FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Après les meurtres de policiers à Magnanville par un islamiste, l'écrivain Boualem Sansal compare la situation actuelle de la France à celle de l'Algérie au début de la guerre civile.
Boualem Sansal est un écrivain algérien censuré dans son pays d'origine à cause de sa position très critique envers le pouvoir en place. Son dernier livre 2084, la fin du monde est paru en 2015 au éditions Gallimard.
FIGAROVOX. - Depuis un an, sur fond de tensions culturelles, la France vit au rythme des attentats. Dernier en date, l'assassinat à coups de couteau, revendiqué par l'État islamique, d'un policier et de sa compagne dans leur maison. Que vous inspire ce nouvel acte de terreur?
Boualem SANSAL. - Ca me glace le sang. Voici venu le temps du couteau et de l'égorgement. Il est à craindre que cette méthode fasse florès, car un hadith célèbre prête au prophète Mahomet cette terrible sentence adressée aux mécréants: «Je suis venu à vous avec l'égorgement». On a vu combien Daech a pris ce hadith à la lettre et combien de milliers de personnes ont été égorgées comme des moutons, avec tous les raffinements que des esprits malades peuvent inventer pour exalter leur soif de cruauté. C'est le deuxième cas en France: en juin 2015, en Isère, un islamiste avait égorgé et décapité son patron puis accroché sa tête au grillage d'une usine. La méthode va certainement inspirer beaucoup de jeunes islamistes. Au couteau, eux ajouteront la caméra qui démultiplient l'horreur. Ils filmeront leur crime et balanceront le film sur les réseaux sociaux. Le terrorisme islamiste en Europe n'en est qu'à ses débuts, nous verrons avec le temps combien il sait être inventif: l'égorgement, le viol, l'empalement, l'éventrement seront au menu, comme ils le sont au Daech et comme ils l'ont été en Algérie à grande échelle, pendant la guerre civile. Au Daech comme en Algérie, les terroristes sont très fortement endoctrinés et encadrés: ce sont des soldats de la terreur, ils exécutent des ordres. En Europe, une telle organisation n'est pas possible, pas encore. C'est pourquoi les commanditaires et les stratèges du terrorisme islamiste mondialisé poussent à l'ubérisation du terrorisme, les instructions sont dans la toile à la disposition de qui veut devenir djihadiste et martyr.
Peut-on vraiment comparer la France et l'Algérie?
L'islamisme sait s'adapter, il se fiche de la culture du pays, il veut la détruire et imposer la sienne.
L'islamisme sait s'adapter, il se fiche de la culture du pays, il veut la détruire et imposer la sienne, et comme il a trouvé des recrues en Algérie il trouvera des recrues en France. Aujourd'hui, il les sollicite, les prie, demain il les forcera à assumer leurs devoirs de soldats du califat, et le premier de ces devoirs est de libérer l'islam de la tutelle de l'Etat mécréant qu'est la France. En Algérie, les maquis islamistes étaient pleins de jeunes qui ont été forcés de faire allégeance à l'émir de leur village, de leur quartier: c'était rejoindre le maquis ou se faire égorger ainsi que toute sa famille. S'il s'évade c'est la famille, voire tout le village, qui paie.
Derrière le terrorisme, existe-t-il un problème plus large d'islamisation de la France?
C'est le but même de l'islam conquérant, gagner la planète, convertir toute l'humanité. Le terrorisme n'est qu'une méthode pour conquérir des territoires, soumettre leurs populations et les convertir par force, comme il l'a fait au Daech avec les communautés chrétiennes. C'est la méthode des islamistes radicaux, les djihadistes. Les islamistes modérés et les musulmans pacifiques récusent cette méthode, ils préfèrent la voie douce, la da'wa, l'invitation à écouter le message d'Allah, ou la prédication publique. Entre les deux méthodes, la conquête militaire et la da'wa, il y a tout ce que l'intelligence humaine a pu inventer pour convertir et enrôler. La France est un terrain très favorable à l'islamisation par la voie douce et par le moyen de la violence: elle est inquiète, divisée, épuisée, dégoutée. Les retours à la pratique religieuse se multiplient chez les musulmans et les conversions explosent.
Une serveuse musulmane a été giflée à Nice parce qu'elle servait de l'alcool durant le ramadan…
L'ordre islamique tente de s'installer en France, c'est un fait patent. En maints endroits, il est déjà installé. Dans un pays musulman, cette serveuse aurait été arrêtée et jetée en prison par la police. Durant le ramadan, la folie s'empare du monde musulman et fait commettre d'horribles choses. La faim et la soif ne sont pas seuls responsables, il y a que ce mois est sacré (c'est pendant le ramadan que Mahomet a reçu le coran, apporté à lui par l'archange Gabriel), les gens sont pris dans la ferveur et la bigoterie. Durant ce mois, certains imams sont littéralement enragés.
Comment les islamistes s'y prennent-ils pour accroître leur influence?
La force des islamistes et des prédicateurs est la patience. Ils inscrivent leur action dans la durée. Une autre qualité est l'inventivité et leur capacité maîtriser les instruments à leur portée: les chaines satellitaires, Internet, les réseaux sociaux, les outils marketing, les techniques de communication, la finance islamique, le cinéma, la littérature, tout est mobilisé pour atteindre la plus grande efficacité. Dans les pays du sud, les islamistes n'ont que les moyens traditionnels pour avance, ils convoquent les vieilles recettes de charlatanisme, la sorcellerie, la magie, le maraboutisme, ils investissent les mosquées, les souks, les stades, les fêtes religieuses, les hôpitaux. L'action sociale n'a pas de secrets pour eux. Dans tous les cas, ils n'ont aucun souci d'argent, les donateurs généreux et intéressés ne manquent pas.
Bombarder Daech peut-il régler la question?
Elle n'est une solution que si elle est accompagnée d'une intervention militaire au sol menée par les pays arabes. Pour compléter, il faut ensuite installer à demeure une mission onusienne pour reconstruire la région, disposant d'une force armée capable d'empêcher les représailles.
Invité de l’édition 2016 du Monde Festival, l’écrivain algérien Boualem Sansal, auteur de « 2084, la fin du monde », agit en écrivant.
LE MONDE | 15.06.2016 à 11h50 • Mis à jour le 23.06.2016 à 11h55 | Propos recueillis par Nicolas Weill
Quel sens donnez-vous au mot « agir », thème du Monde Festival ? L’horreur quotidienne, que l’on trouve dans votre œuvre même quand vous la traitez sur le mode de l’ironie, voire parfois de la drôlerie, ne porte-t-elle pas plutôt à la paralysie ?
Sans doute. Une décennie durant (1990-2000), les Algériens ont vécu l’horreur et j’ai vu à quel point le spectacle quotidien de la mort, résultat d’un terrorisme islamiste barbare et d’une gouvernance crapuleuse, pouvait avoir d’effets inhibiteurs sur la société. Que faire ? Nier le drame, détourner le regard, jouer la comédie du « tout va bien, mon frère » ? C’est dans des situations pareilles, me semble-t-il, qu’« agir » prend son vrai sens : agir, c’est dire dans la lucidité du regard, dans la vérité des mots et dans le courage de la responsabilité. J’ai conscience d’agir quand je peux dire ce que je vois, quand je le dis avec des mots que je crois vrais et quand, en tout état de cause, je me sens capable d’assumer les conséquences de ma démarche. Ce qui paralyse et, au bout du compte, tue, c’est le silence, l’ignorance, le mensonge.
Pourquoi, dans votre dernier livre, « 2084 : la fin du monde » (Gallimard, 2015) vous être placé sous l’inspiration du « 1984 », d’Orwell, qui critiquait le totalitarisme de Staline ? Islamisme et communisme sont-ils comparables à vos yeux ?
Je parlerais de stalinisme plutôt que de communisme. Dans les pays sous dictature, on a l’oreille très sensible pour les pays qui vivent les mêmes malheurs. En Algérie, on regardait Moscou, la Chine, la Corée du Nord, on se disait que tel serait notre destin, avec au bout le goulag et la mort lente. Un jour, 1984 m’est tombé entre les mains. Ce fut une révélation. J’y ai vu ce que pouvait être un régime totalitaire arrivé à sa perfection. J’ai commencé à comprendre ce qui nous attendait, qui déjà se réalisait sous nos fenêtres. Orwell avait bien vu les ressorts de cette machine diabolique. Mais un jour, c’est retombé, la magie ne fonctionnait plus, 1984 n’expliquait plus la réalité. Dans la fantasmagorie totalitaire qui était la nôtre étaient subrepticement entrés de nouveaux personnages : Allah, le Prophète et tout le cortège des saints et des califes infaillibles. Les vieilles catégories qui structuraient notre vie s’étaient effondrées comme châteaux de cartes. J’ai immédiatement pensé qu’il nous fallait un autre 1984 pour décrypter la nouvelle réalité. L’islamisme a été plus rapide que nous, en peu de temps il a brisé les résistances, conquis de très larges pans de la société, investi des lieux sensibles, la mosquée, l’école, l’université, la justice, les quartiers, la rue, et levé une armée d’une implacable cruauté. Chose que nous regardions se faire sans réagir, tétanisés que nous étions. Je me demande, soit dit en passant, pourquoi les islamistes s’entêtent à conquérir les institutions, alors qu’ils dominent les âmes.
Dans « 1984 », l’un des ressorts de la dictature quelle qu’elle soit est l’effacement systématique du passé. Avez-vous eu à affronter ce genre de phénomène ?
Au lendemain de l’indépendance (1962), le pouvoir en Algérie a été confisqué par les maîtres du FLN et de l’armée au nom d’un principe non négociable : « la légitimité révolutionnaire ». Cela voulait dire : « Nous avons libéré le pays, il est à nous. » Une commission d’apparatchiks a été mise en place et en six mois tout ronds, elle a réécrit l’histoire du pays selon les vœux du leader bien-aimé. Un récit brillant qui commence avec l’arrivée des Arabes et de l’islam en Algérie et se poursuit avec les ci-devant dirigeants, glorieux artisans de la révolution et de l’indépendance. Hors ce cadre, il n’y a rien, des ombres, des illusions, des pièges. Nous apprîmes la leçon comme on boit la ciguë.
Etes-vous connu en Algérie ? Vous lit-on ?
Lorsqu’on me pose cette question, je fais toujours la réponse que notre grand écrivain Kateb Yacine [1929-1989] fit un jour à un journaliste européen : « Oui, en Algérie tout le monde connaît le nom Kateb Yacine, la moitié des gens pense que c’est un footballeur et l’autre moitié pense que c’est un boxeur. » Ces deux professions étaient au sommet de la hiérarchie à cette époque. Ecrire, parler, militer, c’est quelque part comploter, c’est de la folie dans une dictature. On s’exprime par des allusions, des allégories, on cache la vérité sous des montagnes de futilités. La littérature algérienne des premières années de l’indépendance était faite de cette manière. Entre l’écrivain et le censeur, c’était, c’est encore, le jeu du chat et de la souris. Mais plus que la censure administrative, il y a la police politique, elle ne pardonne pas, un écrivain trop hardi ne fait jamais de vieux os.
La seule solution pour parler et écrire librement serait-elle l’exil ?
Beaucoup d’écrivains le pensent. Ecrire avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête et des yeux qui surveillent de tous côtés, c’est dur. On s’autocensure à mort. Partir est un soulagement, une liberté, mais à la longue, c’est une souffrance. Inversement, rester est une douleur, la peur emprisonne et stérilise, mais à la longue, si on survit, on se renforce intérieurement, on apprend à s’acharner. L’écriture dépend beaucoup de l’endroit où on écrit, du dedans ou du dehors, ici on patine dans la colère et là dans la nostalgie. On ne peut écrire sur son pays que s’il est là et nous parle à l’oreille.
La troisième édition du Monde Festival a eu lieu du 16 au 19 septembre sous un titre qui sonne comme un défi à notre monde en crise : « Agir ! », avec Vandana Shiva, Michel Serres, Houda Benyamina, Edouard Louis, Marie Rose Moro, Boualem Sansal, Ken Loach, Garry Kasparov...
De nombreux débats ont animé ces deux journées: L’islam et les femmes, entre fantasmes et realités, Faire de la politique autrement ? Accueil des réfugiés, des maires s’engagent, Les multinationales sont-elles au-dessus des Etats ? Où est la diversité au théâtre et au cinéma ? Environnement: la mobilisation citoyenne face à l’inaction de l’Etat ... Rendez-vous sur la « chaîne Festival » pour y retrouver des portraits, enquêtes, vidéos sur des initiatives et des engagements qui transforment le monde.
Propos recueillis par Nicolas Weill