Une vie immédiate
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Le futur s’apparenterait toujours au conditionnel. Nul n’avait sur lui de maîtrise et croire le contraire aurait relevé d’une douce illusion. Quand il était enfant, il ne comprenait pas que ses précieuses créations puissent disparaître en une seconde. Pourquoi cela aurait-il dû changer à présent ? Il n’acceptait pas mieux de vivre avec la menace toujours présente de devoir affronter l’imprévisible et de vivre dans l’éphémère. Allongé sur le dos, avec devant les yeux les lames de bois du plafond de cette grande salle, Jack s’apprêtait à ployer et à déployer son corps, tel un insecte en cours de métamorphose. La Voix qui le guidait lui parvenait douce et tranquille. Il pensa de nouveau qu’en effet « au commencement était le verbe »… « Concentrez votre attention sur la partie cachée de vous-même, ouvrez votre dos », suggérait la Voix. Il s’inclina paisiblement vers l’avant, et à mesure que son dos s’étirait, offrant à la lumière la face obscure de lui-même, il eut le sentiment que grandissait dans le champ de sa conscience une dimension jusque-là ignorée. Il se sentait vivre tout entier dans cette immédiateté de l’instant, « l’ici et le maintenant », venait préciser la Voix. Docilement, il plaçait son corps dans la position indiquée, vivait dans cette posture l’abandon de toute tension musculaire jusqu’aux extrémités de son enveloppe corporelle. Son corps se dénouait, se déliait, se défaisait de ses habitudes, se libérait de ses contraintes, tandis qu’en lui se succédaient des vagues de bien-être. Il revenait une fois de plus à l’écoute de ce corps qui le reliait au reste du monde, un corps lavé des tensions et des pensées qui l’habitaient, et il n’existait plus que dans l’instant… Mais profitant du moment de silence qui suivit, son esprit s’orienta vers la préparation des activités qu’il devait prévoir pour le lendemain. Il déroulait le fil des événements, visualisait la trame des actions en cours, se retrouvait bientôt tout à l’élaboration d’une stratégie pour parvenir aux fins souhaitées. Il réalisa combien cette activité mentale était vaine si, quelle qu’en fût la raison, demain n’avait pas lieu. Il se remémora une vieille légende tibétaine : « Un homme ayant travaillé toute une vie pour amasser un sac de grains le suspendit à une branche pour le mettre à l’abri des voleurs et s’installa dessous. Son esprit vagabondait sur l’usage qu’il allait pouvoir faire de cette fortune et il échafaudait alors mille projets. Mais le lien qui retenait le sac céda et celui-ci, dans sa chute, vint tuer le pauvre homme… ». Jack s’efforça de ne plus mobiliser son esprit dans la réalisation d’un projet et se demanda quelle part il accordait effectivement à la spontanéité dans le cours de son existence. Toute nouvelle opportunité était trop prématurément passée au crible d’une interprétation basée sur la somme des expériences passées, qui la revêtait immanquablement d’un habit d’a priori. Le poids du passé et la préoccupation liée au futur laissaient en fin de compte à la gestion de son temps présent une part réduite. Il devait redonner au vécu de l’instant présent sa dimension d’immédiateté, accepter de le gérer avec plus de spontanéité et d’en jouir plus pleinement. La Voix le rappelait à l’écoute de l’instantanéité : « Laissez passer vos pensées, murmurait-elle, ne les repoussez pas, ne les retenez pas. Considérez-les comme les nuages dans le ciel, comme les vagues de la mer ». La fatigue de la journée lui faisait éprouver une lassitude qui, s’il n’y avait pris garde, aurait vite cédé la place à de la morosité. Il ne trouvait subitement plus aucun mobile qui eût suscité en lui un nouvel élan enthousiaste et songeait seulement aux tâches qui l’attendaient. Certes elles ne semblaient pas insurmontables, mais il manifestait un tel empressement à s’en acquitter, comme si le temps lui était compté, qu’il lui semblait que jamais il ne parviendrait à disposer enfin, pour lui-même, de quelques instants d’insouciance et de quiétude. Son existence lui paraissait suspendue à la réalisation obsédante de projets, leur mise en œuvre jusqu’à leur achèvement le plongeait dans une sorte d’esclavage. La satisfaction née du travail accompli lui procurait de trop courts instants de plénitude et d’apaisement. Jack considéra son passé comme s’il s’agissait également d’une production de lui-même. Son histoire personnelle aurait ainsi représenté une œuvre qui aurait porté la marque de son identité, une œuvre impossible à modifier, impossible à effacer malgré l’envie qu’il en ressentait, prisonnier de cette manie de vouloir toujours parfaire ou justifier. Il devait tourner les pages de son livre et accepter l’idée que ce qui était écrit resterait écrit, son unique regret se réduisant à celui de ne pas avoir suffisamment pris le temps de vivre tout cela plus intensément. La faute en revenait peut-être à son intransigeance excessive vis à vis de lui-même, qui l’empêchait de relativiser à la fois la durée de l’événement et son importance. Quel sort damné l’empêchait d’introduire en tout plus de distance et lui faisait cultiver inopportunément un sens forcé du tragique ?
« Quand bien même connaîtriez-vous la réponse, en quoi vous apporterait-elle une aide ? La recherche des causes peut en l’occurrence vous être d’un piètre secours, cela ne soulage pas comme si l’on ôtait une épine. Connaître l’origine de la blessure aide-t-il à la cicatrisation ? Se préoccuper du « pourquoi » d’une conduite s’avère souvent moins essentiel que de s’interroger sur le « pour qui ». Ce comportement que j’adopte relève-t-il authentiquement de mon choix, ou bien qui cherche-t-il à satisfaire ? » « On peut penser que le “pourquoi” est une question qui sert l’élaboration d’un savoir. Le “pour qui” interroge quant à lui sur la construction de la personne… » « Nous allons en rester là », avança la Voix qui décidément souhaitait se départir des réponses et retrouvait, au moment de la séparation, son habituelle neutralité un instant compromise… Ses pensées se frayaient difficilement un chemin jusqu’à ce qui subsistait en lui de claire conscience et de lucidité à cette heure avancée de la soirée. Il éprouva la force du silence qui seule paraissait à même de régénérer son système nerveux. Il s’efforçait de mieux observer les messages que lui adressait son corps. L’œuvre de sa journée était de toute évidence perfectible et à n’en pas douter entachée d’erreurs et de manques. Au lieu d’apaiser son tourment, il l’attisa au contraire avec insolence pour forcer cette instance intérieure autocritique à découvrir son vrai visage. « C’est vrai, s’exclama-t-il, j’ai décidément été bien médiocre ! ». L’attention excessive qu’il portait aux réactions de « l’Autre » empoisonnait son comportement personnel, perturbait ses résolutions de sérénité. Toutefois il lui aurait paru abusif de considérer que quelle que fût la situation il s’opposait toujours à un noir dragon figurant l’altérité. Il reconnaissait bien volontiers qu’il y avait « Autre » et « Autre ». L’Autre ne pouvait se réduire à une unicité hostile. Malgré tout il ne supportait absolument plus d’endurer cette agressivité latente. En quoi la personne ou l’action de l’Autre le laissait-elle désemparé ? Pour dédramatiser un peu la situation, il fit le rapprochement avec une partie d’échecs au cours de laquelle il aurait par exemple bien envisagé à terme l’attaque venant de son adversaire mais, parce qu’à ce stade de la partie il l’aurait jugé prématuré, il se serait trouvé totalement désarçonné par un assaut adverse impromptu. Il avoua son incapacité à instaurer en lui une totale vacuité d’esprit, cette attitude que cultivaient les arts martiaux, qui lui aurait permis de mieux faire face à la situation. Au cours de ses activités et de ses relations, il extrapolait sans doute à l’excès ce qui était à venir, laissait paraître trop de spontanéité et d’enthousiasme, ce qui n’était pas toujours au goût de ses interlocuteurs, plus retors ou plus ombrageux, le plus souvent prisonniers d’un paraître, qui, tout en rendant les relations plus distantes et conformes, plaçaient leurs émotions sous l’étouffoir de la bienséance. Céder à la misanthropie ne résoudrait qu’imparfaitement ce qui pouvait s’apparenter tout aussi bien à un problème de communication. Peut-être ne prenait-il pas suffisamment conscience d’un ressenti différent du sien, et que l’Autre aurait éprouvé face aux mêmes situations ? Il ne négligea pas non plus de considérer la réalité d’une forme «d’hétérotrophie sociale ». Si la vie sociale le contraignait selon toute évidence à jouer nécessairement un rôle, à la vérité elle ne l’obligeait par contre pas à en demeurer prisonnier. Qui exigeait de lui qu’il figeât sa personnalité dans une identité imperturbablement rigide, ou qu’il adoptât en tout un comportement infailliblement efficace ? Pour mieux faire fi de ces exigences, il lui appartenait de cultiver les diverses facettes qui composaient sa personne, et d’en jouer. Jack pensa avec humour que c’était d’ailleurs une condition sine qua non pour qu’il parvienne à faire de celle-ci un inestimable joyau. Au cours de ce jeu existentiel chacun demeurait irrémédiablement tributaire d’une nouvelle donne des cartes de la vie. Certains nourrissaient-ils vraiment le fol espoir de posséder un jour the card that is so high and wild he’ll never need to deal another ? Les paroles d’une autre chanson lui vinrent à l’esprit pour lui rappeler les aléas de la fortune : « Quelquefois l’existence, ça vous donne toutes les chances, pour les reprendre après ». Le jeu ne consistait-il pas au fond à bien user des cartes dont on pouvait disposer ? Il lui fallait prévenir le risque qu’il entrevoyait de s’apprêter à transformer sa vie en un succédané d’existence. Au cours d’un rêve, il avait réussi en s’y prenant à plusieurs reprises à modeler dans l’argile un visage dont les parties apparaissaient imparfaitement soudées entre elles, à tel point que l’on n’aurait pu déplacer l’oeuvre sans la briser. Il pensa que ce visage devait néanmoins demeurer ainsi. A ses yeux, vouloir souder les éléments de ce masque pour qu’il présentât un aspect lisse et achevé aurait représenté un acte purement factice. Ce rêve avait ébranlé les fondements de son existence quotidienne, il l’incitait à une remise en cause de son mode de vie, de ses relations un peu factices, et jusqu’à l’activité qu’il exerçait, dans laquelle pour une part il ne se reconnaissait plus. Ses choix s’étaient affirmés, son projet de vie avait évolué, avec le temps la charge qui était la sienne se changeait en fardeau. Malgré l’inconfort lié à cette tâche, il aurait eu du mal à supporter de vivre sans cette interdépendance que créait autour de lui le tissu des échanges sociaux. Ce travail lui conférait par ailleurs une identité sociale et l’assurait de la légitimité de sa compétence dans son domaine d’activité. Les difficultés qu’il éprouvait avaient pour origine l’autorité rigide et caporalesque qu’on lui demandait d’exercer. Trop de confrontations répétées à un « Autre » souvent conflictuel, à la longue faisaient naître en lui des réticences, des appréhensions, des peurs irraisonnées. Il se sentait surtout seul pour décider, seul pour gérer les situations de crise qui, pour cette raison, pouvaient prendre une importance vite excessive. L’exercice d’un pouvoir arbitraire ne s’apparentait pas à une compétence qu’il souhaitait exercer. Il s’appropriait non sans maladresse le rôle affecté de cette figure d’autorité et s’efforçait de ne pas en modérer trop inopportunément l’intransigeance. Mais il supportait difficilement la tension sans cesse renouvelée que faisaient grandir en lui les rebuffades, les rechignances, les provocations, les affrontements. Ces contrariétés pouvaient lui tomber dessus inopinément et induire en retour une réponse de sa part, qui à la longue, en raison de l’usure que provoquait l’exercice du pouvoir qui lui était confié, s’avérait quelquefois démesurée ou bien inadaptée. Une voix intérieure lui criait alors de ne plus accepter cette situation, c’en était trop, beaucoup plus qu’il n’en pouvait supporter, il lui fallait refuser, fuir. Pourtant, lorsque le dernier jour de la semaine arrivait, certaines fois il retrouvait un peu de son calme, acceptait presque de poursuivre ce jeu étrange. Les heurts de son existence, il les confiait à la mine du crayon à l’aide duquel il écrivait sa vie. Dérisoire petit élément de carbone, mais n’était-il pas lui-même également un dérisoire assemblage de carbone ? Ce qu’il désirait, c’était parvenir à ne plus penser, à agir sans réfléchir ou bien comme un être robotisé, sans subir le poids d’un questionnement intérieur, sans éprouver ni révolte ni états d’âme, vivre libéré de toute sensibilité. Détenir le pouvoir et en user, cela pouvait être le rêve de certains. Mais comment composer avec un pouvoir qui devenait aussi avide qu’un feu à nourrir perpétuellement, qui exigeait pour que se maintienne son autorité qu’on témoignât constamment de celle-ci, même de manière intempestive ? Une telle situation contraignait autant le détenteur du pouvoir que celui qui le subissait, l’un devait maintenir une oppression et l’autre la subir. Jack manifestait quant à lui son intention d’échapper à l’un comme à l’autre de ces rôles. De l’alternance entre tension et relâchement naissait pour l’instant une forme de compromis. Il ressentait l’émergence progressive d’une dimension nouvelle dans le cours de son existence. Sa vie ressemblait un peu à une sorte de brouhaha au milieu duquel une voix aurait tenté de se faire entendre. Mais cette voix intérieure ne lui enjoignait aucune mission, elle lui faisait seulement éprouver les prémices d’un changement imminent. Il ne trouvait pas de réponse claire pour expliquer cette manifestation inhabituelle, se sentait habité par une instance encore indéfinie. Il se montrait plus attentif à la survenue d’événements en apparence fortuits, animé en cela par l’intuition d’une invisible force occulte échappant à sa conscience et à sa volonté. Il constatait que cette instance très étrange ne lui causait paradoxalement aucune inquiétude, et que sa manifestation n’occasionnait en lui aucun trouble mais lui donnait au contraire le sentiment d’une certaine plénitude. Elle n’était qu’un murmure qui n’aurait pas eu de souffle, qu’un effleurement qui n’aurait pas eu de main, quelque chose qui semblait fuir l’approche sensorielle directe et la preuve trop évidente de son existence. Animé d’un profond respect il s’aventurait néanmoins à sa rencontre avec prudence, et non sans user d’une grande circonspection, à la façon dont on aurait pu tenter d’approcher au plus près un animal encore sauvage. Il ne pouvait que demeurer dans l’attente, vigilant. Maintes fois il avait côtoyé ce qui aurait pu passer pour une coïncidence, trop probablement pour que cela en soit encore une. Méditer ou se concentrer pour laisser venir cela à soi ne semblait pas avoir d’effets sur l’étrange ressenti. Encore fallait-il savoir se montrer plus disponible pour vivre pleinement cette rencontre au quotidien. Jack aurait cherché en vain une explication, au plus aurait-il pu reconnaître que cela se manifestait. Sa seule conclusion pour le moins alambiquée fut qu’il demeurait bien difficile d’appréhender le paraissant-être de cette instance mystérieuse, avec le paraître que lui-même aurait représenté.