Ionesco est un auteur franco-roumain du même courant artistique que celui de Samuel Beckett : le théâtre de l'absurde. Il a accédé à l'Académie française et a écrit des textes théoriques sur le théâtre.
La littérature de l'absurde se caractérise généralement par une absence de logique et d'intrigue, ce qui a parfois empêché la représentation de certaines de ses pièces car le public ne les appréciaient pas. Ionesco désirait faire ressortir, à travers ses œuvres, le non-sens du langage, c'est-à-dire le fait que les mots aient perdu de leur sens, amenant parfois à des conflits ou des incompréhensions.
Dans toutes ses œuvres, le langage a donc une grande importance. Il a tendance à mettre en place beaucoup de didascalies, parfois même des pages entières.
Dans sa pièce de théâtre Rhinocéros, il met en scène un village lambda frappé par une maladie où les gens se transforment en rhinocéros, sauf Bérenger, le personnage principal. Face au danger, tous les personnages réagissent de manière différente.
Il fait une critique du totalitarisme : la rhinocérite est comme un symbole d'une contamination des esprits. Il a choisi cet animal car il représente la férocité et l'imprévisibilité. Il met en avant le fait que résister à un groupe de rhinocéros est se mettre en danger.
Texte 2 : Rhinocéros (1960), Ionesco
Acte II, tableau 2
Bérenger
Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle !
Jean
J'y vivrai, j'y vivrai.
Bérenger
Cela se dit. Mais dans le fond, personne…
Jean, l'interrompant, et allant et venant.
Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale.
Bérenger
Je ne suis pas du tout d'accord avec vous.
Jean, soufflant bruyamment.
Je veux respirer.
Bérenger
Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !...
Jean, toujours dans la salle de bains.
Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.
Bérenger
Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
Jean
Brrr…
Bérenger
Je ne savais pas que vous étiez poète.
Jean, il sort de la salle de bains.
Brrr…
Il barrit de nouveau.
Bérenger
Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme…
Jean, l'interrompant.
L'homme… Ne prononcez plus ce mot !
Bérenger
Je veux dire l'être humain, l'humanisme…
Jean
L'humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
Il entre dans la salle de bains.
Bérenger
Enfin, tout de même, l'esprit…
Jean, dans la salle de bains.
Des clichés ! Vous me racontez des bêtises.
Bérenger
Des bêtises !
Jean, de la salle de bains, d'une voix très rauque difficilement compréhensible.
Absolument.
Bérenger
Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
Jean
Pourquoi pas ! Je n'ai pas vous préjugés.
Bérenger
Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.
Jean, toujours de la salle de bains.
Ouvrez vos oreilles !
Bérenger
Comment ?
Jean
Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J'aime les changements.
Bérenger
De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh ! vous semblez vraiment perdre la tête ! (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.
Mouvements
Premier mouvement : Un appel à la raison (l.1/10 ("Démolissons tout [...]))
Deuxième mouvement : L'incompréhension du langage (l.11/30 ("Comment ?"))
Troisième mouvement : La fin de la transformation (l.31/fin)
l.1 - "Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle !"
→ "Si je comprends", proposition subordonnée conjonctive, montre la consternation de Bérenger. Il prend ses précautions, pour ne pas froisser son ami.
→ "jungle" métaphore de la jungle qui représente le danger. Allusion à une nature sauvage, primitive (la loi du plus fort). Opposée à "la loi morale", qui représente la loi des hommes.
→ Phrase exclamative qui exprime la stupéfaction.
l.2- "J'y vivrai, j'y vivrai."
→ Futur de certitude.
→ Parallélisme, "y", remplace la jungle. Il ne reprend pas le terme mais son ton est décidé. Il y vivra un jour, il en est convaincu.
l.3 - "Cela se dit. Mais dans le fond, personne…"
→ "Cela se dit", forme de concession.
→ "Mais", conjonction de coordination adversative. Il veut lui montrer que son idée est abstraite.
l.4 - "Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale."
→ La didascalie "allant et venant", Jean est agité, comme un animal sauvage.
→ Anaphore de "Il faut", tournure impersonnelle qui montre une certaine détermination. Il se permet de donner un conseil à valeur générale avec "notre".
→ "primordiale", montre une certaine nostalgie des temps passés.
→ Ses phrases sont brèves. Il fait des constats, des projets, mais ne développe pas.
l.5 - "Je ne suis pas du tout d'accord avec vous."
→ Négation totale "je ne suis pas du tout". Il reste calme, poli, même s'il est direct.
→ Il y a une sorte d'antithèse entre les deux caractères des personnages : l'un est agité, l'autre est calme.
l.6 - "Je veux respirer."
→ Sa difficulté à respirer ramène à un sentiment de panique, d'agitation. C'est le premier signe physique de sa transformation. Sa phrase est très brève.
l.7/9 - "Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti !..."
→ Il se réfère à la pensée avec son champ lexical. Sa pensée repose sur la supériorité de l'espèce humaine vis-à-vis des animaux.
→ "ces animaux", périphrase qui désigne les rhinocéros. Il ne les nomme pas, ce qui leur retire de l'importance.
l.10 - "Démolissons tout cela, on s'en portera mieux."
→ "Démolissons", situation radicale. Avant il parlait de "reconstituer", maintenant, il parle de "démolir". La première personne du pluriel fait ressortir son propos comme une proposition à l'échelle de l'humanité.
→ "on s'en portera mieux", proposition juxtaposée qui annonce la conséquence du projet. Il n'envisage pas de reconstruction. Le futur de certitude de "portera" montre sa certitude quant au fait que son projet est satisfaisant.
l.11 - "Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie."
→ On remarque des termes du comique. Bérenger arrête de croire que son ami pense sincèrement ce qu'il dit.
→ Ironie quant à la poésie. Il se moque, la considère farfelue.
l.12 - "Brrr..."
→ Renvoie à l'animal. Il y a une détérioration du langage. Il n'est pas construit, il est seulement composé d'une onomatopée.
l.13 - "Je ne savais pas que vous étiez poète."
→ Petit aspect comique par rapport au caractère habituel de Jean, qui n'est pas du genre à faire de la poésie.
→ Revient à cette idée, cette thématique de la poésie. Bérenger essaie de détendre l'atmosphère.
l.14 - "Brrr..."
→ Répétition du caractère animal de Jean, comme s'il avait perdu le langage, ce qui l'amène à ne pas prendre en compte les paroles de son ami.
l.15/16 - "Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme…"
→ "pensée profonde", une certaine ironie, un comique de caractère par rapport au comportement de Jean. Il n'a pas vraiment de pensée profonde.
→ "Je vous connais trop bien", proposition qui fait référence à leur amitié, montre une certaine complicité entre les personnages. Ils sont proches.
→ "Vous le savez aussi bien que moi", proposition juxtaposée qui montre que Bérenger essaie une nouvelle fois d'argumenter et de le ramener du côté de l'humanité en le plaçant sur un pied d'égalité avec lui, comme le montre "aussi bien que moi".
l.17 - "L'homme... Ne prononcez plus ce mot !"
→ le terme "homme" est le seul qui le fait réagir. Il semble ne pas le supporter.
→ "Ne prononcez plus ce mot !", négation partielle. La thématique du langage est récurrente, il ne veut plus entendre parler de l'humanité toute entière. Il donne un ordre, ce qui montre qu'il est tranché.
l.18 - "Je veux dire l'être humain, l'humanisme…"
→ Il emploie d'autres termes forts qui renvoient à la société humaine.
l.19 - "L'humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule."
→ Le complément "périmé" montre que l'humanisme a eu raison d'être, mais que son temps est fini. Il ne remet pas en cause l'importance de l'humanisme dans l'histoire, mais son actualité.
→ Phrase exclamative qui montre la force de sa déclaration. Son ton est toujours autoritaire.
→ Il utilise un vocabulaire péjoratif. Jean utilise un langage agressif et peu construit. Il trouve les valeurs humanistes de Bérenger idiotes et dépassées.
l.20 - "Enfin, tout de même, l'esprit..."
→ Il se réfère de nouveau à la pensée, à l'intellectualité, afin de ramener Jean à la raison. Il reste stoïque, mais se fait une fois de plus interrompre.
l.21 - "Des clichés ! Vous me racontez des bêtises."
→ "Des clichés !", phrase non verbale exclamative simple, composée d'un groupe nominal. On voit que Jean perd l'usage correct de la parole.
→ Utilise un champ lexical de l'idiotie à l'égard de son ami. Il poursuit sa lancée péjorative.
l.22 - "Des bêtises !"
→ Reprise du terme péjoratif de son ami de manière exclamative et non verbale, exprimant son choc vis-à-vis de la pensée de son ami. Il trouve la pensée absurde. Une sorte de stichomythie qui se développe.
l.23 - "Absolument."
→ Adverbe qui compose une phrase. Il n'y a plus de langage construit : il affirme simplement mais n'argumente pas. De plus, la didascalie marque le fait qu'il soit difficilement,t compréhensible, appuyant davantage sur sa perte d'humanité.
l.24/25 - "Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?"
→ "Je suis étonné de vous entendre dire cela", proposition principale qui exprime son ressenti, ce qui marque un contraste avec Jean qui perd ses émotions humaines.
→ On ressent toujours l'amitié qu'il a lié avec Jean, malgré leur différents, avec le groupe nominal "mon cher Jean".
→ "Perdez-vous la tête ?", métonymie. La tête renvoie à la raison.
→ "Aimeriez-vous être rhinocéros ?" On tourne autour de cette phrase depuis le début de leur dialogue. Il évoque la notion de volonté avec "aimeriez". C'est une interrogation totale au cœur de la scène.
l.26 - "Pourquoi pas ! Je n'ai pas vos préjugés."
→ "Pourquoi pas !", exclamation qui montre une absence d'hésitation. Sa réponse est positive, elle laisse une fenêtre ouverte sur sa transformation.
→ "préjugé" fait écho à "cliché". Ces termes péjoratifs sont en contradiction avec le reste de l'histoire, où Bérenger est celui qui reste le plus ouvert d'esprit des deux.
l.27 - "Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal."
→ Il aborde la thématique du langage directement, marquant une forte incompréhension avec les négations "je ne comprends pas" (syntaxique) et "vous articulez mal" (lexicale). Cela marque que le langage de Jean n'est plus efficace : il n'est pas compréhensible.
l.29 - "Ouvrez vos oreilles !"
→ Impératif marqué plus fortement par l'exclamation, ce qui montre une certaine autorité et colère. Il rejette la faute sur Bérenger.
l.30 - "Comment ?"
→ Interrogation directe marquée par le point d'interrogation et le pronom interrogatif "comment" qui marque une fois de plus l'incompréhension de Bérenger.
l.31 - "Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J'aime les changements."
→ Répétition de l'impératif de manière plus posée. Ce n'est plus une exclamation mais une affirmation.
→ "J'ai dit", reprend le champ lexical du langage, central dans leur interaction. Il est convaincu que c'est une bonne décision.
→ "J'aime les changements", affirmation en totale contradiction avec la personnalité de Jean. Il y a une sorte de parallèle absurde.
l.32-36 - "De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh ! vous semblez vraiment perdre la tête ! (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus."
→ On voit la place importante des didascalies qui marquent la transformation du personnage. On voit qu'il porte atteinte à son intérieur, une attitude qui monte son caractère animal. Les paroles sont aussi significatives : elles sont "furieuses", "incompréhensibles" et il produit des "sons inouïs", ce qui marque de manière plus appuyée sa transformation.
→ L'auteur montre que Jean est "effrayant". Ainsi la didascalie montre l'intensité du moment, et l'auteur souligne le fait qu'il désire que ça ne soit pas tourné en ridicule.
→ "Vous semblez", il prend des précautions dans sa phrase. Il semble ne pas prendre en compte la gravité de la situation.
→ "perdre la tête", on peut distinguer deux sens à cette métonymie qu'il répète une fois de plus : premièrement, comme le fait de devenir fou, secondement comme le fait de perdre physiquement ce qu'il y a d'humain.
→ "ne soyez pas si furieux", Il garde étrangement on calme face à son ami, et utilise un impératif, qui montre qu'il garde une certaine contenance et autorité, même face à celui-ci en pleine transformation.
→ Champ lexical de la perte de contrôle avec "furieux" et "calmez-vous".
→ "Je ne vous reconnais plus", conclut le passage sur une transformation totale de Jean marquée par la négation partielle "ne... plus". Il ne le reconnaît maintenant plus comme un ami, comme un humain.