Texte 4 : Le Malade Imaginaire (1673), Acte III Scène 10, Molière.
TOINETTE
Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ahy ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Hoy ! ce pouls-là fait l'impertinent; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin?
ARGAN
Monsieur Purgon.
TOINETTE
Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?
ARGAN
Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.
TOINETTE
Ce sont tous des ignorants. C'est du poumon que vous êtes malade.
ARGAN
Du poumon ?
TOINETTE
Oui. Que sentez-vous ?
ARGAN
Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
TOINETTE
Justement, le poumon.
ARGAN
Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.
TOINETTE
Le poumon.
ARGAN
J'ai quelquefois des maux de coeur.
TOINETTE
Le poumon.
ARGAN
Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.
TOINETTE
Le poumon.
ARGAN
Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'étaient des coliques.
TOINETTE
Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?
ARGAN
Oui, monsieur.
TOINETTE
Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin.
ARGAN
Oui, monsieur.
TOINETTE
Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?
ARGAN
Oui, monsieur.
TOINETTE
Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?
ARGAN
Il m'ordonne du potage.
TOINETTE
Ignorant!
ARGAN
De la volaille.
TOINETTE
Ignorant!
ARGAN
Du veau.
TOINETTE
Ignorant!
ARGAN
Des bouillons.
TOINETTE
Ignorant!
ARGAN
Des oeufs frais.
TOINETTE
Ignorant !
ARGAN
Et, le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
TOINETTE
Ignorant !
ARGAN
Et surtout de boire mon vin fort trempé.
TOINETTE
Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros boeuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.
Mouvements
Premier mouvement : Un faux médecin crédible (l.1-8)
Deuxième mouvement : Le diagnostic (l.8-26)
Troisième mouvement : La prescription (l.26-43)
l.1/3 - "Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ahy ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Hoy ! ce pouls-là fait l'impertinent; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?"
→ "Donnez-moi votre pouls", phrase impérative avec emploi du champ lexical de la médecine avec "pouls". Toinette se fait passer pour un vrai médecin. La didascalie interne appuie sur la posture adulte qu'elle prend et l'infantilisation du patient. C'est une première critique à l'orgueil du médecin.
→ Interjection comique marquée par "Ahy" et "Hoy" montrant que Toinette est un personnage comique qui se permet de sortir de son rôle. Il y a un comique de situation.
→ Personnification qui donne un aspect comique avec "ce pouls-là". Ce n'est pas adapté à la situation, et le vocabulaire donne l'impression qu'elle se bat avec celui-ci.
→ Question rhétorique avec "Qui est votre médecin ?". Elle connaît la réponse mais s'en sert uniquement pour crédibiliser son rôle et critiquer Monsieur Purgon.
l.4 - "Monsieur Purgon."
→ Comique de mot sur le nom du docteur. C'est la toute première réplique d'Argan. Il parle moins, ce qui prouve l'infantilisation du patient.
→ L'onomastique "Purgon" est aussi ridicule que son comportement qui est faux, hypocrite, et qui ne sait que faire des purges.
l.5/6 - "Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?"
→ "Cet homme-là", démonstratif péjoratif qui met à distance et cherche à décrédibiliser.
l.7 - "Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate."
→ Répétition du verbe "dire" avec la conjonction de coordination qui donne naissance à un parallélisme. Argan met au même plan des discours qui s'opposent. L'évocation de l'idée de "dire" discrédite le diagnostic avec une simple parole médicale et non une science exacte.
l.8 - "Ce sont tous des ignorants. C'est du poumon que vous êtes malade."
→ Hyperbole avec "ignorants", ce qui condamne leur incompétence sans nuance et ridiculise les autres médecins.
→ "C'est du poumon que vous êtes malade." Le présent de vérité général avec le verbe "être" fait ressortir le comique de situation parce que Toinette fait ressortir un diagnostic représenté comme indiscutable alors qu'il n'y a eu aucune auscultation. Celui-ci est donc infondé, comme celui des autres médecins.
→ Utilisation du singulier pour le "poumon", qui présente une opposition entre la médecine des humeurs des autres médecins et celle de Toinette qui représente la médecine moderne. Cela crée un parallèle avec la réalité, car Molière était lui-même malade du poumon à l'époque où il écrivait sa pièce. Ainsi, on a d'un côté Argan, qui se croit malade, et Molière, qui lui, l'est réellement.
l.9 - "Du poumon ?"
→ Phrase interrogative qui marque le début du doute et le début du jeu de question avec l'apparition de stichomythies.
l.9/20 - "TOINETTE : Oui. Que sentez-vous ? / ARGAN : Je sens de temps en temps des douleurs de tête. / TOINETTE : Justement, le poumon. / ARGAN : Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux. / TOINETTE : Le poumon. / ARGAN : J'ai quelquefois des maux de cœur. / TOINETTE : Le poumon. / ARGAN : Je sens parfois des lassitudes par tous les membres. / TOINETTE : Le poumon. / ARGAN : Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'étaient des coliques. / TOINETTE : Le poumon."
→ Comique de répétition avec la symétrie des répliques. Cela met en avant le plaisir du spectateur/lecteur qui anticipe les réponses. Toinette est un médecin qui ne se justifie pas, d'où les répétitions, c'est comme mécanique, il n'y a pas de réflexion.
→ Les adverbes de temps imprécis sont tellement nombreux qu'il en ressort un aspect presque hyperbolique, ce qui confirme son hypocondrie (comique de caractère). Il y a un comique de situation avec l'incompétence de Toinette prouvé par les mots qui n'ont rien à voir avec le poumon.
l.20/25 - "Vous avez appétit à ce que vous mangez ? / ARGAN : Oui, monsieur. / TOINETTE : Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin. / ARGAN : Oui, monsieur. / TOINETTE : Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ? / ARGAN : Oui, monsieur."
→ Phrases interrogatives familières, ce qui colle plus au personnage de la servante incarné par Toinette qu'au rôle du médecin. Seul le point d'interrogation marque l'interrogation. Ces questions auraient pu passer pour des déclarations. Elles sonnent davantage comme une banalité que comme un diagnostic, avec les verbes du quotidien.
→ Répétition de "Oui, monsieur." de la part d'Argan, qui marque une politesse et un respect de la figure de médecin. Il est donc réduit à une seule et même réponse, qui montre la soumission et l'obéissance du patient.
l.26 - "Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?"
→ Répétition du mot poumon accompagné de la formule d'insistance "vous dis-je". Le diagnostic est donc injustifié et reste sans autre justification que la parole. Le verbe "dire" décrédibilise son propre diagnostic comme tous les autres médecins.
→ La connotation "ordonne" est un verbe souvent employé, possédant la mêle racine que le mot "ordonnance", ce qui appuie sur la satire de l'autorité du médecin avec l'abus du patient.
→ L'emploi du déterminant possessif "votre" et du nom générique "médecin" met à distance Monsieur Purgon, qui n'est pas nommé.
→ Toinette parle de "nourriture", ce qui oriente la prescription sans poser de question sur les médicaments pour ne pas évoquer Monsieur Fleurant. Elle tente donc de réduire l'influence qu'il a sur Argan.
l.27/39 - "Il m'ordonne du potage. / TOINETTE : Ignorant ! / ARGAN : De la volaille. / TOINETTE : Ignorant! / ARGAN : Du veau. / TOINETTE : Ignorant! / ARGAN : Des bouillons. / TOINETTE : Ignorant! / ARGAN : Des œufs frais. / TOINETTE : Ignorant ! / ARGAN : Et, le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre. / TOINETTE : Ignorant ! / ARGAN : Et surtout de boire mon vin fort trempé."
→ Le jeu de stichomythies et les points d'exclamations marquent l'intensité du propos, et le chant lexical de la nourriture décrédibilise la prescription et marque l'opposition entre la nourriture saine du précédent médecin et la nourriture grasse du médecin de Toinette. Elle ne cherche pas à soigner Argan mais à le libérer de l'influence que les médecins ont sur lui.
→ L'euphémisme à portée scatologique "des petits pruneaux pour lâcher le ventre" donne un comique sur le domaine du corps, ce qui est un héritage direct de la farce médiévale.
l.40/43 - "Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros boeuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville."
→ Parodie de déclinaison latine, donnant naissance à un comique de mots afin de se moquer du jargon médical et du latin approximatif (qui est utilisé à tout va).
→ Tournure impérative avec "Il faut", qui donne un début de prescription, ce qui marque l'apogée du comique avec l'énumération du vocabulaire médical mal employé. Cela est d’ailleurs surenchéri avec l'hyperbole donné par l'anaphore "bon gros". C'est donc tout le contraire de ce qu'a plus tôt prescrit Purgon, avec une alimentation conseillée vraiment grasse. Toinette se moque de sa naïveté. Il en ressort donc une critique de la médecine.
→ "Votre médecin est une bête". Purgon est animalisé sans aucune nuance, pour libérer Argan de l'emprise de celui-ci.
→ Allitération en "v", pour créer un jeu sonore final, prouvant ainsi que l'on se trouve dans une comédie ballet.