Les loges de la lecture ou l'éloge de la lecture

Les loges de la lecture, si liée à l'écriture

De cet éloge de l'une et de l'autre

En ouvrant un livre, il peut être si bon, instructif, bouleversant, inattendu ou divertissant d'entrer dans des visions variées du monde. Un trait de plume, un enchaînement de mots pesés, de phrases ponctuées et nous avons des ailes, portons des bottes de sept lieux, possédons des dons d'artiste, des talents de musicien, incarnons un maharaja. Il nous est permis d'être ce que nous ne serions jamais pour diverses raisons tels le nez d'un créateur de parfum, l'inventeur de la stérilisation, les doigts habiles d'un chirurgien greffeur. Ou encore, sommes-nous orfèvre en dentelle de pierre, extralucide, témoin d'un événement historique marquant. Et pourquoi pas marionnettiste, chaman, cocher de diligence, restaurateur de tableaux, cuisinier, couturier, styliste, bourreau, Dieu, interprète et même lézard, arbre, vent, montagne, dragon, libellule ou chignon ... Mais, nous pouvons aussi bien être confrontés à des individus qui véhiculent des idées troubles, ignobles, et les trouver... fréquentables ou leur donner crédit ! ... Heureusement, ce n'est pas la majorité des cas et de la lecture résultent bien plus souvent des cheminements et des rencontres positifs que des conséquences néfastes et des endoctrinements.

Pour pénétrer dans ce monde de papier à déclinaisons multiples, il est des éléments déterminants. Si dès les premiers mois de sa jeune vie, le petit d'homme, qui porte tout à sa bouche, a la chance de mordiller de ses gencives édentées puis avec ses premières quenottes pointues des livres adaptés, aux textures et pages résistantes dont on lui dit de regarder les formes qui ont un nom, de voir les couleurs, d'imaginer ce qui se passe dans cet objet qui s'appelle livre, beaucoup de choses se jouent là. En tournant " ses " livres dans tous les sens entre ses mains pataudes, il recevra aussi avec bonheur en écoutant durant des moments riches de complicité, lové dans son lit ou contre ses parents des lectures qui vont l'aider à se construire. Un jour, grâce à ce conte-heures lu à volonté, il adoptera naturellement le livre, imitant les grands et pour lui-même. Ce tout petit bonhomme attendrira sa famille lorsqu'il grimpera dans l'énorme fauteuil de son papa ou de son grand-père ou se mettra à sa place habituelle pour lire sur le canapé de la maison. Là, il se lancera seul dans la lecture d'observation, de découverte, de reconnaissance de lettres et de sons : il partagera tant de choses ! Il dira à son tour de sa petite voix, des : " Tiens, tu ne savais pas ... ça alors comme c'est beau ! " On l'entendra également rire, protester.

Ainsi de la gigoteuse au cartable, en passant par le youpala et le parc, des tendres genoux maternels, paternels, fraternels au sac à dos, et le " oupela, ne me fais pas la bise devant tout le monde, " la lecture d'aujourd'hui doit être un vrai plaisir. Et puis, n'offrons-nous pas un livre de naissance aux parents qui le remplissent avec fierté des premiers exploits de leur bambin ? A notre époque, le livre a toutes les tailles, tous les formats, bénéficie de la reproduction en grand nombre et de toute une gamme d'illustrations.

Ces lectures, nos lectures passent par un savoir impalpable logé quelque part dans la tête d'auteurs pour lequel il n'existe pas en France d'école ou de formation pour devenir écrivain comme en Amérique du Nord. Ecrire fait rêver et sert sans nul doute l'une des plus belles pages de l'évolution humaine. Le vrai alchimiste du verbe est quelqu'un qui lit le monde et nous le traduit.

Ainsi, derrière telle ou telle plume, pouvons-nous avoir à faire à l'auteur(e) :

- d'un seul livre paru suite à un problème dont il(elle) voulait parler, se libérer ou que d'autres personnes " partagent ". Dans cette catégorie, l'écrivant peut, tout au contraire, réaliser un projet unique sans douleur. Un projet qu'il gardait en lui comme un rêve d'enfant et auquel il a consacré une bonne partie de sa vie. Il peut également s'agir de quelqu'un qui souhaite transmettre quelque chose à sa famille...

- qui se cache, reste en retrait, pour lequel l'écriture est une forme d'ascèse.

- qui se met sans cesse en avant, souvent en se souciant peu de la qualité de ses textes.

Dans cette diversité à ramification, le plaintif et le contemplatif abordent les sujets de manière différente... Du coup, pouvons-nous affirmer qu'il existe autant de livres que d'auteurs, et supposer qu'il existe autant de lectures possibles ?

Parce que le style est ce qu'un auteur a de plus personnel et répond à une superposition de codes de rapport entre la forme et le contenu qui lui sont propres, l'écrivain entretient une relation forte à la langue pour nous entraîner dans son univers. Il sait qu'en rédigeant, il se met en danger, se révèle. Là, une autre question se pose : ce style reste-t-il le même malgré une traduction ? Car ne dit-on pas que traduire, c'est trahir ? Ainsi, le livre, enfin le texte, est-il vraiment le même, surtout quand les langues ne sont pas sœurs ? Sommes-nous aptes à en juger en ne lisant pas un écrivain étranger dans sa langue maternelle ? .. .Je me rappelle avoir traduit de l'allemand vers le français un poème de Li Taï Po. Ce qui signifie qu'en étant déjà traduit du chinois vers l'allemand, il avait peut-être déjà perdu des nuances, des subtilités. J'aurais bien aimé discuter de cela avec un sinologue aguerri. Trop réfléchir à ce propos, ne serait-il pas nous priver de bons moments de lecture ? S'il n'y avait pas de traduction, nous passerions à côté de bien des découvertes !

L'énumération suivante, non exhaustive, décline selon notre éducation, nos habitus en vingt trois points nos relations à la lecture. Je me suis amusée à les lister par un des incipits classique du conte :

Il était une fois ...

... des impressions, des souvenirs et des émotions consignés dans des romans, des poèmes, des carnets de route, des essais, devenus caduques parce que le temps s'est écoulé depuis : le contexte a changé, faisant ainsi du récit, un temps fidèle, le reflet passé d'une société. La photo instantanée d'une ville, d'un paysage désormais disparus, figés dans un passé qui devient imaginaire pour ceux qui ne les ont pas connus ou ont valeur de témoignage.

Il était une fois ...

... des lectures qui sont des billets à tarifs avantageux pour des embarquements vers des destinations lointaines à moindre frais sans trucages ni hallucinogènes.

Il était une fois ...

... des faits, des propos qui font que nous pouvons nous sentir piqués de curiosité ou de réflexion.

Il était une fois ...

... de bonnes raisons de tromper l'ennui, de quitter notre quotidien pour passer un moment agréable à se détendre, s'évader, rêver.

Il était une fois ...

... cette force du dédoublement qui nous fait entrer dans la peau d'une quantité infinie de personnages, pour vivre des situations exceptionnelles qui peuvent être dangereuses sans prendre de risque.

Il était une fois ...

... mille et une possibilités et interprétations de la phantasia, l'imaginatio, qui mettent en lumière les multiples représentations imaginaires d'auteurs qui vont loin dans l'invention et que nous suivons, les yeux fermés, enfin...bien ouverts !

Il était une fois ...

... des voyages en nous-mêmes, au centre de la terre à des années lumière de notre vie, grâce à nos yeux qui lisent couramment ou le bout de nos doigts qui décodent aisément les petits points de Braille : des images intérieures détonateurs de sensations subtiles et profondes.

Il était une fois ...

... des rédactions amplificatrices d'expériences qui vont jusqu'à nous faire toucher la pensée de l'autre et même son mode de fonctionnement puisque le romancier prête son regard au lecteur.

Il était une fois ...

... ces envies de lire, activité de l'ombre, le soir en se glissant au chaud sous sa couette ou en plein jour, avec pour fond sonore le chant des oiseaux ou celui d'une cascade discrète ...

Il était une fois ...

... la mise en lumière de l'écrit qui verbalise ce qui ne l'est pas toujours. Révélés les tabous, les non-dits dévoilés, les secrets affichés au grand jour qui soulagent ceux qui en étaient les dépositaires ...

Il était une fois ...

... une légende : nous dévorons des auteurs, disons-nous, mais ce sont plutôt eux qui nous dévorent ! Ils nous prennent du temps, la tête, n'est-ce-pas ?

Il était une fois ...

... cet objet, le livre, muet qui nous invite à voir tant de choses, à découvrir, à apprendre, à acquérir du savoir pour se cultiver, du savoir être, du savoir vivre comme du savoir savoir !

Il était une fois ...

... la pratique de la lecture pour ne pas être mis au ban de la société, se sentir isolé. De ce terrible et progressif éloignement qui dès l'école stoppe, sans que nous en ayons conscience, l'ascension sociale : durant sa scolarité, le manque de connaissances linguistiques d'un élève appauvrit peu à peu ses ressources. Au moment de prendre des décisions importantes, c'est alors pour l'adulte, le jeune adulte qu'il est devenu, le vide, la honte, les regrets ou la colère ... Des personnes comme lui sont passées à côté du pays des mots. Elles sont restées au stade de la lecture imposée rejetée. Celle du plaisir chaque fois renouvelé les a laissés. Lire est un acte social, et fait grandir. Cultiver la lecture c'est s'enrichir ...

Il était une fois ...

... des détracteurs qui prétendaient que la lecture était un éloignement. Mais ne réunit-elle pas au contraire pour partager, voire débattre ?

Il était une fois ...

- l'ouverture d'esprit, la prise de position, l'aide à l'analyse pour se forger une opinion et être prêt à argumenter.

Il était une fois ...

- un temps où toutes les horloges s'arrêtent pour vivre au rythme de celle de la lecture d'aventure ou rapportant des faits historiques.

Il était une fois ...

- une passion pour un auteur à travers ses livres, même s'ils ne constituent pas encore une oeuvre, bref, quelqu'un à qui nous faisons confiance et/ou en qui nous croyons. Parfois, des écrivains confirmés comme Céline s'avèrent avoir eu des positions peu recommandables et ne figurent pas en bonne place chez moi.

Il était une fois ...

- pour certains, l'envie de se faire peur, de vivre avec des inconnus parfois dangereux, des individus un peu louches, des criminels, d'être dans leur tête le temps d'un livre, à travers des polars, des documentaires ou des écrits historiques relatant dans le menu détail des faits atroces de guerre. Là, le choix de lecture s'avère important : la qualité de l'écrit, savoir situer la frontière du tolérable, de l'acceptable qui ne soit pas malsain et recevable pour le cerveau. Effectuer des expériences en laboratoire dans la peau d'un éminent expert sans se mettre en péril ou créer de dommage parce que nous n'avons effectué d'études scientifiques.

Il était une fois ...

- la lecture d'articles de presse écrite qui nous tiennent au courant des nouvelles locales, nationales ou internationales, en pouvant revenir dessus. Bien sûr, l'information qui figure dans des revues spécialisées peut être un vecteur de savoir.

Il était une fois ...

- le fait qu'apprendre à lire c'est aussi apprendre à juger de la qualité d'un écrit, savoir analyser une phrase, un texte, décortiquer ce qui se cache derrière les mots, les sous-entendus, les subtilités de la langue et la possible perversité de l'écrivant. Ainsi, toutes les lectures ne sont bonnes à faire.

Il était une fois ...

- une invitation à dépasser les conditionnements socio-culturels. L'école pour tous, les nombreuses médiathèques permettent aux plus désireux de rentrer dans le monde de la lecture sans barrière sociale. Pourtant, certains n'oseront pas ou refuseront d'en franchir les portes, pas même pour consulter un ouvrage, lire une BD ou une manga en restant sur place. C'est là aussi un droit, leur droit !

Il était une fois ...

- l’affinement du regard individuel pour l'avoir personnel, une forme d’élévation de soi qui peut s'appeler plaisir.

Il était une fois ...

- la promesse d'une suite, la lecture réparatrice ...

A l'ère des tapuscrits, les manuscrits cachés, rangés ou oubliés dans les malles ou les placards, de vieux cahiers remplis de l'écriture particulière ou indéchiffrable d'un écrivain connu, à découvrir ou en devenir, que sa main a laborieusement rédigé, raturé, revu, au fil de l'évolution de son récit, se font de plus en plus rares. Quelle perte ! Dans quelques décennies, personne ne pourra plus en étudier, en décortiquer, en explorer les pages pour connaître les démarches, les virages, les détours, les pirouettes qui ont mené un long texte à un roman, des strophes à un poème, et connaître leur graphie. Pourtant et heureusement, l'acte d'écrire et l'activité de lecture sont tous deux inépuisables et de futurs rendez-vous.

A méditer cette belle citation de l'écrivain diariste Hubert Nyssen :

" On a beau le saisir par les yeux, un texte reste lettre morte si on ne l'entend pas. "