl. gr. 336 (XVe s.) fol. 133 r°, 450 (XVe s.) fol. 81 r°, Laurent. pluteus 28.12 fol. 4 v°, Bodl. ms Laud gr. 44 fol. 17 : ἀτειρέϊ. — Un même style d’écriture s’observe dans les mss. 2014 (à Paris), 1819 (à Paris) et 23 (à Cambridge) ; le ms. 2014 est attribué au copiste Constantin Palaeocappa, le 1819 à Jacques Diassorinos. Le ms. 23 semble être de la même main que le 1819, il serait donc de Diassorinos. — Le Par. gr. 1818, indiqué dans les catalogues de H. Omont comme étant un manuscrit de Théon de Smyrne conservé à la Bibliothèque nationale de France, ne contient en réalité pas d’œuvre de Théon (ni une partie d’œuvre), mais contient à la place un passage de la Théologie platonicienne de Proclus.

[15] Diels, « Studia empedoclea », p. 174.

[16] Hiller a observé une zone grattée sous ὄμμα (p. 3.12 = folio 3 r°.16), qui montre des μ avec jambage, de la main évidente d’un correcteur. Cependant, il ne signale pas toutes les corrections. Son apparat critique est réduit.

[17] Exemples d’ω en forme de deux ο dans le manuscrit : ἀφίκωνται (p. 5.1 = folio 4 v°.6), ἐμπόρων (p. 5.2 = folio 4 v°.7), τῶν (p. 8.6 = folio 7 r°.3).

[18] Byzantinische Zeitschrift, XXXVI, 1936, (Abteilung) p. 456‑457.

[19] Maas, ibid., p. 456. Dans le supplément de l’édition de 1951 des Fragmente der Vorsokratiker (F. V.6 p. 501 l.28-29), W. Kranz corrigea la dernière partie du fr. 143 en rapportant la leçon de Maas.

[20] Dans le manuscrit Riccardianus 46, on lit très exactement : τανακέι. Maas, dans sa notice, écrit « τανάκει in R ». En écrivant les choses ainsi, Maas commettait une faute d’accent et désignait vaguement par « R » le Riccardianus 46, alors que les éditeurs de la Poétique avaient pris soin de désigner ce manuscrit par « B », ou « R1 », ou « R’ », ou « R3 », pour le distinguer des deux autres manuscrits de la Poétique présents à la bibliothèque riccardienne. Seule l’appellation « B » – que l’on doit à Margoliouth, op. cit., p. XV – est aujourd’hui utilisée. – Maas n’était pas à une imprécision près. Il cite les trois lignes de la citation d’Empédocle chez Théon (15, 9-11 Hiller) par « 15, 7 Hiller ». – Les fautes d’accents ne sont pas rares. Dans le Ric. 46 se lit τεμὼν τανακέι. Margoliouth a reproduit parfaitement cette écriture du manuscrit dans son apparat critique. Mais Kassel écrit τεμῶν dans l’apparat critique de son édition. Lucas et Halliwell écrivent de même : τεμῶν.

[21] Maas nomme cette personne : A. Zanolli.

[22] Byzantinische Zeitschrift, XXXVI, 1936, p. 456 : « Hinzu tritt Theon Smyrn., Arithm. Plat S. 15, 7 Hiller ὁ μὲν γὰρ Ἐμπεδοκλῆς κρηνάων ἀπὸ πέντ[ε τα]μόντα φησὶν [ταναήκε]ϊ χαλκῷ δεῖν ἀπορρύπτεσθαι. An den in [ ] stehenden Stellen ist in dem codex unicus des Theon, dem Marcian. 307 s. 11/12 (eine Photographie und Beschreibung der Stelle danke ich A. Zanolli, Treviso) die Lesung erster Hand völlig ausradiert. Eine zweite Hand machte daraus πέντ᾿ ἀνιμῶντα und ἀτηρέϊ dies wieder in ἀτειρέϊ geändert; das durch ἀτηρέϊ verdrängte Wort war um etwa zwei Buchstaben länger, wird also ταναήκεϊ gewesen sein. » Mise à part l’affirmation du grattage de ταναήκε-, Maas croit, comme Diels, que le μ et le ό de ταμόντα restent visibles à l’endroit du μ et de la première partie du ω de ἀνιμῶντα.

[23] Kassel retient ταναήκεϊ dans son édition de la Poétique (1457 b 14). Dans son Index locorum, il précise à propos des lignes 1457 b 13-14 : « Emped. frr. 138 et 143 Diels ». En apparence, cette précision est utile. Mais elle dénote une confusion. Un point majeur de l’interprétation de Diels est de voir dans le « bronze » qui coupe et qui puise un récipient d’eau lustrale. On ne peut pas croire que Diels aurait pu soutenir qu’un bronze à la longue pointe puisse être un récipient. Diels, en 1912 (F. V.3) et 1922 (F. V.4), aurait pu tenir compte de la leçon mise à jour en 1911 par Margoliouth (ταναήκεϊ). Mais il n’en a rien fait, préférant conserver la leçon ἀτειρέι. Maintenir simultanément le nom de Diels et l’attribution à Empédocle des deux fragments en 1457 b 13-14 dans la nouvelle édition de la Poétique est une façon de sauver une apparence de continuité.

[24] Sur d’autres pages du manuscrit, Hiller retient certaines zones d’abrasion et en passe d’autres sous silence. Il ne recopie pas correctement un mot du manuscrit, par exemple : προστάττωμεν dans le manuscrit (= folio 3 r° ligne 11) qu’il recopie προστάττοιμι dans l’apparat critique (p. 3 ligne 9). Il oublie le tréma sur le ϊ de l’épithète qui nous occupe (inter ρέ et ι una lit. er. A), alors que le ϊ est manifeste dans le manuscrit et que le copiste n’a pas l’habitude d’écrire ϊ pour ι, sans tréma (par exemple le ι de ἀπορρύπτεσθαι).

[25] Diels, « Studia empedoclea », p. 174. Selon Diels, il fallait sous la première main lire ἀτειρέσι χαλκοῖς δεῖν ἀποκρύπτεσθαι puis, après l’intervention de la seconde main, ἀκηρέι χαλκῷ δεῖν ἀπορρύπτεσθαι.

[26] La coupure en fin de ligne du mot χαλκῶ dans le Marc. gr. 307 se fait après χαλ-. Le début de ligne suivante, où se trouve aujourd’hui κῶ, a été gratté. Le copiste ne pouvait pas faire suivre χαλ- d’une voyelle. Car dans ce cas, selon son habitude d’écriture, il aurait placé soit la syllabe λ + voyelle à la suite de χα- , soit, bien plus vraisemblablement, il aurait fait une rupture de ligne après χα-. Donc, puisque le λ est certain sur la même ligne que χα-, il faut conclure que χαλ- était suivi d’une consonne à la ligne suivante. Les possibilités sont restreintes. Seule une forme déclinée de χαλκός ou un mot de même racine peuvent convenir. C’est le cas de χαλκῷ ou de χαλκοῖς. Si le κ de χαλκ- a été effacé, alors qu’il aurait dû être épargné, puisqu’en définitive il a été écrit de nouveau, la raison en est probablement que le correcteur a effacé plus que ce qu’il voulait strictement effacer.

[27] Faut-il lire ἀπό ou ἄπο ? Faut-il lire un préverbe avec tmèse (ἀπό de ἀποτάμνω) ou une préposition postposée (κρηνάων ἄπο pour ἀπὸ κρηνάων) ? Hésychius (Lexicon, alpha 6705) livre un sens intéressant et rare de ἀποτεμεῖν · ἁγνίσαι. Toutefois, ce sens ne paraît pas s’imposer dans le fr. 143. La lecture s’appuyant sur la préposition postposée apparaît meilleure. Elle prépare le deuxième terme de comparaison avec la préposition ἀπό (Expositio 15.11-12) : ὁ δὲ Πλάτων ἀπὸ πέντε μαθημάτων δεῖν φησι ποιεῖσθαι τὴν κάθαρσιν. On doit alors admettre que l’accentuation dans le manuscrit est défectueuse (la convention de l’anastrophe est ancienne, confirmée par le témoignage d’Hérodien) : ἀπό écrit pour ἄπο. Notons qu’ἀπό, dans le manuscrit, après la retouche sur ταμόντα (κρηνάων ἀπὸ πέντ᾿ ἀνιμῶντα) est nécessairement une préposition postposée puisque le verbe ἀνιμῶ avec le préverbe ἀπό, en tmèse, n’existe pas.

[28] Maas n’est pas fiable sur deux autres points. Il affirme que le ε final de πέντε appartient à une zone où « ist […] die Lesung erster Hand völlig ausradiert » ; or le ε se devine encore sous le ἀ de ἀνιμῶντα ; il existe bien une zone grattée, mais celle-ci se trouve entre la fin du premier ν et le début du μ, pas là où Maas l’affirme. La conclusion sera certes que πέντε ταμόντα est la bonne lecture. Mais Maas n’argumente pas avec rigueur. Second point : pour Maas, ἀνιμῶντα aurait un ι long comme dans ἱμῶ ; mais à l’instar des composés de ἱμάς, le verbe ἀνιμῶ a un ι court. Contrairement à ce que pense Maas, la métrique du troisième pied avec ἀνιμῶντα n’est donc pas fautive.

[29] Maas, op. cit., supposait que Michel Italikos, connaissant la Poétique d’Aristote, avait modifié ταμόντα en ἀνιμῶντα. Maas n’explique pas pourquoi l’érudit byzantin aurait ainsi dégradé la citation d’Empédocle, et se serait écarté de la Poétique. Sur Michel Italikos voir P. Gautier, Michel Italikos : Lettres et discours, Paris : Institut français des études byzantines, 1972, (Archives de l’Orient chrétien).

[30] L.S.J., s.v. Julius Pollux, Onomasticon 10.75.1-3, Hésychius, Lexicon, sigma 790, Scholies à Euripide Troyennes, 821.2.

[31] Dans ces deux exemples, le verbe associé à διαφύσσω est non pas δῃῶ, mais ῥήγνυμι ; le sens demeure celui de déchirer, donc un synonyme de couper. – Le verbe διαφύσσω est utilisé sans tmèse dans l’Odyssée XIX 450. Il est associé à une blessure (Ulysse blessé à la cuisse).

[32] Il. XIV 518-519 : [...] ψυχὴ δὲ κατ᾿ οὐταμένην ὠτειλὴν / ἔσσυτ᾿ ἐπειγομένη [...]. Il. XVII 86 : [...] ἔρρει δ᾿ αἷμα κατ᾿ οὐταμένην ὠτειλήν.

[33] Dans un prochain article, je compte faire une étude approfondie de la métaphore d’espèce à espèce indiquée par Aristote (Poétique 1457 b 13-16). – L’idée de couper avec un bronze et de recueillir avec un bronze se trouve notamment chez Sophocle dans une tragédie perdue, Les Coupeurs de racines (fr. 534). – Selon Margoliouth (The Poetics of Aristotle, p. 205), dans la métaphore rapportée par Aristote, le premier bronze est un bistouri (il puise « the life-blood »), le second bronze est un récipient « sharp-edged », qui sert au médecin à recueillir le sang.

[34] Diels (1880), « Studia empedoclea », p. 175 : « lustratione vero quinquies repetita eos perfungi iussit Empedocles, qui cottidiana edendi animalia consuetudine immani scelere se obstrinxissent. »

[35] Les fragments cités apparaissent sous une numérotation différente dans le poème des Catharmes reconstitué par H. Stein (1852), et que Diels suit en 1880. Dans le premier recueil de fragments de Diels (Poetarum philosophorum fragmenta, Vol. III, 1 des Poetarum Graecorum fragmenta, Berlin : Weidmann, 1901), les fragments 138 et 143 se tiennent à proximité des fragments que nous venons de citer. Plus précisément, la purification (fr. 143) vient après le meurtre (frs. 136, 137, 138, 139). – Le recueil de Diels en 1901 a été imprimé en plusieurs temps, repérables par des corrections de texte. En ce qui concerne B 138 et B 143 : une mouture ancienne oublie un accent sur ταμών (p. 163 ligne 9) et ajoute un accent grave sur le iota de χαλκῶι (p. 164 ligne 34), une autre mouture maintient l’erreur sur ταμών mais supprime l’erreur sur χαλκῶι, une troisième supprime enfin les deux erreurs. – En 1901 (P. P. F., p. 164), tout en adoptant la pagination de Hiller, Diels édite Théon ainsi : κρηνάων ἀπὸ πέντ᾿ ἀνιμῶντά φησιν ἀκηρέι χαλκῶι δεῖν ἀπορρύπτεσθαι. Remarquons le mot ἀκηρέι. Diels a tenu compte de ce que disait Schrader : Nach meiner Meinung muss es nicht wie Hiller sagt « ἀτειρέι corr. ex ἀκηρέι » heissen, sondern eher umgekehrt. Par la suite (de 1903 à 1922 : F. V.1 à F. V.4), Diels éditera Théon différemment, tout en se référant à Hiller : κρηνάων ἀπὸ πέντε ταμόντα, φησίν, ἀτειρέι χαλκῶι δεῖν ἀπορρύπτεσθαι. Le mot ἀκηρέι a été abandonné. Un lecteur non averti pourrait croire qu’il s’agit de l’édition de Hiller. Mais, non ! Aucune note ne donne la leçon du manuscrit retenue par Hiller : πέντ᾿ ἀνιμῶντα.

[36] Diels (1880), « Studia empedoclea », p. 175. Diels écrit « ἀπὸ » jusqu’en 1890 (Sibyllinische Blätter).

[37] Un peu plus tard, E. Rohde, dans sa Psyché, allant dans le sens de Diels, ajoutait d’autres exemples. Diels, en 1901, ajoutait encore un parallèle, tiré de la Satire II de Perse (v.15-16) : « Pour sanctifier de telles demandes, tu plonges le matin deux et trois fois ta tête dans les gouffres du Tibre et le fleuve te purifie des souillures de la nuit » (trad. A. Cartault). Par la suite, la référence à Perse II 16 apparaîtra dans toutes les éditions de Die Fragmente der Vorsokratiker.

[38] Ces auteurs auxquels Diels fait allusion seraient Fr. W. Sturz, S. Karsten.

[39] Joëlle Delattre, Théon de Smyrne, philosophe platonicien, Modèles mécaniques en astronomie grecque, Traduction annotée de l'introduction et des parties II et III sur la musique et sur l'astronomie du traité de Théon de Smyrne : "De ce qui est utile du point de vue scientifique à la lecture de Platon". Thèse de Doctorat en Lettres et Sciences humaines sous la direction d’Annick Charles-Saget, Université de Paris X-Nanterre, juin 1997. – Il existe d’autres traductions en français de tout ou partie du texte de Théon, citons : (1) J. Dupuis, Théon de Smyrne, philosophe platonicien, Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, Paris : Hachette, 1892 ; (2) I. Hadot, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, Paris : Études augustiniennes, 1984, p. 70-72. Hadot traduit l’Expositio 14.18-16.2, 16.11-23 ; (3) J. Pépin, « L’initié et le philosophe », Autrement - série Morales n°13 (La pureté, quête de l’absolu au péril de l’humain), Paris : 1993. Pépin traduit uniquement l’Expositio 14.18-16.2.

[40] En Expositio 15.7-8 Hiller édite ἡ τῶν Πλατωνικῶν λόγων παράδοσις. Delattre traduit : « la transmission des discours platoniciens ». Le mot Πλατωνικῶν est une correction de Hiller. La leçon du manuscrit, qu’Hiller rapporte dans son apparat critique, est πολιτικῶν. Si πολιτικῶν fait référence à l’éthique dans la cité, la correction de Hiller ne s’impose pas. Dans ce cas, la transmission dont parle Théon serait la transmission des savoirs éthiques. Cela concernerait bien l’éducation depuis l’enfance.

[41] Stobée, Anthologium, 4.44.81.70-73. Diels cite le passage dans les Poetarum Philosophorum fragmenta (1901). Il ne le cite plus dans les Fragmente der Vorsokratiker.

[42] Théon de Smyrne est un philosophe, jugé de second ordre, du moyen platonisme. J. Dillon (The middle Platonists : a study of platonism 80 BC to AD 220, Londres : Duckworth, 1977, p. 397-399) émet deux jugements sur Théon : « A dilettante rather than an expert in matters mathematical, musical and astronomical », « Theon is not, at any rate, an original thinker ». Dans sa thèse sur Théon, Delattre apporte un éclairage nouveau. Page 4 : « Sans prétendre faire entrer, envers et contre tous, cet auteur au Parnasse des plus grands philosophes de l’Antiquité, il nous a paru, en tout cas, essentiel de ne pas nous laisser influencer par les reproches de “ méli-mélo ”, d’ “ absence de sérieux ”, ou de “ tissu d’erreurs ” qui ont été et sont encore émis à son propos ». Page 41 : « Une démarche exigeante et rigoureuse structure en réalité ce texte [= l’Expositio] ». Page 48 : « En réalité donc, l’écrit est composé très savamment, pas du tout de manière aléatoire, ni “ par sauts et gambades ”, même si les citations abondent. Il s’agit d’un écrit propédeutique qui ne dédaigne pas d’user de certaines caractéristiques des écrits scientifiques. »

[43] Cf. Pépin (1993), « L’initié et le philosophe », p. 109 n.4 : « La mention d’Empédocle, avec citation d’un fragment d’ailleurs incertain, est purement littéraire. » Pépin n’apporte aucune démonstration à l’appui de son assertion.

[44] J’ai choisi ces exemples autour d’Œdipe chez W. K. C. Guthrie, A History of Greek philosophy : Volume II The Presocratic tradition from Parmenides to Democritus, Cambridge : 1965, p. 244. À la suite d’exemples de purifications pour des meurtres ou pour une violation sacrée, Guthrie cite le fr. 143. Il n’y a guère de doute que Guthrie emprunte la voie tracée par Diels : le fr. 143 est la purification correspondant à une souillure concrète et grave, aux yeux d’Empédocle.

[45] J’emprunte textuellement cette phrase à J. Rudhardt, dont je m’inspire dans l’analyse de la purification. J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, Paris : Picard, 1992 (2ème édition), p. 164.

[46] On comparera la libation d’Achille à Zeus avec celle de Priam à Zeus en Il. XXIV 302-307. En se lavant les mains selon un rituel, Priam ne cherche pas à effacer une souillure, mais à se mettre dans les conditions lui permettant de pouvoir communiquer efficacement avec Zeus. Les deux vers Il. XVI 231-232 et Il. XXIV 306-307 sont en grande partie identiques.

[47] Rudhardt parle de rite hagnistique (op. cit., p. 172-173), p. 173 : « Alors que la simple purification rétablit les êtres ou les objets auxquels elle s’applique dans un état normal ou coutumier dont une souillure accidentelle les a fait déchoir, le rite hagnistique les saisit comme ils sont habituellement pour leur conférer une qualité nouvelle, une dignité religieuse éminente qui les prépare au contact, si ce n’est à la communication et à l’emprise de la puissance. Le rite hagnistique est déjà l’amorce d’une consécration.»

[48] Le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, de Ch. Daremberg, E. Saglio et E. Pottier, rapporte que l’alun était généralement utilisé pour la pourpre ; s. v. tinctor, tinctura. Hérodote, Hist. Livre II 180.7, parle d’un don en alun, pour mille talents, que l’Égypte fit aux delphiens. Aristote, dans le De coloribus 794 a 29, mentionne le bain dans les astringents (αἱ στύψεις), que l’on appelle aussi mordants, dans le procédé de teinture – On consultera aussi R. J. Forbes, Studies in ancient technology, Vol. IV, Leide / New-York : Brill, 1987, p. 82-135. Citons p. 133 : « At a very early stage of textile history the dyer must have discovered the action of mordants. […] The action of mordants is very different from those chemicals like urine which is essentially a detergent and solvent. »

[49] Dans les Lois, 956 A, Platon indique ce qui peut être donné et ce qui ne peut pas être donné comme offrande aux dieux. Le tissu teinté ne peut pas être donné comme offrande. Plutarque (393 C) affirme que le mélange d’une substance avec une autre produit une souillure. Il cite l’Iliade IV 141 (la teinture en pourpre souille l’ivoire), pour conclure que l’unité et la simplicité sont des caractères de l’être incorruptible et pur. On voit par ces deux exemples, fournis par Platon et Plutarque, l’ambiguïté de la teinture.

[50] Delattre traduit Expositio 14.8-10 (ἢ ὅπως ἡμεῖς προεκκαθάραντες καὶ προθεραπεύσαντες ὥσπερ τισὶ στυπτικοῖς τοῖς μαθήμασι τούτοις) ainsi : de les [= les enfants] purifier et de les préparer en nous servant de ces savoirs mathématiques comme d’astringents.

[51] Plutarque, Quaestiones convivales 688 F6 - 689 A4.

[52] Aristote, De coloribus, 794 a 27-29, utilise déjà la notion de « pores » pour désigner les passages où, dans la matière à teindre, les teintures entrent. Mais Aristote (ou un de ses disciples) ne fournit pas d’explication du rôle des astringents.

[53] L’explication donnée par Plutarque ne tient apparemment pas compte du fait qu’un astringent a pour action de resserrer, contracter (c’est le sens du verbe στύφω). Il est vrai que cette action apparaît sans rapport avec une autre action observée, mais non comprise dans son principe par les Anciens, qui est de fixer solidement la teinture sur la laine. Plutarque voit dans l’astringent un agent corrosif – ce qu’il n’est pas vraiment – et ne voit pas son action de resserrement. Il y aurait une difficulté évidente à soutenir à la fois la solidité d’une teinture par son occupation de pores vides et la solidité d’une teinture par le resserrement préalable des pores, sous l’action d’un astringent. Plutarque a contourné la difficulté.

[54] D. Sedley, Lucretius and the transformation of Greek wisdom, Cambridge : 1998, p. 7, avait déjà adressé une critique de ce genre à Van der Ben.

[55] La méfiance de Diels à l’égard de Théon est évidente. En dehors du contexte de citation des cinq sources, cette méfiance s’observe à propos d’une autre parole d’Empédocle – rapportée allusivement au fœtus – qui, selon Théon, appartient aux Catharmes (Expositio 104.1-3). Diels a négligé cette information, sans doute parce qu’il lui paraissait improbable qu’un propos d’embryologie puisse appartenir aux Catharmes. Mais Diels a probablement eu tort de refuser le témoignage de Théon. Voici Expositio 104.1-3 : τὸ γοῦν βρέφος δοκεῖ τελειοῦσθαι ἐν ἑπτὰ ἑβδομάσιν, ὡς ᾿Εμπεδοκλῆς αἰνίττεται ἐν τοῖς Καθαρμοῖς. Ce passage, qui représente un ancien témoin de l’existence d’un livre d’Empédocle s’intitulant les Catharmes, ne révèle pas qu’un propos d’embryologie appartient aux Catharmes, mais seulement que ἐν ἑπτὰ ἑβδομάσιν peut faire allusion (αἰνίττεται) à la formation de l’embryon humain. Le registre de l’allusion offre bien des possibilités. En 1880, dans ses « Studia empedoclea », Diels ne souffle mot de l’Expositio 104.1-3. Plus tard, en 1901, dans l’édition du corpus empédocléen, même absence. Ce n’est qu’en 1903 (F. V.1) que le passage de Théon apparaîtra sous B 153a, avec une relation aux témoignages d’embryologie rapportés par Aétius et Oribase (= 31 A 83 Diels). Mais dans le corpus empédocléen constitué par Diels, « 153a » apparaît, et restera privé de la certitude que « en sept fois sept jours » appartient aux Catharmes (les fragments 148 à 153a sont, selon Kranz, de localisation imprécise, en dépit du fait que les en-têtes de pages des F. V., jusqu’en 1922, affirment l’insertion de ces fragments dans les Catharmes). Aujourd’hui, la méfiance de Diels à l’égard de l’appartenance aux Catharmes du fr. 153a n’est guère partagée.

[56] U. von Wilamowitz-Moellendorff, « Die Καθαρμοί des Empedokles », SPAW, n° 27, 1929, p. 26-27 [649-650].

[57] Porphyre, L’Antre des nymphes, 8.4-5. Diels mentionne ce passage dans les Poetarum philosophorum fragmenta, p. 164.

[58] Après Platon, Aristote, Parties des animaux III 5 – 668 a 14 - b 1, compare le système des vaisseaux sanguins au système d’irrigation (ὑδραγωγία) des jardins. – Signalons que J. Bollack intitule un des chapitres de son premier livre sur Empédocle « L’irrigation » (J. Bollack, Empédocle : Introduction à l’ancienne physique, Paris : 1965, p. 250-255.) Sous ce titre, il traite notamment de la circulation du sang, lieu de la pensée (fr. 105).

[59] Dans les Lois (844 A 1-3), Platon jouera avec les mots, en utilisant la même image qu’Empédocle : ἐπεὶ καὶ τῶν ὑδάτων πέρι γεωργοῖσι παλαιοὶ καὶ καλοὶ νόμοι κείμενοι οὐκ ἄξιοι παροχετεύειν λόγοις.

[60] Empédocle isolait cinq sens perceptifs (et seulement cinq) : l’œil (fr. 84 ; fr. 3 ; A 86.8, A 91), l’oreille (fr. 99 ; fr. 3 ; A 86.9, A 93), l’odorat (fr. 101 ; A 86.9), le goût (fr. 90 ; A 86.9, A 86.20, A 94) et le toucher (fr. 3.9 ; A 86.9, 86.20). Voir J. Mansfeld (« Aristote et la structure du De sensibus de Théophraste », Phronesis, Vol. XLI(2), 1996, p. 162) qui parle des « cinq sens canoniques » : « Aristote, bien sûr, savait qu’Empédocle avait donné une explication d’une ampleur remarquable des mécanismes de la perception et qu’il avait traité séparément les cinq sens canoniques ».

[61] Delattre, thèse citée, p. 77. En plusieurs endroits de sa thèse, Delattre insiste sur « l’unité et la cohérence » de l’ensemble des savoirs. C’est là pour Théon « l’enjeu essentiel d’un traité introductif à la lecture de Platon » (p. 3 n.2).

[62] Il est intéressant de rapprocher ici, par contraste, une image de l’Odyssée. Au chant V, Homère décrit les abords de l’antre de Calypso. Il s’y trouve quatre sources, proches l’une de l’autre, sur une même ligne (V 70-71). Les eaux de ces quatre sources coulent dans des sens différents. Elles traversent des prairies fleurissantes. Le spectacle pourrait ravir un dieu. Dans le propos d’Empédocle les sources, comme dans l’Odyssée, couleraient dans des sens différents, mais l’action de l’homme devrait consister à aller contre cette divergence.

[63] Dans le corpus grec postérieur à Empédocle (en dehors des scholiastes d’Hésiode), le mot κρηνάων apparaît seulement chez Oppien, Halieutiques 4.688. Le contexte de κρηνάων chez Oppien est étranger à celui d’Empédocle ou de Théon. En revanche, comme chez Hésiode, il s’agit de spoliation de sources (chez Oppien : un poison dans des sources).

[64] Je retiens l’édition de M. L. West (1978), qui insère les vers 757-759 entre les vers 736 et 737.

[65] Voir J.-C. Picot, « Sur un emprunt d’Empédocle au Bouclier hésiodique », Revue des études grecques, tome 111(janvier-juin), 1998.

[66] Dès 1903 (F. V.1), Diels traduit παλάμαι au fr. 2.1 par Sinneswerkzeuge (= moyens sensoriels). Cette compréhension de παλάμαι dans le contexte du fr. 2 n’est semble-t-il contestée par aucun commentateur moderne d’Empédocle. P. Kingsley, qui s’en prend à tant de commentateurs pour leur simplisme et leurs vues étroites, ne trouve ici rien à redire au sens classique de παλάμαι : « Our organs of sense perception ­– for this is what he [= Empedocles] means by our ‘palms’ [...] » (« Empedocles for the New Millennium », Ancient philosophy, Vol. XXII(2), 2002, p. 363). Dans Empédocle, III (Les Origines, commentaire 1, Paris : 1969, p. 8), J. Bollack précise sa compréhension de παλάμαι : « Il faut, je pense, laisser au mot son sens premier et concret de paume [...] avec ce que ce terme peut impliquer d’actif et de préhensile. [...] Comme les mains, les sens agissent et vont à la rencontre des choses ».

[67] Effluves : ἀπορροαί (fr. 89). Voir aussi fr. 109a, 31A57 DK, 31A86(20) DK.

[68] Voir Picot (1998), « Sur un emprunt d’Empédocle au Bouclier hésiodique », p. 42-60. Le terme ὄζος désigne le pavillon de l’oreille. Comme une main tendue vers l’extérieur, ὄζος émerge du corps.

[69] Quelques synecdoques reconnues dans la poésie d’Empédocle : une espèce de poisson mise pour les poissons en général (fr. 72, fr. 74), des oiseaux d’une même espèce pour les oiseaux en général (fr. 20.7), le pavillon de l’oreille (ὄζος) pour toute l’oreille (fr. 99), la mer pour l’eau en général (fr. 22.1), Joie (Γηθοσύνη) pour Philotès ou Philié.

[70] Fr. 105. En particulier le vers 3 : αἷμα γὰρ ἀνθρώποις περικάρδιόν ἐστι νόημα.

[71] Fr. 110.1 : εἰ γάρ κέν σφ᾿ ἀδινῆισιν ὑπὸ πραπίδεσσιν ἐρείσας. Fr. 129.2 : ὃς δὴ μήκιστον πραπίδων ἐκτήσατο πλοῦτον. Fr. 132.1 : ὄλβιος, ὃς θείων πραπίδων ἐκτήσατο πλοῦτον. – Pour les πραπίδες, on consultera l’étude récente de Françoise Frontisi-Ducroux, « ‘Avec son diaphragme visionnaire : ἸΔΥΙΗΣΙ ΠΡΑΠΙΔΕΣΣΙ’, Iliade XVIII, 481. À propos du bouclier d’Achille », Revue des études grecques, tome 115(juillet-décembre 2002), p. 475-478. Frontisi-Ducroux rappelle la conception de R. B. Onians : « Les πραπίδες et les φρένες désignent chez Homère les poumons, même si [...] chez Hippocrate et Platon le mot s’est spécialisé pour désigner le diaphragme ». Elle commente Eschyle, Suppliantes, 92-95 (ibid., p. 477) : « Les filles de Danaos évoquent la ‘tension des canaux velus et broussailleux de ses πραπίδες’ [...], associant la notion de tension au terme πόροι, qui dans la plupart des explications physiologiques antiques, désigne les conduits menant les sensations [...] depuis les organes (oreille, œil…) jusqu’au centre coordinateur (cœur ou cerveau). »

[72] Fr. 4.3 : γνῶθι, διατμηθέντος ἐνὶ σπλάγχνοισι λόγοιο (éd. Bollack). – Le centre du corps est considéré comme le lieu de la pensée et du langage, ainsi que le dit Théognis, Elégies,1.1163-1164 : ᾿Οφθαλμοὶ καὶ γλῶσσακαὶ οὔατα καὶ νόος ἀνδρῶν / ἐν μέσσωι στηθέων ἐν συνετοῖς φύεται.

[73] fr. 132 : ὄλβιος, ὃς θείων πραπίδων ἐκτήσατο πλοῦτον, / δειλὸς δ᾿, ὧι σκοτόεσσα θεῶν πέρι δόξα μέμηλεν.

[74] Le trésor à acquérir fait tomber Zeus de son piédestal olympien, et le range parmi des racines d’importance égale.

[75] Selon Empédocle, les effluves qui émanent de toutes choses entrent dans notre corps par des pores spécifiques aux cinq sens. On ne peut pas exclure qu’Empédocle ait aussi utilisé le mot πόρος pour désigner, comme Aristote (Génération des animaux, II, 6, 743 b 37 - 744 a 2, a 9, – V, 2, 781 a 20-22), le passage ou conduit qui part des organes des sens vers un vaisseau sanguin. Aristote, comme Empédocle, croit que les conduits des organes sensoriels vont au cœur : GA 781 a 20-22, De la Jeunesse, 469 a 10-24, Partie des animaux II X 656 a 27-28, 656 b 16-22). Empédocle utilise πόρος en liaison avec des travaux d’irrigation (fr. 35.1-2), et des organes des sens (fr. 3.12). Aristote utilise le mot ὀχετός en rapport avec un organe sensoriel (l’odorat ou l’ouïe) et insiste sur le fait que de longs canaux évitent la dispersion des mouvements des objets éloignés et leur permettent d’aller tout droit (GA 781 b 7-16), ce qui s’associe à une bonne perception. – Alexandre d’Aphrodise, en parlant de Leucippe et de Démocrite, utilise aussi l’image de l’effluve ou de l’onde pour parler de ce que les objets émettent et de ce qui est capté par les organes des sens (Leucippe A29 DK).

[76] Dès 1903, Diels avait corrigé le verbe διατμηθέντος en διασσηθέντος. La correction n’apparaît pas justifiée. Je rapporte l’édition de Bollack.

[77] Clément d’Alexandrie, Stromates V, 3.18.3. Cf. Platon, Second Alcibiade, 147 B 7 - C 5.

[78] D. O’Brien, Empedocles’ cosmic cycle : a reconstruction from the fragments and secondary sources, Cambridge : 1969, p. 2 : « Our own world falls in the period of movement when the power of Strife is on the increase. This makes it a time of ever greater separation and unhappiness. »

[79] Dans cette lecture du fr. 24 je m’écarte de ce que certains commentaires en disent (en particulier M. R. Wright, Empedocles: the extant fragments, New Haven / Londres : Yale University Press, 1981, p. 185). Le contexte fourni par Plutarque (De defectu orac. 15 p. 418 C) semble appuyer la lecture que j’avance. Cf. B. A. van Groningen, La Composition littéraire archaïque grecque, Amsterdam : 1958, p. 211-212

[80] Voir D. O’Brien, « L’Empédocle de Platon », Revue des études grecques, tome 110(juillet-décembre), 1997, p. 386-387.

[81] Le fragment 6 nomme quatre racines de toutes choses. Ces racines sont des divinités : Zeus, Héra, Aïdôneus, Nestis. Aïdôneus (= Hadès) représente la terre (voir J.-C. Picot, « L’Empédocle magique de P. Kingsley », Revue de philosophie ancienne, XVIII[1], 2000, p. 60-68). En suivant l’interprétation de C. Gallavotti (« L’Empédocle magique de P. Kingsley », p. 64), je comprends que la terre est la source mortelle (κρούνωμα βρότειον), i.e. la source d’où s’écoulent les mortels.

[82] Le fr. 111 énonce la promesse suivante : « Tu ramèneras de l’Hadès la force [= μένος] d’un homme mort ». Nulle part ailleurs dans le corpus du grec ancien se trouve dit que le μένος d’un homme puisse séjourner dans l’Hadès. On attendrait que ce soit la ψυχή. Mais Empédocle ne parle pas de la ψυχή, il parle du μένος. Le vers est alors énigmatique. La solution de l’énigme s’entrevoit si l’on s’interroge : qu’est-ce l’Hadès pour l’Agrigentin ? La réponse est connue : Empédocle a détourné le mot Hadès pour en faire une racine du monde, la terre. Les premiers hommes sortent d’Hadès, entendons par-là, pour Empédocle : sortent de terre, comme des plantes. L’imagerie populaire de l’Hadès comme séjour souterrain des mortels est ainsi mise à l’écart.

[83] Pindare, fr. 198, donne une formule avec ἀδαήμων, dans une double négation, qui n’est pas loin du sens que nous découvrons chez Empédocle : « L’illustre Thèbes n’a pas nourri en moi un homme étranger aux Muses, un homme qui les ignore » (trad. A. Puech).

[84] Sur le sens à donner à ἄσκοπον voir A. Laks (« Soul, sensation, and thought », The Cambridge companion to early Greek philosophy / edited by A. A. Long, Cambridge : 1999, p. 262). Par une voie nouvelle, en réinterprétant la citation de Théon sur les cinq sources, nous rejoignons une conclusion de Laks : « Under certain conditions (of wisdom or insight), the senses might well be ‘good witnesses’. Empedocles thought this too [...] ».

[85] Pindare, Pythique VI 1-2. Par ailleurs, Pindare utilise l’image du char pour désigner sa poésie conduite par les Muses (Pythique X 65, Olympique IX 81, Néméenne I 7, Isthmique II 2). On peut se demander si Empédocle, à la suite de Pindare, utilise aussi l’image du char dans le fr. 3.4-5 pour parler de son écriture poétique et inspirée. – Empédocle semble transposer sur le plan de la connaissance par les sens l’art du poète-jardinier que Pindare, en particulier, avait déjà chanté dans ses vers (Olympique IX 23-28) : « Je vais publier partout mon message, si le sort a bien voulu que ma main sache cultiver le jardin privilégié des Charites. Ce sont elles qui donnent tout ce qui charme. » (Trad. A. Puech.) Voir aussi Pythique VI 1-2, Néméenne VI 32, X 26. Cf. A. Motte, Prairies et jardins de la Grèce antique : De la religion à la philosophie, Bruxelles : Palais des Académies, 1973, (Mémoires de Lettres, T.61 - Fasc. 5 et dernier), p. 305 : « Le poète est par essence un jardinier, un laboureur, un cueilleur, ou bien encore un sourcier... » Cf. Platon, Ion, 534 A 7 - B 2. On lira aussi J. Duchemin, Pindare poète et prophète, Paris : Les Belles Lettres, 1995, p. 49-51, p. 76-78. Et M. Detienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris : Maspero, 1973 (1re éd., 1967), p. 54-55.

[86] A. Martin, O. Primavesi, L’Empédocle de Strasbourg, Strasbourg / Berlin / New York : 1999, p. 137-139. Vers a(ii) 21-23, 29-30.

[87] Je suis ici l’édition de J. Bollack (fr. 21 = 63 Bollack), qui retient μορφή et non pas μορφῆι (Diels). Je traduirais ce vers en paraphrasant : Si, dans mes premières (paroles), la force de conviction demeurait quelque chose dont aucun bois ne pousse.

[88] Voir M. L. Gemelli Marciano, Le Metamorfosi della tradizione : mutamenti di significato e neologismi nel Peri physeos di Empedocle, Bari : Levante, 1990 (Le Rane, 5), p. 138-139.

[89] Cf. P. Kingsley, Reality, Inverness : The golden sufi center, 2003, p. 539-543, 547-554. Une image revient souvent chez Kingsley : la doctrine d’Empédocle et ses mots sont comme des graines qui doivent germer (words as seeds : p. 520-525, 553). Voir aussi Kingsley, Ancient philosophy, mystery, and magic : Empedocles and Pythagorean tradition, Oxford : Clarendon, 1995, p. 230-231, 299-300 (n.35), 362. Une difficulté : cette image ne se trouve pas chez Empédocle (cf. fr. 3.2 : la parole est une source). Toutefois, Kingsley donne avec raison de l’importance à la métaphore agricole pour décrire l’enseignement d’Empédocle ; sur ce point particulier, certaines conclusions du présent article sur les cinq sources rejoignent des conclusions faites par Kingsley.

[90] Picot (2000), « L’Empédocle magique de P. Kingsley », p. 46-48. Voir déjà une première approche dans Picot (1998), « Sur un emprunt d’Empédocle au Bouclier hésiodique», p. 59-60.

[91] Empédocle fr. 115.14. Homère, Iliade IX 237-238 : ῞Εκτωρ δὲ μέγα σθένεϊ βλεμεαίνων / μαίνεται ἐκπάγλως πίσυνος Διί… L’occurrence homérique est la seule dans le corpus du grec ancien en notre possession, qui présente les trois mots importants pour comprendre νείκεϊ μαινομένωι πίσυνος. Cette occurrence devait sans aucun doute être connue d’Empédocle. Les trois mots importants sont μαίνεται, πίσυνος, Διί. Il est remarquable que, chez Homère, Hector est furieux (μαίνεται) mais pas Zeus, alors que chez Empédocle c’est la Haine (νείκεϊ), mise à la place de Zeus (Διί), qui est furieuse (μαινομένωι). Empédocle a opéré une modification importante. On y devine une intention critique.

[92] Voir fr. 2.8. – Si l’on en croit Jamblique (Protreptique 21, 121.26-122.14), les pythagoriciens disaient : « Ne te rogne pas les ongles près d’un sacrifice » (trad. É. des Places), en pensant à ne pas se séparer de parents lointains. La reprise et, en même temps, la transformation de la parole hésiodique sont évidentes. Empédocle suivrait un même chemin (cf. fr. 137).

[93] Il peut même arriver qu’un chemin à contre-sens soit pris. Ainsi, faute d’avoir reconnu l’opposition à Hésiode, Kingsley croit qu’Empédocle honorait Zeus («Empedocles for the New Millennium », p. 403-404 ; Reality, p. 526-527).

[94] J. Bollack, Empédocle. Les Purifications : un projet de paix universelle, édité, traduit du grec et commenté par Jean Bollack, Paris : Seuil, 2003.

[95] Bollack (2003), p. 9.

[96] Bollack (2003), p. 14. – Bollack n’a pas entrevu une possible critique de la religion traditionnelle dans le fr. 143, qu’il commente (p. 108). Son édition du fragment 143 (κρηνάων ἄπο πέντε ταμόντ ᾿ ἀτειρέι χαλκῶι) laisse perplexe : (1) Bollack retient la liaison avec la Poétique (position commune qui consiste à faire du fr. 138 un fragment empédocléen) ; (2) mais il semble ignorer l’édition de la Poétique qui fait aujourd’hui autorité, celle de Kassel, préférant une édition plus ancienne (position qui refuse la lecture ταναήκεϊ χαλκῷ, comme le fait J. Hardy) – concernant la Poétique, Bollack pourrait bien avoir raison de préférer ἀτειρέι à ταναήκεϊ, mais la démonstration reste à faire contre le choix fait par Kassel ; (3) il édite le fr. 143 avec ἀτειρέι χαλκῶι (comme le fait Diels ou mieux Wilamowitz, en acceptant un alpha long) mais recopie à quelques détails près l’apparat critique que G. Zuntz avait établi en faveur de ταναήκεϊ χαλκῷ ! (cet apparat critique ne tient compte ni de Hiller, ni de Schrader, mais retient Maas) ; (4) il comprend, dans le fr. 143, que « l’on se nettoyait en canalisant l’eau de cinq sources », rapporte le contexte immédiat de Théon de Smyrne, mais ne fournit aucune explication de la citation dans son contexte.

[97] J.-F. Balaudé, Le Démon et la communauté des vivants. Étude de la tradition d’interprétation antique des Catharmes d’Empédocle de Platon à Porphyre (Thèse de doctorat soutenue à l’université de Lille III en 1992), p. 35. – Dans son opuscule sur les Purifications, Bollack cite la thèse de Balaudé sous un paragraphe « éditions et commentaires ». Sont cités sous « éditions et commentaires » les ouvrages qui éditent au moins une grande partie des fragments d’Empédocle, et qui le plus souvent commentent tout ou partie de ces fragments. Mais, exception !, ce n’est pas le cas de la thèse de Balaudé. La thèse ne comporte en effet aucune analyse systématique des fragments des Catharmes, ni aucun travail d’édition. Elle étudie les interprétations antiques de la démonologie empédocléenne. Balaudé cite presque exclusivement selon l’édition de Diels des fragments des Catharmes, qu’il traduit en français (Bollack apporte en 2003 des traductions différentes). Balaudé dénonce les récupérations de toutes sortes de la pensée empédocléenne. Il défend en particulier la singularité d’Empédocle et condamne l’application à cet auteur de l’équation δαίμων = ψυχή.

[98] J’emprunte cette expression à C. Ramnoux, qui l’emploie à propos du fr. 6 (Héraclite ou l’homme entre les mots et les choses, 2ème éd., Paris : Les Belles Lettres, 1968, p. 182).

[99] Fr. 128.8 (trad. Bollack).

[100] Notons deux voix discordantes : (1) J. Barnes, Early Greek philosophy, Londres : Penguin Books, 1987, p. 201, (2) S. Trépanier, Empedocles : an interpretation, New York / Londres : Routledge, 2004, p. 89, qui n’a pas de certitude quant à l’affectation de « B 143 » aux Catharmes.

[101] G. Zuntz, Persephone, Oxford : Clarendon Press, 1971, p. 228. – Fr. 140 : δάφνης φύλλων ἄπο πάμπαν ἔχεσθαι. Fr. 141 : δειλοί, πάνδειλοι, κυάμων ἄπο χεῖρας ἔχεσθαι.

[102] Sedley (1998), Lucretius, p. 7-8. On lira aussi les pages 4-7, où Sedley s’appuie sur des parallèles pour justifier qu’un poème qui s’appelle Catharmes ne contient rien d’autre que « ritual advice ». R. Waterfield (The First philosophers, Oxford : 2000, p. 133) se range, en apparence, à la position de Sedley : « On Nature contained all doctrinal material, on whatever topic, while Purifications contained no more than oracles and means of ritual purification ».

[103] Deux vers d’Empédocle usent du mot καθαρός et sont placés dans la Physique : fr. 3.2, 110.2.

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Dernière mise à jour : 17/02/2012