L'Objet obligé
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Jack s’était assoupi et sommeillait. La perception d’un léger ronronnement lui fit reprendre conscience. Il entendait le bruit de sa propre respiration soumise à une activité réflexe qui naturellement lui échappait. Il vivait son corps pesant et abandonné au sommeil, seulement animé rythmiquement par des mouvements respiratoires réguliers. Son corps paraissait agir de façon autonome pour maintenir en lui un souffle de vie, sans subir le contrôle direct de sa conscience. Bientôt cette conscience serait contrainte de réintégrer tout à fait son corps, pour libérer ses membres de l’ankylose qui les gagnait peu à peu. Mais dans cet instant presque magique, il devenait incidemment spectateur de sa propre vie. Le souvenir des derniers instants de la vie d’une personne qu’il avait aimée lui revint à l’esprit. Il lui semblait que la conscience avait abandonné l’instance charnelle du corps affaibli, transfiguré par l’agonie, qui paraissait lutter seul pour entretenir encore en lui un souffle de vie. Celui qu’il avait connu se dissociait de son enveloppe charnelle pour s’incarner dans une aura invisible, peut-être une âme, qui se présentait à Jack sous la forme d’une multiplicité de visages appartenant tous à la même personne mais mis en scène dans différentes occasions, à différents moments. Le rappel de ce triste épisode l’avait profondément troublé. Il tentait, dans une forme d’empathie avec la personne mourante, d’éprouver à son tour le vécu de l’agonie, s’efforçant par l’intermédiaire d’un ressenti imaginaire de mieux appréhender la scène à l’intérieur de son propre corps. Il réalisa l’infaisabilité d’une telle tentative, il s’avérait impossible d’approcher à ce point un état de mort imminente. Il avait eu connaissance des récits d’EMI. Certaines personnes évoquaient leur voyage hors du corps physique. Mais au-delà de la vie, la conscience individuelle pouvait-elle demeurer identique sans connaître de métamorphose ? Et s’il n’y avait plus rien au-delà du plus infime instant de conscience ? Comment se représenter ne plus exister et comment se représenter exister encore au-delà de cette existence actuelle ? Il y avait devant lui un immense champ d’inconnu qu’il nomma « infinitude ». Les existences successives auraient figuré autant d’empreintes laissées dans l’infinitude, toutes orientées selon la même flèche temporelle.
« Celui qui sait se départir de ce qu’il détient comprend aussi combien détenir est une impérieuse nécessité. » Jack prêta ces paroles à la Voix, tout en demeurant bien incapable d’évoquer le contexte qui les avait amenées. Il y avait dans l’idée de détenir l’Objet celle, sous-jacente, d’instaurer des liens. A la vérité, l’habile phrase ne recelait-elle pas autant de tartufferie que de vérité ? Ouvrir ses mains et lâcher prise, cela devenait d’autant plus aisé quand on compensait l’abandon de l’Objet par la nécessité corrélative de le détenir, «l’Objet» s’inscrivant dans des dimensions multiples pour prendre l’apparence de biens, de liens, de certitudes, d’habitudes. Même s’il admettait volontiers le caractère éphémère de toute propriété, se départir de ses Objets signifiait aussi se séparer de ce qui par ailleurs renforçait son identité ou représentait parfois un refuge, un réconfort ou un rempart provisoire contre les aléas de l’existence. « Quitte tout et suis-moi », n’était-ce pas une invitation à échanger « l’Objet », plutôt qu’à s’en départir ? Tous ses Objets témoignaient pour une part de son identité, soit qu’il les ait choisis, soit qu’il ait contribué à les faire tels. N’éprouvait-il pas justement à intervalles réguliers la nécessité de s’en séparer pour exister sans eux ? Cette raison motivait notamment son désir périodique de départ, de voyage, de séparation. Ses reflets de lui-même, dont il aimait à s’entourer et qui confortaient sa personnalité, pouvaient aussi se muer en chaînes qui le liaient trop étroitement à une identité. La qualité d’Objet pouvait s’appliquer tout aussi bien à l’Autre, réduit alors, en raison d’une appropriation pour le moins abusive de sa personne, au rang d’objet. La vie sociale développait ainsi l’appropriation et l’assimilation imaginaires. Néanmoins l’Autre n’étant pas un objet inanimé, cette assimilation erronée ne manquait pas tôt ou tard de générer des troubles. Lorsqu’il manifestait sa différence, l’Autre affichait alors soudainement une étrangeté, certes bien légitime, mais aussi inattendue qu’éclatante, et par conséquent difficilement acceptée. Les jours gagnaient en durée et la chaleur en intensité. A ouïr déjà les incessantes stridulations des insectes, on savait que les chaudes journées de l’été viendraient bientôt dissiper les brumes du soir et apporteraient avec elles une part d’insouciance. Jack aurait voulu suspendre un instant le cours de son existence actuelle, animé par la volonté de muer cette suite hétérogène en une entité harmonieuse. On avait déclaré jadis : « Quand l’élève est prêt, vient le maître ». Son oreille s’ouvrait pour entendre et son œil pour voir. Là où il n’y avait jusque-là que la perception de successions marquées par des débuts et des fins, progressivement s’éveillait la conscience d’une continuité. Le fil de sa vie le conduisait à faire maintes rencontres en apparence fortuites et dont les conséquences ne lui apparaissaient pas immédiatement, mais lorsque le temps était venu leur enchaînement prenait alors tout son sens pour lui. Chaque existence individuelle aurait bizarrement pu s’additionner aux autres pour composer une œuvre commune. Jack se montrait plus sensible à de multiples signes à peine perceptibles qui lui donnaient l’étrange impression d’appartenir à un indéfinissable flux. Il ne pouvait dès lors qu’assimiler l’existence à un long parcours initiatique dans lequel l’alchimie de la rencontre le laissait souvent déçu de n’avoir pu réaliser la fusion mythique, mais lui apportait l’intense plaisir de l’avoir entreprise. Son œil intérieur s’ouvrait à la conscience d’une instance, peut-être fantasmatique, qui n’était pas lui et qui n’était pas l’Autre, que par défaut il appela « l’instance tierce ». Les vacances arrivèrent à point. « Stopper les machines ! », hurlait une voix dans sa tête, pour signifier que le temps était venu de marquer la pause. Mue malgré elle par la force d’inertie du volant régulateur de l’habitude, la machine interne continuait sur sa lancée. Jack retira tous ses vêtements, se plaça devant le miroir, se regarda, nu, débarrassé de ses oripeaux, et se posa la question : « Et toi, qui dis-tu que tu es ? ». Finies les tartufferies, en ce sens qu’il n’y avait plus d’accommodements possibles, finies aussi les rodomontades. « Qu’ai-je fait de moi, qui suis-je devenu ? Cela me convient-il ? Sinon que dois-je changer ? » Il ne s’agissait pas d’une intransigeance infondée, ni d’une forme de règlement de comptes avec soi, mais du désir d’affirmer son identité et de la volonté de franchir le pas vers soi-même. Du haut de la falaise couverte de bruyères, de genêts, d’ajoncs, d’herbes et de fougères, il découvrit enfin à ses pieds la mer immense, déroulant à l’infini son panache d’écume. Il vit l’océan, abîme liquide. Il vit la terre, abîme minéral. Au sortir du vertige qui l’avait envahi, il se sentit homme, fragile abîme de mots. Avec des mots il apprivoisait le monde, se l’appropriait, s’efforçait de le comprendre.
« – Alors, parut lui demander l’œuvre à laquelle il travaillait, m’abandonneras-tu à la fin ces mots dont je suis si avide ?
– Mais que me restera-t-il ? lui répondit-il.
– Tu en inventeras d’autres, c’est ton destin à toi.Chacun n’a-t-il pas le sien ?
– Toujours donner et ne rien garder… murmura-t-il, tu es à moi, à moi seul !
– Encore posséder ? Ne seras-tu jamais las de serrer dans tes poings ce rêve de sable que tu ne peux saisir ? interrogea l’œuvre. Laisse-moi aller, n’ai-je pas été ton histoire ? J’ai rendu compte de ta vie, sans le fard de la mémoire. J’ai été tes instants, me voilà bientôt devenue un passé qui déjà ne t’appartient plus… »
Il descendit le long de la falaise, abandonna son corps au rivage.
« – Je t’aime, semblait lui dire la mer, je t’ai porté dans mon sein avec amour !
– Tu existes par moi, semblait lui dire la terre, je te nourris et t’abrite, en nous brûle le même feu ! » Il ferma les yeux et soupira d’aise comme un enfant comblé.
« Prenez-vous du plaisir à contribuer à la jouissance de votre partenaire sexuel ? », interrogea la Voix. Jack fut interloqué par cette demande qui lui paraissait passer délibérément outre la barrière d’une élémentaire pudeur.
« Écoutez, reprit-il, puis-je répondre à cela comme si nous nous étions entretenus d’un vêtement que je prendrais plaisir à porter ? »
« Vous n’êtes bien entendu en aucune façon tenu de formuler une réponse, poursuivit la Voix, néanmoins je tenais à ce que vous entendiez ce discours en ce lieu, afin qu’il soit convenu que cela relève du tout à fait convenable à exprimer et qu’il vous est possible d’évoquer un sujet de cette nature, même à brûle-pourpoint. »
Il y eut quelques instants de silence, puis la Voix poursuivit : « A supposer que je vous aie demandé s’il vous est arrivé d’être excédé par quelqu’un au point de souhaiter jusqu’à sa fin, cela vous aurait-il autant interpellé ? Durant le temps de cette séance qui vous est réservée, la parole vous appartient entièrement, je vous invite régulièrement à vous en emparer pour la faire vôtre, dans l’unité de votre personne. Il n’y a pas ici de différence entre : « Prenez-vous du plaisir à pleurer ou à rire ? » et « Prenez-vous du plaisir à vous masturber ? », cela devait être dit. Mais je vous le répète, s’il m’arrive de poser une question, ne vous sentez nullement obligé d’y répondre. » Oui, il était effectivement gratifiant de, selon l’expression employée, « satisfaire son partenaire sexuel », comme il avait sans doute été gratifiant à une époque de terminer son coloriage « sans dépasser ». Mais sa jouissance personnelle s’affirmait de plus en plus, prenait le pas sur la gratification que pouvait lui accorder un quelconque assentiment social. Soucieux de respecter les personnes et les biens, respectueux de ses relations, il développa en guise de compromis ses facultés de mise en scène imaginaire. Son théâtre intérieur jouerait, à son grand regret, pour le seul bonheur du metteur en scène, puisqu’il était si difficile de faire partager ses rêves. Ce cinéma intime remédierait aux aléas de la réalité sociale, compenserait les manques. Il était las d’avoir à toujours socialiser ses désirs, afin qu’ils satisfassent aussi l’Autre, ou qu’ils répondent à un souci de conformité. Certes, Boileau n’avait point tort, « il faut appeler un chat un chat », mais il y avait néanmoins autant de chats que d’hommes, car ce que l’un imaginait noir et ronronnant, l’autre l’imaginait blanc et griffu. Il se surprit à envisager que le bonheur se devait d’être conjugué au singulier, par commodité, pour devenir plus immédiatement accessible, au reste il ne se partageait peut-être pas, ou du moins pas comme on l’aurait souhaité. Les instants magiques qu’il voulait mettre en scène à sa façon ne rencontraient pas toujours l’écho escompté. Probablement parce que l’Autre n’était pas tel qu’il l’avait imaginé. S’il se comportait bien comme un alter ego, il ne fallait jamais négliger de considérer sa qualité d’alter. En renonçant à son intention de faire partager son plaisir, du moins se promettait-il de ne pas ternir celui que l’Autre se serait ingénié à mettre en scène à son intention. Il se rendit à l’idée que le fantasme, pour peu qu’on ne le chassât pas, compensait une existence humaine sinon misérable.