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Bulletin Polonais littéraire, scientifique et artistique. N309, 15 Avril 1914

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VARIÉTÉS POLITIQUES

Nous donnons ici un court résumé de la conférence faite le 21 février à la Salle de la Société de Géographie par M. JOSEPH PIŁSUDSKI, l'un des chefs principaux du mouvement militaire polonais, conférence dont nous avons rendu compte dans notre numéro de mars.

L'année 1863 marque un tournant de notre histoire, une modification profonde dans l'état d'esprit de la nation polonaise. Jusqu'à cette date les générations qui se sont succédé depuis les partages du pays se transmettarent fidèlement la tradition d'un mouvement armé en vue de reconquérir l'indépendance perdue. L'insurrection de 1863 noyée dans des flots de sang inaugure une ère nouvelle : le règne de la prudence et'de la raison. On s'interdira désormais d'obéir aux suggestions du sentiment qui pouvaient pousser vers un nouveau soulèvement terminé par un nouveau désastre. La transformation est si complète que ce même Wielopolski qui représentait pour les combattants de 1863 l'homme néfaste'voué à leur mépris devient aux yeux d'une grande fraction de la société polonaise l'incarnation de la pensée nationale. Ceux-là mêmes qui ont versé leur sang pour la patrie en arrivent presque à s'en excuser comme d'une erreur. Le souvenir de notre passé guerrier s'efface de plus en plus, s'évanouit peu à peu dans le néant.

Pourtant l'idée indépendantiste couve sous les cendres même en ces tristes jours. Elle ne peut périr pour cette simple raison que l'existence d'un peuple de plus de vingt millions d'hommes privé du droit de décider lui-même de son sort est une absurdité, absolument unique dans l'histoire moderne. Aussi les deux groupements politiques les plus importants de l'époque post-insurrectionnelle, le parti national et le parti socialiste, inscrivent-ils tous les deux dans leur programme le rétablissement de l'indépendance nationale. Mais ce n'est là qu'un vœu, une conception purement théorique qui ne repose sur aucun plan plus ou moins concret de réalisation et écarte entièrement l'idée d'une lutte armée.

Et c'est cette génération qui ne songe plus à la possibilité de transformer l'état, de choses existant par son propre effort qui sera mise en face des événements de 1904. Elle comprend cependant la nécessité de l'action et dresse devant l'ennemi affaibli et désorienté des milliers d'hommes prêts à soutenir la lutte, mais n'ayant pas l'énergie, la détermination et la foi qui décident de la victoire. Au lieu de dicter leurs volontés, les combattants se bornent à demander des con- {p. 121} cessions. Incapables d'adopter une attitude ferme et résolue, ils ne savent pas tirer tous'les avantages voulus des difficultés au milieu desquelles se débat à ce moment critique l'empire des tsars. Aussi, malgré d'immenses sacrifices consentis à la cause nationale, ce mouvement de révolte contre l'oppresseur ne donne que des résultats aussi modestes que vagues dont la médiocrité flagrante remplit les âmes d'un sentiment de déception et d'humiliation. Et c'est dans l'atmosphère des réflexions provoquées par cette dernière défaite que commence à germer dans lés esprits l'idée d'une préparation militaire de la société polonaise.

L'initiative de ce mouvement est donnée par le Parti socialiste Polonais (P. P. S.) qui fonde en 1908 une première société de tir. A la même époque, les démocrates nationaux créent à leur tour une organisation analogue. Ici comme là on se range peu à peu à la conviction que seule une préparation militaire poursuvie systématiquement pourra nous mettre à même de tenir tête à l'heure de la lutte à tel ou tel des Etats co-partageants. Pourtant l'opinion publique demeure encore réfractaire à cette idée, el les partisans du mouvement se heurtent au début à unè opposition souventassez vive au sein de leurs propres partis. Aussi les organisations militaires demeurent-elles secrètes et ne se dêveloppent-elles qu'avec une extrême lenteur. Au moment où éclate la crise balkanique elles ne comptent pas plus de 600 à 700 membres.

Mais cette crise exercera enfin une influence salutaire. La nation polonaise voit toute l'étendue de son impuissance devant la perspective d'une guerre qui se déroulerait sur son sol et mettrait aux prises l'Autriche et la Russie. La tragédie de ses destinées qui la condamne à grossir d'un chiffre imposant le contingent militaire des trois copartageants pourra aussi dresser ses fils les uns contre les autres dans les rangs ennemis. Plus que tous les arguments de la logique, l'horreur de cette vision donne au développement des organisations militaires une impulsion décisive. Leur nombre grandit rapidement et leur importance s'accentue de plus en plus. Si au début elles s'appuyaient surtout sur la jeunesse dite intellectuelle, elles recrutent aujourd'hui des adeptes dans toutes les sphères de la société et particulièrement parmi la population ouvrière et rurale. En gagnant à leur cause ces éléments qui forment les sept huitièmes de leurs membres, elles ont conquis des bases stables et solides et deviennent une force avec laquelle il faudra désormais compter.

Il est presque inutile d'ajouter qu'elles ont pris une grande extension surtout en Galicie où elles peuvent fonctionner librement et jouir de certains avantages communs à toutes les sociétés de tir de l'Empire autrichien et accordés par l'Etat en vue de faciliter la préparation militaire des différentes provinces. Mais il ne s'en suit point qu'elles doivent servir les desseins de l'Autriche, et il convient de {p. 122} rappeler à ceux qui soulèvent cette objection que les premières organisations militaires ont été fondées bien avant ne se fût dessinée que la possibilité d'un conflit austro-russe. Le mouvement militaire a pour but « de créer dans notre société une fonction de forces ». Mais les événements seuls décideront aussi bien de l'emploi de ces forces que de là maniéré dont elles entreront en jeu.

Une autre objection contre ce mouvement s'élève du camp de ceux qui redoutent que l'éveil dés facultés guerrières de la nation n'aboutisse à une éxplosion funeste en ses conséquences. Rien n'est moins justifié que ces craintes, et leur inanité n'a point à être démontrée. Par contre, le développement de la préparation militaire a déjà donné des effets positifs indéniables : elle constitue à notre pays une certaine valeur sur le marché politique européen d'où la question polonaise était impitoyablement exclue après l'échec de l'Insurrection de 1863. On y avait perdu l'habitude de nous prendre en considération dans les calculs et les combinaisons internationales. Le mouvement militaire ramène le problème polonais sur l'échiquier européen. Son importance nous apparaît d'autant plus grande que nous assistons depuis 1904 à toute une série de bouleversements et de confins où le rôle décisif revient à la force armée. Le glaive seul pèse aujourd'hui dans là balance des desiinées des nations. Un peuple qni voudrait fermer les yeux à cette évidence compromettrait irrémédiablement son avenir. Il ne faut pas que nous soyons ce peuple. Les initiateurs du mouvement militaire ont indiqué au pays la voie à suivre. Mais le résultat final dépend entièrement de l'intensité de l'effort collectif, de la coopération persévérante et active de toute la nation.

M. R.