Au fil de ma vie, de Mohamed-Salah Mzali, édité par Elyès Jouini, est disponible sur www.ceresbookshop.com
Couverture de l'édition de 2023 en co-édition Cérès éditions, Beït al-Hikma et IRMC.
Présentation des mémoires de Mohamed-Salah Mzali sur RTCI par Elyès Jouini
Présentation des mémoires de Mohamed-Salah Mzali à la librairie Al kitab mutu par Kmar Bendana et Elyès Jouini
Couverture de l'édition originale (1972) aux éditions Hassan Mzali
Mohamed-Salah Mzali a publié ses mémoires en 1972 sous le titre Au fil de ma vie aux éditions Hassan Mzali. Elles ont été rééditées en 2023 dans le cadre d'une co-édition Cérès éditions, Beït al-Hikma et l'IRMC, dans une version établie et annotée par Elyès Jouini et complétées par une monographie de ce dernier sur le thème Mohamed-Salah Mzali, l'intellectuel et l'homme d'Etat.
C'est par ces mots que Mohamed-Salah Mzali entame ses mémoires :
"J'ai fait une carrière honorable, sinon brillante, dans l'administration tunisienne, à l'époque où les Français tenaient les rênes du pouvoir ; au point que certains Tunisiens, prompts à contester toutes les réussites, ont suspecté mon loyalisme envers ma patrie. Celui que la France honorait ne pouvait être, n’est-ce pas, qu'un valet du colonialisme. En fait, mon amitié pour la France n'a jamais étouffé mon franc-parler et ne m'a pas empêché d'adopter souvent des attitudes peu conformistes. Au point que certains Français, prompts à condamner toutes les hardiesses, m'ont accusé d'être un complice des « fauteurs de désordre ». Celui qui osait dire toutes les vérités ne pouvait être, sans aucun doute, qu'un ennemi de la nation protectrice.
Dangereuse position, assurément, que de se tenir à égale distance des extrêmes ! On essuie les coups des deux côtés. Car, s'il est normal qu'un extrémisme appelle l'hostilité de l'extrémisme adverse, il arrive aussi que le juste milieu provoque par sa modération l'opposition simultanée des timorés et des exaltés. D'où les hauts et les bas qui ont marqué certaines phases de ma carrière.
De nombreux hommes, que mon comportement gênait, ont usé d'intrigues pour m'écarter de leur chemin. D'autres ont voulu me supprimer et ont attenté à mes jours. Dieu m'a préservé de leurs funestes desseins. La volonté de Dieu n'épouse pas nécessairement la résolution des hommes.
Du reste, quand la conscience est en paix, on peut faire confiance à l'avenir. La justice finit toujours par triompher.
Après m'avoir arrêté, révoqué et déporté dans les confins sahariens, les Français ont donné leur accord au Bey pour m'appeler à la tête du gouvernement. À leur tour, mes compatriotes m'ont arrêté et déféré à la Haute-Cour, mis au secret pendant huit mois et menacé de la peine de mort. J'ai été condamné à la prison, à l'indignité et à la confiscation ; puis j'ai bénéficié d'une amnistie pleine et entière, sous la seule réserve de la non-restitution des biens confisqués. La réhabilitation totale et définitive que l'amnistie comporte m'a apporté un bénéfique apaisement, sur le plan politique.
D'autre part, sur le plan culturel, j'ai consacré mes loisirs à la publication de quelques monographies en arabe et en français, sur des aspects peu connus de notre histoire. Elles m'ont valu des jugements flatteurs où Tunisiens et Français ont reconnu, dans mon appréciation des choses, la parfaite objectivité qui est ma règle.
Toutes ces apparences de contradictions pourraient sembler singulières. En toute vérité, quel homme suis-je donc ? Les pages qui vont suivre permettront sans doute de le dégager. Dans les évocations que je me propose d'y consigner, la scrupuleuse objectivité dont je m'honore ne cessera de guider ma plume.
« Pourquoi n'écririez-vous pas vos mémoires ? » Cette amicale invite a été plus d'une fois la conclusion spontanée de conversations particulières ou l'occasion m'était donnée d’évoquer quelque événement du passé.
J'ai longtemps fait la sourde oreille. Bien sûr, comme tout le monde, j'ai mes défauts ; mais je ne suis pas présomptueux. Mieux que quiconque, je sais que ce que j'ai pu accomplir n'a rien d'une épopée.
Or, seules, à mes yeux, des actions d’éclat, des prouesses mémorables méritent qu'on en fasse un sujet de mémoires. Avec plus ou moins de bonheur, mon existence d'honnête homme s'est contentée de servir mon idéal, constamment dominée par un souci d’équilibre et de sobriété. Jamais indifférent à ce qui m'entoure, je m'efforce d’éviter l'excès en toute chose. Mes options sont plus souvent le fruit de la réflexion que le résultat d'un élan passionné.
J'ai choisi comme épigraphe pour ma thèse de doctorat : « Respecter les traditions est une condition d'existence pour un peuple, savoir s'en dégager lentement une condition de progrès. » Cette phrase lapidaire du docteur Gustave Le Bon donne assez bien une idée de mon tempérament. Longtemps, je me suis donc abstenu de céder aux instances amicales. Mais à la réflexion, mon refus est devenu moins catégorique. Je me suis demandé si la rigueur de mon attitude n'était pas exagérée. Au fil de ma vie, j'ai tout de même participé de près ou de loin à des événements plus ou moins considérables, qui ont jalonné quinze lustres de l'histoire de mon pays. Pourquoi, après tout, ne pas me laisser tenter de prendre la plume pour évoquer ce passé auquel j'ai été mêlé ? Il serait toutefois téméraire de prétendre brosser ici une fresque complète d'une si longue période. Ces propos familiers que je soumets sans apprêt au lecteur indulgent s'efforceront du moins de lui en restituer quelques reflets.
Quand la mémoire se décante, ce ne sont pas toujours les souvenirs les plus importants qui surnagent. Je me bornerai à fixer ceux qui me reviennent à l'esprit, dans leur forme fragmentaire. Ils peuvent, quel qu'en soit l'objet, n'être pas totalement dépourvus d'intérêt. Des détails curieux, des épisodes anecdotiques menacés de sombrer dans les remous de l'inexorable oubli, auront ainsi une chance de survivre à la génération qui les a connus. Si, par surcroît, quelque enseignement s'en dégage. Pour les esprits réfléchis, ce sera double profit.
Je n'entends être, quant à moi, qu'un témoin de mon temps, un témoin de bonne foi."