Lorsque, autour de 1050, les bandes hilaliennes ont envahi la Tunisie, les princes Zirides ont quitté Kairouan pour Mahdia. Slimane-Mostafa Zbiss (Inscriptions de Monastir, Institut national d’archéologie et arts, Tunis, 1960) indique que « jusqu’au milieu du 12ème siècle, Mahdia demeura coupée du pays sauf Monastir et seulement par mer. Après la désertion de Kairouan, nombreux furent les gens de sciences, les gens de lettres et les artistes qui suivirent les Zirides, faisant ainsi de Mahdia le prolongement de l’ancienne métropole du Maghreb. L’exode des musulmans de Sicile consécutivement à sa conquête par les Normands, en 491/1091 devait également enrichir la capitale (…). Mais si Mahdia était le lieu de séjour de prédilection pour les personnages en vue, de leur vivant, Monastir était le lieu où ils aspiraient à goûter le repos éternel (…) Des princes Zirides, après un an passé dans un dépositoire du Palais Royal, étaient transportés ensuite par mer à Monastir où ils étaient définitivement inhumés. »
Le plus illustre de ces savants de Sicile est Sidi El Mezri, le saint patron de la ville. Né à Mazzara d’El Valo en Sicile musulmane (de 948 à 1091), il s’installa à Mahdia et fréquenta pendant une longue période les Ribats de Monastir et particulièrement celui de Sidi Dhouib. A sa mort et suivant ses vœux, sa dépouille fut transférée de Mahdia à Monastir où un grand Mausolée fut édifié autour de son tombeau. De nombreux autres marabouts peuplent le cimetière marin de la ville, Sidi Bou Ali, Sidi Makhlouf, Lella Bergaouia, Sidi Jendoubi, Lella Féthia, etc.
En effet, Monastir est connue de longue date dans le monde musulman, Sébastien Garnier (La sacralisation du littoral ifrîqiyen à l’époque hafside, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 130, 103-130, 2012) mentionne que Haroun al-Rashid aurait demandé au gouverneur d’Ifriqiya, Harthama ibn Aayan, d’y édifier, en 180/796, le premier ribat de la région. Monastir fut ainsi un maillon dans la chaîne des tours à signaux, ces ‘farons’ qui s’étendaient peut-être d’Alexandrie à Tanger.
Mais surtout Monastir a la réputation d’être une ville sainte mentionnée comme telle dans des hadiths. L’un d’eux dit que « celui qui fait ribat à Monastir trois jours aura le Paradis. » Et à Anas qui poussait une exclamation admirative, le prophète aurait répondu : « Tout à fait, Anas, il aura pour ces trois jours une rétribution analogue à celle des prophètes, des véridiques, des martyrs et des pieux ! » Une autre source donne « Sur les côtes de l’Ifriqiya est une des portes du Paradis, on la nomme Monastir ; on y entre avec la faveur de la Miséricorde et on en sort avec le Pardon. » Ces hadiths sont notamment rapportés et leur authenticité discutée dans la Rihla d’al-Tijani comme le mentionne encore Sébastien Garnier.
Cette réputation trouve un écho dans la population de la ville. Al Idrisi écrivait au milieu du 12ème siècle que Monastir est « habitée par des gens dévots. Les Arabes [hilaliens] ne causent aucun dommage à leurs vergers ni à leurs plantations. »
Et Zbiss de conclure « Monastir était devenu, après la crise hilalienne, un haut-lieu de la piété, une terre sacrée où se neutralisaient les antagonismes. Les hilaliens qui n’épargnèrent rien étaient désarmés devant les mœurs paisibles des dévots monastiriens. »
Selon Robert Brunschvig (La berbérie orientale sous les hafsides des origines à la fin du 15ème siècle, Librairie d’Amérique et d’Orient, Adrien Mainsonneuve, Paris, 1940), Monastir « jouait encore un rôle religieux notable sous les Hafsides : on y allait en pèlerinage auprès de ses marabouts et sur les tombes des morts illustres qui s'y étaient fait enterrer. Deux de ses portes à bretèche, Bab as-sour et Bab ad-darb, sont du 13ème siècle ; la seconde, datée de 658/1260, due à al-Mustansir, comme sans doute la mosquée voisine, atteste l'intérêt que le souverain savait prendre à l'endroit de la pieuse cité. Il fut imité en cela par l'un de ses plus brillants successeurs, Abu Fares, qui, en 828/1424-25, fit procéder à une importante réfection du ribat ».
Tijani rapporte que le premier sultan Hafside, Abu Zakarya 1er avait accordé une pension au savant Mohamed ben Ibrahim Zanati qui s’était installé à Monastir pour y donner un enseignement. « C’était également un centre mystique ou le soufisme trouvait ses adeptes les plus illustres, comme Abdelaziz el Quraïchi el Mahdaoui, à l’intention de qui le fameux Ibn el Arabi de Murcie composa sa fameuse épitre Risalat al Quds » précise Zbiss.
En 747/1347 lorsque le sultan Mérinide du Maroc prit Tunis, il alla visiter Kairouan, Mahdia et Monastir.
Sans doute est-ce pour cette raison que Monastir a été un important lieu de passage pour les populations berbères originaires de l’Atlas. Elle en aurait gardé « une langue particulière, […] cette langue est un dialecte de la langue de l’Atlas » comme le précise Mohamed-Salah Sayadi (Monastir, essai d'histoire sociale du XIXe siècle, imprimerie La Presse, Tunis, 1979, réédité en 2017, Berg Éditions, Tunis).
Monastir gardera cette dimension mystique au cours des siècles qui suivront. En 1884, le caïdat de Monastir est décrit comme comptant 140 000 âmes, plusieurs villages et une seule ville, Monastir, de 6 000 à 8 000 habitants. On dénombre dans cette dernière 13 mosquées et 8 écoles monastiques, ce qui fait dire à l’auteur de cette description que « eu égard à la faible importance numérique de Monastir, ces chiffres trahissent une préoccupation plus qu’ordinaire des choses de la religion » (L’économiste français, 26 juillet 1884). Dans un recensement effectué par les élèves de l’École Polytechnique du Bardo, il est fait mention de 2 mosquées oratoires, 27 mosquées simples pour 1125 maisons. Sousse avec 1446 maisons ne compte que 2 mosquées oratoires et 4 mosquées simples comme le rappelle Khalifa Chater (Insurrection et répression dans la Tunisie du XIXe siècle : la mehalla de Zarrouk au Sahel, Publications de l’Université de Tunis, 1978).
Monastir demeurera une ville de dévots jusqu’au 19ème siècle. C’est au début de ce siècle que le bey Hammouda Pacha qui a régné de 1782 à 1814 a fait évacuer les dévots et les étudiants du grand Ribat pour les installer au Ribat de Sidi Dhouib (Mahmoud Mzali (1876-1910), père de Mohamed el Abed Mzali et beau-père de Hamouda Mzali y enseignera au début du siècle suivant) et pour refaire du grand Ribat une place forte. Elle sera désormais le siège d’une garnison importante notamment sous le règne de Ahmed bey (1837-1855). Ces dates correspondent peu ou prou à celles de la carrière militaire de Salah Mzali, futur khalifa de Monastir et arrière-grand-oncle de Mohamed-Salah Mzali.
Notons, d’autre part, qu’au 19ème siècle, Monastir est une des villes les plus importantes du royaume sur le plan économique et commercial, « ses biens habous arrivaient jusqu’à Béja, au Djérid, à Gabès, en passant par Kairouan et atteignant même l’Andalousie » nous indique Dalenda Bouzgarrou-Larguèche (Watan al Munastir : fiscalité et société, 1676-1856, Université de Tunis, 1993). Le décret sur le notariat du 8 janvier 1875 promulgué par Sadok bey à l’instigation de Khérédine, fixe le nombre de notaires à 200 à Tunis, 110 à Kairouan, 50 à Monastir et Sfax, 46 à Sousse, etc. Ainsi Monastir se retrouve-t-elle juste après Tunis et Kairouan en nombre de notaires. Dans les faits, toujours selon Dalenda Bouzgarrou-Larguèche, on dénombre même 77 notaires à Monastir en 1873, bien au-dessus donc du besoin estimé à 50.
Les notaires ayant notamment pour rôle d’authentifier les transactions, leur nombre important est le reflet de l’activité de la ville. Cette activité se retrouve également dans les données du commerce extérieur où le port de Monastir apparaît, pour les exportations, juste après La Goulette et Sousse et devant Sfax même si les chiffres de Sfax doivent être pris avec précaution en raison de l’importante contrebande maltaise. Monastir est également une importante place militaire et le 3e régiment de l’armée beylicale y résidait en permanence (les autres villes de résidence permanente étant Tunis, Sousse, Kairouan et Porto-Farina).
Le nombre élevé de notaires à Monastir – bien au-dessus des besoins estimés – est également le reflet d’une pratique consistant à solliciter le titre non pas pour exercer la fonction mais pour la marque de notabilité, de respectabilité et de valeur intellectuelle qu’il confère.
En reconnaissance de son statut et de son rayonnement, les habitants de Monastir, tout comme ceux de Tunis, Kairouan, Sousse et Sfax, n’étaient pas soumis à la mejba, l’impôt de capitation.