Ethique de l’existence post-capitaliste

Synthèse du livre de Christian Arnsperger (PDF en bas de page) :

Éthique de l’existence post-capitaliste. Édition du Cerf, 2009.

La première fois que j’ai entendu parler de Christian Arnsperger, c’était lors d’une interview radio sur la RTBF dans l’émission « matin première » le 3/3/2009. Il en appelait à la fin du capitalisme et ce pour des raisons très existentielles : Je pense que nous, collectivement, maintenant en Occident, on est occupé depuis pas mal de temps à rater notre existence humainement parlant, même s'il y a eu des signes de croissance, même s'il y a eu pas mal de performances positives du système, il ne s'agit pas de le nier, mais je pense qu'on est occupé à rater une part importante de notre existence humaine, on est aliéné comme disaient les anciens marxistes.[1]Je me suis dis après l’interview : « il faut que je l’invite pour une conférence ». Ce que j’ai fais par la suite dans le cadre d’une série d’activités sur la philo contre la crise en novembre 2009. Malheureusement Mr Arnsperger a dû annuler toutes ses conférences de la semaine pour raison de santé. J’ai donc eu quelques jours pour préparer une présentation de son livre « Ethique de l’existence post-capitaliste » éditions du Cerf, 2009. C’est là que j’ai pu vérifier la validité de la méthode de lecture rapide et du mind-mapping, tant sur la vitesse que sur la mémorisation.

Je me suis donc attaqué à son livre dont la lecture n’est pas celle d’un roman. Mais bon j’étais motivé et il y avait la conférence…

Ce livre écrit par un économiste n’est pas banal, Christian Arnsperger le dit lui-même :

Ce livre touche à des questions économiques, mais sous un angle plutôt inédit. À nos yeux, certaines des questions les plusprofondes et les plus radicales sur l'économie ne sont pas des questions économiques. On ne peut les résoudre avec des solutions techniques. Telle est la philosophie qui sous-tend notre démarche. Nous voudrions la concevoir comme un parcoursinitiatique, un cheminement risqué, une pérégrination de découverte. Découverte de nous-mêmes, essentiellement, de notre « essence », de nos profondeurs insoupçonnées. L'objectif ultime est pour lui « l'économie des profondeurs » : une économie souterraine, non pas au sens habituel du terme (économie clandestine) mais dans le sens de notre « terre intérieure », une économie qui ne donne pas que des biens et des services mais qui produit du « sens ». (p43)

Par rapport au capitalisme Christian Arnsperger est très clair : Il est temps de reconnaître que l'existence que le capitalismenous fait vivre est le fruit d'une erreur. Il est temps de cultiver la saine désillusion, la revigorante déception. Notre aventure culturelle d'Occident s'est bel et bien auto-sabordée, et si actuellement nous n'en voyons encore que les premiers signes, ils sont pourtant assez clairement lisibles (p27).

Dans le prologue de son livre il nous livre le panorama de ses idées et donne un axe clair qui va au-delà de l’économie comme finalité :

Croire que des incitations fiscales ou des réaménagements du temps de travail et de la flexibilité suffiront est une illusion. Le chemin est bien plus ardu et incertain. Il passe par un travail spirituel et politique de chacun de nous sur lui-même, soutenu par des communautés de vie et par des institutions publiques qui rendent sa démarche possible.

Ce ne sont pas les grandes idées qui manquent actuellement, mais bien la volonté politique d'un changement anthropologique radical. Cette volonté, trop urgente pour n'être laissée qu'entre les mains de quelques élites, sera citoyenne ou ne sera pas. (…)

Comptons plutôt sur une révolution lente et approfondie, venue du dedans de nous-mêmes. (p10)

Tout est presque dit. Le changement de la société viendra d’un changement intérieur ! C’est une démarche spirituelle, philosophique, une nouvelle vision du monde. C’est en cela qu’elle intéresse bien entendu le philosophe en herbe que je suis. L’auteur propose donc un militantisme existentiel, une démarche de chacun pour être dans le monde sans lui appartenir.

A propos du capitalisme, Il parle d’une erreur anthropologique. Il voit le capitalisme comme une réponse de l’homme à l’incertitude, à la peur de la mort. C’est comme une religion qui donne des réponses face à cette inquiétude. Le consumérisme devient la réponse.

La racine du capitalisme est donc religieuse, dans la mesure où elle est anthropologique. Vouloir comprendre ce qui se joue dans le capitalisme, c'est devoir comprendre ce qui se joue dans l'interrogation radicale de l'être humain sur lui-même, à l'aube de la modernité. Le capitalisme n'est pas qu'économique, loin de là. Il est aussi et surtout existentiel et spirituel, parce qu'il est anthropologique. L'humanité ne trouvera une issue au capitalisme que par une refonte radicale des présupposés culturels majeurs qui structurent nos existences. (p22)

C’est donc tout notre modèle de société qui montre ses failles au niveau de la capacité à « former » des êtres humains.

Apparue à l'origine comme une force d'émancipation sans ambiguïté, la démocratie capitaliste est devenue force d'aliénation et d'oppression au nom même de la poursuite de son propre dynamisme, désormais frelaté mais encore puissant. Nous parlerons donc de pseudo-démocratie capitaliste. (p 21)

Christian Arnsperger nous montre à quel point le capitalisme à envahi tout les aspects de notre culture. Ce n’est pas que l’économie qui est atteinte mais c’est l’ensemble de notre vision du monde, nos comportements, nos pensées, notre affect… Nous sommes des êtres capitalistes. (Voir article connexe sur les axiomes capitalistes)

Le capitalisme est en effet aussi le fruit d'une erreur métaphysique qui nous fait prendre nos corps (psychisme y compris) pour des réalités ultimes, de telle sorte que nous prenons nos envies pour des besoins et que nous projetons illusoirement sur un infini matériel notre Infini spirituel, qui peut être considéré comme notre seule Réalité. (P28)

Il propose donc de restructurer tout cela, de changer d’imaginaire social dit-il et il propose pour ce faire des exercices spirituels (économiques et politiques) qui doivent nous amener à réfléchir par nous même sur l’illusion du modèle actuel et sur nos aliénations à ce système et retrouver ainsi une conduite autonome. (Voir en annexe les axiomes du capitalisme et l’imprégnation à travers tous les aspects de nos sociétés et de nos individualités).

Pour changer le monde et sortir du capitalisme Arnsperger propose donc ni plus ni moins qu’un travail sur soi, un changement de chacun et cela à partir d’un moteur interne spirituel.

Le lecteur apprendra notamment qu'une démocratie post-capitaliste ne saurait prendre racine que si un maximum de citoyens s'adonnent, sous une forme ou une autre, à des exercices de « yoga économique et politique) visant à déconstruire les pathologies acquisitives et inégalitaires incrustées dans nos modes de vie actuels. (p34) (Platon parlait de la caverne…).

La tradition des exercices spirituels n’est pas neuve et Christian Arnsperger y revient en citant Pierre Hadot, spécialiste du domaine, presque pour s’excuser d’utiliser cette expression. (p170)

"Exercices spirituels". L'expression déroute un peu le lecteur contemporain. Tout d'abord il n'est plus de très bon ton,aujourd'hui, d'employer le mot "spirituel". (...) En fait, ces exercices (...) correspondent à une transformation de la vision du monde et à une métamorphose de la personnalité. Le mot "spirituel" permet bien de faire entendre que ces exercices sontl’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l'individu et surtout il révèle les vraies dimensions de cesexercices : grâce à eux, l'individu s'élève à la vie de l'Esprit objectif, c'est-à-dire se replace dans la perspective du Tout. »

« L'expression "exercice spirituel" (…) n'a pas une connotation religieuse, quoi qu'en pensent certains critiques. Il s'agit d'actes de l'intellect, ou de l'imagination, ou de la volonté, caractérisés par leur finalité : grâce à eux, l'individu s'efforce de transformer sa manière de voir le monde, afin de se transformer lui même. Il ne s'agit pas de s'informer, mais de se former. »

Ainsi pour cultiver notre capacité de réflexion critique il propose une sorte de pratique de yoga socialement engagée, faisant intervenir toutes les dimensions de la réalité capitaliste.

Dans un premier temps la réflexion se fait sur les aspects économiques (exercices économiques). L’auteur précise que cela n’est pas un développement complet d’exercices mais plutôt de commencer à stimuler la réflexion.

Ces exercices s’articulent en 4 volets (p183-186)

  • Une pratique spirituelle générale visant à déconstruire l'ego
    • Cela peut être la méditation, la prière contemplative,… l’important est de mieux connaitre son égo et son Soi réel.
  • Investigation de la signification de la liberté
    • S’interroger (réflexion philosophique) sur la richesse, la pauvreté, voir nos sentiment par rapport à cela et surtout, dit-il, faire l'expérience de ce que richesse et pauvreté ne peuvent être opposées que si l'on confond à tort pauvreté et misère.
  • Investigation-expérimentation de nos réactions capitalistes stéréotypées à nos peurs existentielles fondamentales
  • Il s’agit de ne pas rester uniquement sur le plan intellectuel mais aussi de mettre en pratique dans des situations concrètes.
  • Voir avec clarté et lucidité nos faiblesses et peurs existentielles et la difficulté à abandonner les réponses capitalistes.
  • Nous pourrions ainsi faire l'expérience de notre forte résistance intérieure et de certaines réactions étonnantes (etsouvent inconscientes) d'anxiété ou de panique.
  • Investigation-expérimentation d'axiomes alternatifs proposant de nouvelles façons de répondre à ces mêmes peurs
    • Là aussi il s’agit d’expérimenter et de réfléchir sur des solutions alternatives (de nouveaux axiomes).

Ces 4 ensembles de pratiques individuelles, forment le cœur d'une Pratique Existentielle Intégrale pour vivre au sein de l'économie de marché capitaliste actuelle. Elles sont censées faire éclore, stimuler et développer notre acceptation critique de cette économie, de telle sorte que nous puissions vivre au sein d'un environnement globalement capitaliste touten faisant l'expérience d'une liberté nouvelle à l'égard de cet environnement. Inévitablement, ces pratiques font écho à la maxime évangélique que nous avons déjà citée: Soyez dans le monde, mais pas du monde. (p186)

Une fois avoir pris progressivement ses distances à l’égard de la consommation et de la richesse matérielle, il faut pouvoir créer une nouvelle mentalité politique par la pratique « d’exercices politiques ».

On retrouve ici une structure proche des exercices économiques (p200-204) :

  • Pratique spirituelle générale visant à déconstruire l'ego
    • Le socle de base déjà évoqué plus haut.
  • Investigation de la signification du pouvoir
    • Que veut dire avoir du pouvoir ? que veut dire être soumis au pouvoir ?
    • Il ne faut donc pas simplement réfléchir au concept de pouvoir mais aussi faire l'expérience de nos attitudes envers notre exercice du pouvoir et celui des autres.
  • Investigation-expérimentation des réactions pseudo démocratiques à nos peurs existentielles fondamentales
  • Investigation-expérimentation de nouvelles façons, plus radicalement démocratiques, de répondre à ces mêmes peurs.

Ces quatre ensembles de pratiques individuelles, forment le cœur d'une Pratique Existentielle Intégrale pour vivre au sein de la pseudo-démocratie capitaliste actuelle. Ils sont censés faire éclore, stimuler et développer notre acceptation critique de cette pseudo-démocratie, de telle sorte que nous puissions vivre au sein d'un environnement politique encore peu démocratique et capitaliste tout en faisant l'expérience de façons nouvelles d'exercer le pouvoir.(p203)

Ensemble, ces exercices économiques et politiques, réunis en une sorte de «yoga sociopolitique » et encouragés par des institutions social-démocratiques renouvelées, peuvent faciliter l'éclosion d'un nouvel idéal frugal, égalitaire et démocratiquede coexistence conviviale. Nous le désignerons par l'expression «communalisme». (p191)

L’auteur en appelle donc à une nouvelle spiritualité économique et politique. Elle n’est cependant pas facile à mettre en place. L'obstacle à l'éclosion du communalisme est le même que celui qui barre la route à l'éthique de la simplification et à l'éthique de l'universalisation. Il s'agit de notre tendance tenace à vouloir alléger nos peurs existentielles à travers les rouages de la pseudo-démocratie capitaliste. (p204)

À nouveau il fustige de manière très juste et claire la vision de l’homme que le modèle occidental nous impose depuis quelques siècles : D'une vision ternaire corps-âme-esprit (soma-psyché-pneuma) notre Occident a dérivé vers une vision binaire corpsâme ou corps-psychisme, qui fait que nous nous considérons de plus en plus comme un psychisme conditionné par un organisme ou comme un organisme régi par un psychisme. L'homme psychosomatique a remplacé l'homme « pneumatique ternaire » qui vit encore (mais de moins en moins) hors de l’Occident.

C'est cet homme psychosomatique, angoissé par la mort à la quelle il ne trouve aucune issue hors de la matière et des émotions, qui a fait le lit du capitalisme et de ses axiomes. Le capitalisme n'est pas coupable de cette dérive. Il est simplement une logique qui s'est ajustée à la condition existentielle de l'homme moderne. Le problème est qu'une fois installé, le capitalisme nous distrait de notre authentique destinée humaine qui est de nous «spiritualiser», nous «pneumatiser» de plus en plus. C'est pour cette raison qu'une critique existentielle du capitalisme est tellement essentielle pour qu'éclose un nouveau militantisme social - un militantisme proprement existentiel. De citoyens-consommateurs nous avons à devenir des militants existentiels en unissant lucidité, simplicité et logique économique en un seul ensemble, en accord avec notre compréhension profonde de notre condition existentielle, à savoir de cheminer vers l'homme pneumatique en dépassant sans le nier l'homme psychosomatique, donc l'homme capitaliste.

Avec cela tout est dit. Christian Arnsperger veut retrouver une vision traditionnelle de l’humain et de sa finalité. Il aborde cela par les aspects économiques et politiques. Le courant de l’anthropologie du sacré nous le dit depuis quelques décennies déjà en s’appuyant sur l’étude de la pensée symbolique et de l’imaginaire confronté à l’étude des comportements de l’homo religiosus (voir les ouvrages de Mircea Eliade, Julien Ries, Gilbert Durand…).

Pour conclure, voici la proposition de Christian Arnsperger pour aller vers une société post-capitaliste, telle qu’il la résume (p33) :

  1. Des mesures politiques de court terme (fiscales, sociales,…) pour permettre à des individus de sortir du capitalisme et de vivre plus simplement
  2. Des mesures à plus long terme permettant à des communautés alternatives de mettre de nouveaux axiomes en place et de se déconnecter de la logique en vigueur.
  3. Des mesures éducatives et culturelles visant à faire circuler des ressources spirituelles en vue de promouvoir de nouvelles formes d'humanité, de nouvelles anthropologies grâce à des pratiques critiques portant sur notre « nature humaine ».

Le pilier essentiel se situe pour nous dans le troisième aspect. C’est en effet les biens métaphysiques (les ressources spirituelles), chers à Socrate qui sont les seuls pouvant mener au « bonheur » car ils sont impérissables. C’est là tout l’enjeu de l’éducation, telle que la voyait déjà Platon.

Ce n’est que ce type d’éducation qui permettra de faire émerger les valeurs d’humanité dont nous parle Christian Arnsperger. Une éducation qui remette l’homme au centre, comme axe, avec une économie vue comme un moyen et non une finalité.

Les mesures à prendre par les gouvernements même si elles sont souhaitables ne nous semblent pas possibles à court terme étant donné l’aliénation du système. Par contre l’éducation individuelle ne dépend que de quelques individus et communautés et peut se réaliser, comme cela s’est fait à toute époque. Ces communautés d’éducation et de valeurs sont à la base de tous les changements culturels et civilisateurs importants. L’exemple de la Renaissance italienne avec la réouverture de l’académie platonicienne à Florence et la recherche d’une humanité vraie, atemporelle a montré la capacité à induire des changements majeurs. Les idéaux de chevalerie, les sociétés initiatiques sont des exemples de ce que peuvent faire quelques personnes avec volonté et persévérance. C’est dans cet axe que je me place (et que j’agis) plutôt que d’attendre que les politiques ne prennent des mesures favorisant le changement… Connais-toi toi-même

Je pense qu’un jour viendra ou tous ceux qui aujourd’hui œuvrent pour le changement de cette société se rejoindront parce que cela sera indispensable pour faire survivre les valeurs de justice, de dignité, d’humanité. Il ne reste qu’à espérer qu’il ne faudra pas tomber dans la barbarie pour arriver à cela. Bien que ce ne serait pas le premier « moyen-âge » que l’histoire de l’humanité connaitrait.

Voir aussi une conférence de C. Arnsperger pour la séance inaugurale de philosophie et management en septembre 2009 :

http://www2.philosophie-management.com/agenda_2.asp?doc_id=279

Un article complémentaire pour décrire les axiomes capitaliste et les axiomes nouveaux proposés par C. Arnsperger.

[1] Interview émission « matin première » RTBF le 3/3/2009.