« La Sécu de 1945 »
Si les « Français sont tellement attachés à la Sécu » et au « modèle social » dont elle le centre, si chacune de ses mises en cause fait descendre dans le rue de millions de manifestants et déclenche des mouvements de grève impressionnants, comme on le voit aujourd’hui avec la réforme des retraites Macron, c’est parce qu’elle est le fruit d’une longue histoire et d’un très long combat, et c’est parce qu’elle « fait sens », en un temps où l’on nous dit aussi que c’est ce qui manque le plus, et notamment en politique !
I. De la Charité aux assurances sociales.
Cette histoire remonte au début du XIXe siècle lorsque des ouvriers gantiers de Grenoble créent une mutuelle afin de sortir d’un système de charité pour édifier un système de droits.
II. La « Sécu de 45 » : une conquête révolutionnaire..
C’est dans le préambule de la constitution de 1948 que se trouve énoncé le principe directeur de la sécurité sociale :
« Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de sa situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. »
Ce sont les termes de la promesse énoncée dans « Les jours heureux » intitulé du Programme d’action de la Résistance qui « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. »
Préambule de la constitution de 1948.
Le Conseil National de la Résistance annonce un « plan complet de sécurité sociale », dans une conjoncture tout à fait particulière :
« À partir de 1945, après un drame atroce, c’est une ambitieuse résurrection à laquelle se livrent les forces présentes au sein du Conseil National de la Résistance. Rappelons-le, c’est alors que s’est créée la Sécurité sociale, comme la Résistance le souhaitait, comme son programme le stipulait. » Stéphane Hessel, Indignez-vous.
Et Stéphane Hessel, après avoir énuméré les grandes mesures du CNR : la nationalisation des grandes source d’énergie, la nationalisation des grandes banques et compagnies d’assurances, le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, les ordonnances sur la presse, s’indigne en 2010 : « C’est tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance qui est aujourd’hui remis en cause ».
Si je cite Stéphane Hessel, c’est en raison du retentissement incroyable de la brochure de ce vénérable vieillard de 93 ans, qui avait remis sur le devant de la scène le CNR et en même temps la « sécurité sociale de 1945 ». Son petit livre de 32 pages, publié en 2010 par une petite maison d'édition de Montpellier, qui ne disposait d'aucune promotion médiatique était pourtant devenu un phénomène d’édition, vendu à 950 000 exemplaires en 10 mois, puis traduit en 34 langues et vendu à 4 millions d'exemplaires.
Je ne m’étendrai guère sur ce CNR, sinon pour dire que constitué le 27 mai 1943 par Jean Moulin et ses deux collaborateurs, Pierre Meunier et Robert Chambeiron, il était composé :
des représentants des huit grands mouvements de résistance :
des représentants des deux grands syndicats d'avant-guerre :
o Louis Saillant pour la CGT,
o Gaston Tessier pour la CFTC ;
et des représentants des six principaux partis politiques de la Troisième République :
o André Mercier pour le PCF,
o André Le Troquer pour la SFIO,
o Marc Rucart pour le Parti Radical,
o Georges Bidault pour le Parti démocrate populaire (démocratie chrétienne),
o Joseph Laniel pour l’Alliance démocratique (droite modérée et laïque),
o Jacques Debû-Bridel pour la Fédération républicaine (droite conservatrice et catholique).
J’ajoute que le CNR a été également et paradoxalement remis en lumière par le cynique Denis Kessler, ancien vice-président du MEDEF, qui appelle à rompre avec le programme du CNR et tout ce peut lui être rapporté. On cite souvent les lignes suivantes :
Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer (…) Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! »
La suite de son propos, qui n’est guère cité, me semble pourtant mériter une attention toute particulière :
« A l’époque se forge un pacte politique entre les gaullistes et les communistes. Ce programme est un compromis qui a permis aux premiers que la France ne devienne pas une démocratie populaire, et aux seconds d’obtenir des avancées – toujours qualifiées d’« historiques » – et de cristalliser dans des codes ou des statuts des positions politiques acquises.
Ce compromis, forgé à une période très chaude et particulière de notre histoire contemporaine (où les chars russes étaient à deux étapes du Tour de France, comme aurait dit le Général), se traduit par la création des caisses de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, l’importance du secteur public productif et la consécration des grandes entreprises françaises qui viennent d’être nationalisées, le conventionnement du marché du travail, la représentativité syndicale, les régimes complémentaires de retraite, etc.
Cette « architecture » singulière a tenu tant bien que mal pendant plus d’un demi-siècle. Elle a même été renforcée en 1981, à contresens de l’histoire, par le programme commun. Pourtant, elle est à l’évidence complètement dépassée, inefficace, datée. Elle ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. Elle se traduit par un décrochage de notre nation par rapport à pratiquement tous ses partenaires.
Le problème de notre pays est qu’il sanctifie ses institutions, qu’il leur donne une vocation éternelle, qu’il les «tabouise» en quelque sorte. Si bien que lorsqu’elles existent, quiconque essaie de les réformer apparaît comme animé d’une intention diabolique. Et nombreux sont ceux qui s’érigent en gardiens des temples sacrés, qui en tirent leur légitimité et leur position économique, sociale et politique. Et ceux qui s’attaquent à ces institutions d’après-guerre apparaissent sacrilèges.
Il aura fallu attendre la chute du mur de Berlin, la quasi-disparition du parti communiste, la relégation de la CGT dans quelques places fortes, l’essoufflement asthmatique du Parti socialiste comme conditions nécessaires pour que l’on puisse envisager l’aggiornamento qui s’annonce. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi que le débat interne au sein du monde gaulliste soit tranché, et que ceux qui croyaient pouvoir continuer à rafistoler sans cesse un modèle usé, devenu inadapté, laissent place à une nouvelle génération d’entrepreneurs politiques et sociaux. Désavouer les pères fondateurs n’est pas un problème qu’en psychanalyse. »
Qu’il aille aujourd’hui dans la rue, le Denis Kessler, pour en appeler au meurtre des pères fondateurs, de ceux qui ont construit leurs droits et leur système de protection et il risquera de voir sa tête au bout d’une pique, conformément à la prescription des pères fondateurs de la révolution française.
On n’ira pas jusque-là. Il faudrait au contraire lui rendre grâce : la vertu des cyniques de son espèce, c’est de vendre la mèche et, en trahissant leur camp, de mieux nous armer contre leurs visées malfaisantes !
Enfin, pour en finir avec le CNR, non pas à la manière de Denis Kessler, mais pour mieux situer la « sécu de 1945 », je me référerai une dernière fois aux « jours heureux » :
« Aussi les représentants des organisations de la Résistance, des centrales syndicales et des partis ou tendances politiques groupés au sein du C.N.R., délibérant en assemblée plénière le 15 mars 1944, ont-ils décidé de s’unir sur le programme suivant, qui comporte à la fois un plan d’action immédiate contre l’oppresseur et les mesures destinées à instaurer, dès la Libération du territoire, un ordre social plus juste. »
Je ne considèrerai pas le « plan d’action immédiate contre l’oppresseur », mais seulement « l’ordre social ». Or il se trouve que, dans le texte du programme d’action de la résistance, les deux plans sont seulement mêlés, d’où une certaine erreur de perspective, que l’on trouve également dans la brochure de Stéphane Hessel : on pourrait croire que la sécu de 1945 est une création ex nihilo du CNR, dans une entreprise d’union nationale et sous la direction du Général De Gaulle.
« C’est à Jean Moulin que nous devons, dans le cadre du Conseil National de la Résistance, la réunion de toutes les composantes de la France occupée, les mouvements, les partis, les syndicats, pour proclamer leur adhésion à la France combattante et au seul chef qu’elle se reconnaissait : le Général De Gaulle. De Londres (…) j’apprenais que ce Conseil avait mis au point un programme, l’avait adopté le 15 mars 1944, proposé pour la France libérée un ensemble de principes et de valeurs sur lesquels reposerait la démocratie moderne de notre pays. », Indignez-vous !
Or, je l’ai dit dès le départ :
La sécu de 1945 est le fruit d’une longue histoire et d’un long combat.
En outre, le programme dont elle est issue n’est pas celui des « Jours heureux », mais celui de la CGT : c’est le projet présenté par Georges Buisson le 6 décembre 1944, qui sera repris dans les ordonnances de 1945. La sécurité sociale ne vient pas de nulle part, ni de quelque esprit inspiré, ni même des acteurs de la France combattante ; elle se situe dans le prolongement des assurances sociales :
L’essentiel :
En inscrivant les projets pour l’avenir dans la continuité de la loi sur les assurances sociales qui fonde la protection sociale sur le financement par le salaire différé et l’organisation nationale, Georges Buisson souligne le caractère de classe de la législation qu’il propose au nom de la CGT.
Le plan de la CGT ne se borne pas à des principes généraux ou à des déclarations d’intention, mais fixe des objectifs qui vont être au cœur de l’ordonnance du 19 octobre 1945 consacrée aux bénéficiaires et aux prestations.
o Indemnisation des malades pendant toute la durée de l’affection.
o Suppression du ticket modérateur en cas de maladie de longue durée.
o Investissement dans l’amélioration de l’équipement sanitaire et social.
o Développement de la retraite.
Ainsi, la Sécurité sociale devient beaucoup plus qu’une assurance contre les risques de l’existence ; elle est à la base de l’édification d’un système complet de soins.
Henri Raynaud, secrétaire confédéral de la CGT, énonce dans un article ce que doivent être de « véritables assurances sociales » : « Il faut garantir tous les travailleurs sans aucune exception contre tous les risques d’incapacité de travail »
Le plan Buisson, « Pour la grande loi de Sécurité sociale » du 6 décembre 1944 met l’accent sur la globalité de l’action sociale par l’affectation des ressources :
à une médecine préventive « une large et bienfaisante politique d’hygiène et de prévention contre la maladie en général et contre les fléaux sociaux, par la création de centres collectifs de diagnostic et de dépistage capables de procéder à des examens périodiques et fréquents sans souci d’une rentabilité immédiate au sens financier du mot. »
à un service social, à mettre en œuvre aux côtés du service médical.
à l’équipement sanitaire de l’ensemble du pays « amélioration de l’outillage technique et médical des centres collectifs de traitements ».
à la rééducation et au reclassement des invalides et à l’orientation professionnelle des adolescents.
A l’amélioration générale des conditions de travail, de vie et d’habitation (médecine du travail, habitations à bon marché, congés payés, loisirs).
On sait aujourd’hui que ce plan a été réalisé et on reste frappé par l’importance de ce que la « Sécu de 1945 » a permis d’édifier et de mettre en œuvre. On comprend tout ce que le système de santé, tout ce que le système hospitalier lui doivent, ainsi que toutes l les politiques d’hygiène et de santé, toutes les politiques sociales qu’elle a permis de développer.
Mais on voit aussi tout ce qui a été détruit, tout ce qui a été perdu et qui a mis le système hospitalier et le système de soins dans un état tellement lamentable qu’il n’a pas été capable d’affronter efficacement l’épidémie du COVID, comme devait permettre de le faire la « large et bienfaisante politique d’hygiène et de prévention contre la maladie » annoncée par le plan Buisson.
En menant cette réflexion, j’ai été porté à dérouler un fil conducteur et à mettre l’accent sur les continuités, ce qui m’a conduit à gommer les oppositions et les ruptures, bref à négliger les luttes car toute cette histoire est l’histoire des luttes et le fil conducteur est celui de la lutte des classes. Un seul exemple : Henri Raynaud, je le rappelle secrétaire confédéral de la CGT, qui, en 1928, avec le parti communiste français, avait stigmatisé la loi sur les assurances sociales et Georges Buisson qui l’avait soutenue se sont retrouvés sur un même projet pour la Sécurité sociale, et « c’est là que.se trouve la véritable inspiration des ordonnances de 1945 ».
III. Enfin les ordonnances d’octobre 1945 :
La création de la Sécurité sociale : ordonnance du 4 octobre 1945, article 1
« Il est institué une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent. »
L’essentiel :
Désormais, tous les travailleurs sont garantis et ils sont garantis contre tout ce qui les empêche de gagner leur vie et de faire vivre leur famille.
La nouvelle organisation de la sécurité sociale est fondée sur la caisse unique et sur la cotisation unique.
La caisse unique est essentielle en ce qu’elle organise l’unité de la classe ouvrière (unification des droits, fondement d’une solidarité ouvrière).
À ce titre, la Sécurité sociale constitue une position de la classe ouvrière dans le monde capitaliste.Le regroupement de tous les risques va jouer un rôle déterminant dans l’équipement sanitaire du pays par les aides financières et la création d’établissements importants au plan sanitaire et social.
La cotisation unique unifie le financement de la Sécurité sociale et sa centralisation permet de le mobiliser en fonction des besoins.
La création de la Sécurité sociale se traduit par une augmentation remarquable du « salaire différé » (la partie indirecte du salaire qui, au lieu d’être perçue immédiatement par le salarié, est transférée à la Sécurité sociale pour financer la solidarité des bien-portants avec les malades, des actifs avec les inactifs…
Ce salaire différé va atteindre rapidement le niveau du budget de l’État et le dépasser.
Deux remarques à ce sujet :
o considérant l’importance colossale de ce budget (un « pognon de dingue ! »), on conçoit l’appétit féroce qu’il a suscité.
o Cette notion de « salaire différé » n’a jamais été reconnue par la Droite, on voit bien pourquoi (débat avec Xavier Bertrand à l’occasion de la réforme Juppé) :
« Le salaire différé est un acquis essentiel de la mobilisation révolutionnaire de 1945 ».
« Pensez donc, un budget aussi formidable que 200 milliards de francs qui va être géré par les travailleurs eux-mêmes. Pensez donc que là- dedans, il ne sera plus possible au paternalisme patronal de s’exercer comme dans les anciennes œuvres sociales créées et dirigées par les patrons. Pensez donc aussi à l’utilisation des caisses confessionnelles qui ont constitué des armes essentielles de pénétration du haut clergé dans les milieux ouvriers et vous comprendrez alors pourquoi tous ces milieux ne voient pas d’un bon œil les travailleurs avoir en mains à travers toute la France les caisses régionales chargées de la gestion des œuvres sociales alimentées par les fonds de la Sécurité sociale.
Là est la source des réactions très fortes et des velléités de destruction d’un pareil régime démocratique et laïque que la classe ouvrière doit défendre de toutes ses forces. »
Henri Raynaud, rapport au Comité confédéral national de la CGT, 1947.
Tout est dit : il reste à considérer l’ordonnance du 19 octobre 1945 pour considérer l’étendue des droits garantis par la Sécurité sociale (et qui le sont encore aujourd’hui).
L’article 5 établit les droits des « travailleurs étrangers qui sont assurés obligatoirement dans le mêmes conditions que les travailleurs français » et qui gardent, quelque soit leur avenir, le bénéfice de l’assurance vieillesse.
Les articles 32 à 44 organisent la « longue maladie » qui permet à l’assuré malade d’être indemnisé pendant 3 ans.
L’ordonnance instaure l’exonération du ticket modérateur sur tous les actes, les médicaments et les tarifs hospitaliers pour les malades atteints d’une affection de longue durée.
Mais, et cela nous intéresse particulièrement aujourd’hui, c’est dans le domaine des retraites que le bouleversement est le plus important.
L’ordonnance du 19 octobre supprime la capitalisation pour le service de la retraite et lui substitue la répartition. L’exposé des motifs est très clair :
« La pension n’est plus le résultat, ô combien aléatoire, de l’épargne, mais résulte des règles communes à tous les salariés du privé selon le nombre d’années d’activité et des salaires perçus. »
L’article 70 prévoit que « les périodes pour lesquelles l’assuré a bénéficié des prestations maladie, maternité, invalidité, accident du travail ainsi que celles pour lesquelles il s’est trouvé avant l’âge de 65 ans en état de chômage involontaire constaté et les périodes pendant lesquelles l ‘assuré était présent sous les drapeaux pour son service militaire légal par suite de mobilisation ou comme volontaire en temps de guerre sont prises en considération en vue de l’ouverture des droits à pension. »
Bref, les règles qui caractérisent notre système par répartition sont déjà toutes là :
La pension comme continuité du salaire (celui des 10 meilleures années).
La notion d’âge légal de départ en retraite garantissant une retraite à taux plein.
L’assimilation des périodes non cotisées à des trimestres cotisés.
La pension de réversion.
C’est avec 1945 que le gouvernement Macron a voulu rompre avec sa « réforme systémique » par points, à laquelle il a dû renoncer, ce qui était pour lui une première défaite. Il faut à présent lui en infliger une seconde sur cette autre contre-réforme qu’il s’évertue à imposer à présent, contre la volonté du peuple.
IV. Les attaques contre la Sécurité sociale de 1945.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce sujet, car on doit se douter que la bourgeoisie et le capital ont vu d’un très..très mauvais œil cette grande conquête ouvrière en un temps où ils étaient déjà dans un piteux état du fait de la guerre et de la collaboration dans laquelle ils étaient nombreux à s’être compromis.
La première attaque d’envergure contre la Sécurité sociale, en 1967, s’est concentrée , précisément dans la séparation de ce que l’ordonnance de 1945 avait unifié.
Les attaques ont donc pour l’essentiel consisté dans des tentatives pour démanteler, pour fiscaliser, et pour privatiser la Sécu.
Liens :
L'argent de la Sécu les intéresse
L'ordonnance du 4 octobre 1945