Les mots piégés :  2 L'idéologie

Je voulais seulement au départ ajouter un article au "Petit glossaire des mots piégés". Mais il est vite apparu que, comme le mot "réforme", qui avait déjà dû faire l'objet  d'un texte plus développé, le terme d'idéologie devait être l'objet d'une analyse plus approfondie car s’il n’y avait qu’un mot piégé, ce serait celui-là. Le mot « idéologie » est en effet "piégé" à plusieurs titres, et d’abord par son effet boomerang et sa capacité à changer de camp.

Pourtant, le mot au départ est plutôt neutre : il n’a surtout aucun caractère péjoratif, même s’il s’inscrit d’emblée dans une perspective polémique. C’est Destutt de Tracy qui en 1796 dans "Mémoire sur la faculté de penser" crée le néologisme « idéologie » pour désigner la «science des idées, de leurs lois, de leur origine ». Cette science a, dans l’esprit de ses initiateurs, une fonction de démystification : il s’agit pour les « Idéologues », comme ils se nomment, de  « démonter les mythes et l'obscurantisme par une analyse scientifique de la pensée et de ses origines ». Pourtant la démarche n’est pas exempte de présupposés philosophiques (de ceux que l’on désignerait sans doute aujourd’hui comme « idéologiques », car l’affaire va bientôt se corser). C’est afin de remplacer la « métaphysique traditionnelle », et sous l’impulsion du sensualisme  de Condillac  (pour qui toute connaissance découle de la sensation,) que le groupe Destutt de Tracy, Cabanis et Volney inventent l’idéologie. On sait le mépris affiché par un Voltaire, par exemple,  pour les métaphysiciens, au nom d’une certaine idée de la science. Dans le prolongement des lumières, les « Idéologues » sont des positivistes avant l’heure qui rejettent aux âges obscurs ce qu’Auguste Comte désignera comme l’âge métaphysique.

C’est  par un étonnant retournement que Marx entreprend une critique de l’idéologie. Cette critique est en effet pour lui le corolaire d’une critique de l’idéalisme, et d’abord de l’idéalisme de Hegel pour qui c’est l’Esprit qui gouverne l’Histoire. Marx, selon sa célèbre formule, veut remettre sur ses pieds une Histoire qui, avec Hegel, marchait sur la tête, remettant fondamentalement en question cette opinion que ce seraient les Idées qui mènent le monde alors que ce sont au contraire les conditions économiques et sociales (l’infrastructure économique), en particulier les rapports entre les classes sociales qui sont cause des événements historiques, de l’organisation politique et juridique des sociétés (superstructure juridico-politique) et des croyances des hommes, de leurs idées, de leurs représentations, de leurs doctrines philosophiques (superstructure idéologique). C’est ce que Marx énonce dans sa « Préface à la critique de l’économie politique : « Dans la pratique sociale de leur vie, les hommes entrent en rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un certain degré de développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle répondent des formes sociales et déterminées de conscience. » Une telle analyse est fatale à l’idée de l’idéologie comme science, puisque l’idéologie n’est rien d’autre que cet ensemble d’idées, de croyances et de représentations plus ou moins élaborées, plus ou moins cohérentes, reflétant  les conditions matérielles de l’existence des hommes et singulièrement leurs intérêts de classe. C’est en ce sens que Marx dit que « l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante ». Ce n’est donc pas seulement la « vieille métaphysique » qui est récusée par Marx, c’est l’idéologie comme telle, par essence représentation falsifiée et mystifiante de la réalité sociale et historique. C’est avec Marx que le discrédit porté sur l’idéologie atteint son degré le plus élevé, au nom justement de ce que l’idéologie prétendait être,  à savoir la science. Mais la Science, c’est à présent la science historique, le « matérialisme historique » et c’est à elle qu’il revient selon Marx de dégonfler les baudruches idéologiques par lesquelles les classes dominantes parviennent à justifier leurs privilèges et  l’exploitation des classes dominées, à leurs propres yeux comme aux yeux des exploités. Dans toute la tradition marxiste, science et idéologie deviennent donc des termes antinomiques : tout ce qui ne peut être accrédité par la science marxiste est dénoncé comme idéologique. C’est la philosophie tout entière qui passe ainsi au laminoir : Marx, annonce, après Hegel, une certaine mort de la philosophie. Je ne peux laisser tout à fait de côté cette question lancinante et récurrente : la classe ouvrière peut-elle se passer totalement d’idéologie ; y a-t-il place pour une philosophie marxiste, à côté de la science marxiste  de l’Histoire? Je n’entre pas dans le détail de ces controverses qui ont été assez souvent byzantines et signalerai simplement que Marx a en effet  donné une place et un rôle à la philosophie marxiste, sous l’appellation « matérialisme dialectique », cette philosophie qui remet la dialectique hégélienne sur ses pieds.

Il reste que la prétention de la théorie marxiste à la scientificité a donné lieu aux excès les plus regrettables, faisant des textes fondateurs du marxisme, non seulement ceux de Marx, mais aussi de Lénine, de Trotsky et autres théoriciens du marxisme, des textes quasi sacrés, ou ayant aux yeux de certains le même type d’autorité que ces derniers. La contradiction est patente : un texte scientifique ne saurait avoir le même type d’autorité qu’un texte religieux : il doit être soumis au libre examen et accessible à la libre critique, ce que certains marxistes ont sans doute trop oublié, faisant du marxisme, ou du communisme, voire du socialisme, de nouvelles religions, jusqu’à ce que cette fermeture dogmatique se retourne contre eux. Il suffisait pour cela, aux ennemis du marxisme, de récuser le caractère scientifique de la théorie marxiste et de la dénoncer comme idéologique. C’est ce que j’ai appelé « l’effet boomerang ». Et l’on a dénoncé les crimes du stalinisme, amalgamés pour la cause avec ceux du nazisme, et mises au compte de l’idéologie, jusqu’à la proclamation de la « mort des idéologies » , et le tour est joué !

Curieux destin que celui de ce mot . D’abord créé pour faire table rase de modes de pensée rendus caduques par le nouvel état de la connaissance, il ne tarde pas à désigner ce qu’il prétendait dénoncer : un ensemble de représentations non scientifiques, irrationnelles et mystificatrices. Et c’est, par une sorte d’ironie de l’Histoire que le courant de pensée qui avait chargé le mot idéologie de ce dernier sens (le marxisme) se trouve lui même accolé à ce terme, avec, retournée contre lui, toute la charge polémique qu’il lui avait donnée  La pensée marxiste, qui s’était affirmée, de Marx à Althusser comme une critique des idéologies est aujourd’hui désignée par ses détracteurs non pas seulement comme une idéologie parmi d’autres, mais comme  « l’Idéologie ». A tel point que lorsqu’on dénonce aujourd’hui des visées, ou des intentions, ou des présupposés « idéologiques », c’est généralement pour stigmatiser, par delà cette fameuse « mort des idéologies », l’ombre de Marx. Le terme est de ce fait utilisé pour désigner tout ce qui, dans une pensée ou dans une analyse, conserve quelque chose d’une approche ou d’une perspective marxiste, comme le retour d’un refoulé marxiste. Pour ne prendre qu’un exemple, dans un article du journal « Le Monde », consacré au linguiste Claude Hagège, Roger-Paul Droit, après avoir fait l’éloge du livre « Dictionnaire amoureux des langues », et de son auteur, ajoute ce curieux commentaire : « Ce Dictionnaire amoureux des langues est une ode à la diversité humaine, étourdissante de savoir et d'ouverture d'esprit. Au milieu de tant d'intelligence et de subtilité, on peut être surpris de voir Claude Hagège s'étrangler si un francophone a le malheur d'envoyer un email (plutôt qu'un courriel ou de porter ses jeans au pressing, et non ses pantalons en toile de Nîmes à la laverie. Mais cette sainte colère ne résulte pas seulement d'une crispation de puriste. Elle s'accompagne d'une idéologie, somme toute bien simple, où l'usage généralisé de l'anglais finit par devenir le "symbole de la mort" et le monde anglo-saxon la grande menace qui pèse sur notre avenir. Est-on vraiment obligé, sur ce point, de croire notre linguiste sur parole ? ».

Il y a dans ce commentaire quelque chose de très symptomatique. Claude Hagège est un linguiste de renom. Sa compétence ne peut être mise en cause, ses analyses font autorité dans le monde de la science : ce n’est donc pas sur ce terrain que peut porter la critique. Or, Hagège, dans son étude, s’alarme de la mort des langues, de toutes les langues (il en meurt en moyenne 25 chaque année), y compris du français, au profit d’une seule, ce qui signifierait un appauvrissement calamiteux de la culture humaine. Et c’est donc de manière très logique que Hagège s’insurge contre ce snobisme imbécile qui porte les Français d’aujourd’hui à se commettre avec cet insupportable franglais que dénonçait déjà Etiemble, ou même à préférer l’anglais au français. Il disait déjà dans « Halte à la mort des langues » :

 « Le français est une affaire éminemment politique. Chacun sait, y compris ceux qui s’en gaussent ou qui s’évertuent à la vilipender, que la défense de l’exception culturelle n’est pas une petite guerre d’opérette. En défendant la culture, c’est-à-dire la vie, le français défend sa vie. Il défend aussi, et par là même, celle de l’allemand, de l’italien, et d’autres langues d’Europe, pour ne parler que d’elles ». 

Il est vrai que Claude  Hagège écrivait  ces lignes en 2000, alors que la France n’avait pas encore tout à fait renoncé à défendre sa langue et sa culture, mais à présent que le président de la France a fait allégeance aux Etats-Unis, et que la France a rejoint le commandement intégré de l’OTAN, il est devenu politiquement incorrect d’énoncer la moindre critique vis à vis de l’Amérique, et de ses tendances hégémoniques, ne serait-ce que dans le domaine culturel et linguistique. Je ne sais si Roger-Paul Droit a bien conscience de cela, mais dénoncer les prétentions de la langue anglaise à coloniser le monde, c’est pour lui comme dénoncer « l’impérialisme américain », un vieux relent de communisme et de guerre froide : cela ne se fait plus, c’est devenu politiquement incorrect, donc idéologique ! Ce qui n’entre pas dans les canons de la pensée commune, j’allais dire « l’idéologie officielle » est à présent dénoncé comme idéologique !

Or, voilà où le bât blesse : si le mot idéologie a eu pour fonction, dès l’origine,  de faire tomber au passé des pensées que l’on voulait évincer, c’était au nom de la modernité et de la science. C’est au nom de la science que les « Idéologues » renvoient au passé la « vieille métaphysique », c’est au nom de « l’âge scientifique » que Comte fait de « l’âge métaphysique » un stade de développement dépassé de l’intelligence humaine ; c’est encore au nom de la science que Marx récuse l’idéalisme hégélien comme celui des « Idéologues », et des philosophes bourgeois en général. Mais au nom de quelle modernité et de quelle science la pensée marxiste pourrait-elle être récusée comme idéologique, remisée dans le même placard que les pensées qu’elle y avait mises, pis désignée comme le placard lui-même ?

Le rapprochement entre la fac-similé de la page de couverture de l'idéologie allemande de Marx et Engels,aux "Éditions sociales" (ci-dessus)  et de l'image trouvée sur Google pour illustrer le mot "idéologie" où les portraits de tous les idéologues se fondent, comme dans un tableau pointilliste, dans le visage de Marx, (ci-contre)  est très éclairant, puisqu'on y  voit d'abord l'origine marxiste du concept, que télescope  la désignation du marxisme comme idéologie, plus encore, comme paradigme de l'idéologie.. Une première réponse semble s’imposer : la pensée marxiste se développe dans le cadre de l’économie politique. Même s’il emprunte à différents champs disciplinaires (l'économie, la sociologie, la philosophie) « Le capital » — œuvre majeure de Marx —  s'inscrit dans la continuité d'Adam Smith, de David Ricardo et de John Stuart Mill, figures essentielles de l’économie classique. Rien n’empêche donc que la science économique de Marx soit critiquée, au même titre que les théories de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Rien n’empêche même de dire qu’il y a des aspects de l’analyse de Marx qui ne sont pas scientifiques, qu’il s’y mêle, si l’on veut, des éléments idéologiques, au sens que lui même a donné à ce terme. Mais d’où parle-t-on lorsqu’on dénonce la pensée marxiste comme une idéologie ? Quelle science économique, ou quelle science politique, ou quelle science humaine pourrait se prétendre intégralement scientifique, débarrassée de toute scorie idéologique ? De quelle autorité peuvent se prévaloir les économistes d’aujourd’hui, les néo ou ultra libéraux, lorsqu’ils glosent sur l’idéologie marxiste, ou l’utopie communiste ? De la valeur scientifique de leurs théories ?  Qui oserait encore affirmer, en ce temps de crise, sans rire ou sans pleurer, comme l'affirmait encore Guy Sorman début 2008  :

" L'économie n'est plus une opinion, elle est une science, son objet est de distinguer  entre les bonnes et les mauvaises politiques  (...) Le temps des grandes crises semble passé parce que les progrès des sciences permettent aux gouvernements de mieux les comprendre et de mieux les gérer..." cité par "Marianne".

Si l’on en croit l’enquête du N°626 de  « Marianne » sur « 20 ans de bobards économiques », et le livre de Nicolas Prissette et Hervé Nathan dont s’inspire cet article « Les bobards économiques », c’est l’économie tout entière qui mériterait d’être désignée comme idéologie. Si donc l’on veut garder un minimum de sérieux et maintenir le débat sur le terrain scientifique il faut cesser de s’envoyer de « l’idéologique » à hue et à dia ! Ce n’est manifestement pas sur le terrain scientifique que se placent ceux qui, aujourd’hui, dénoncent le marxisme comme une idéologie, ou qui proclamant la « mort des idéologies », n’hésitant pas à mettre dans le même sac le marxisme, le communisme, le socialisme, le fascisme, le nazisme, bref tout ce qui se termine en « isme », toutes ces théories  qui seraient selon eux la cause de tous les maux. Ce consternant amalgame entre des courants de pensée radicalement étrangers les uns aux autres, quand ce n’est pas totalement hostiles les uns aux autres, en dit long sur la pertinence d’une telle position, mais il est aussi l’indice d’un rejet du théorique comme tel, de tout ce qui peut renvoyer à un système de pensée ou à une vision du monde,Non, ce n’est pas au nom de la science, ou d’une science, ni même d’une pensée que ces gens-là répudient l’idéologie . Ce sont des gens qui se disent « pragmatiques » et prêts pour cela à faire feu de toute doctrine, pourvu qu’elle s ‘ajuste aux circonstances et à leur intérêt. Ce sont des gens qui prônent la « culture du résultat » et chez ces gens-là, comme dirait Brel, on ne pense pas, Monsieur, on ne pense pas… on compte ! Ou si l’on veut, on ne pense qu’en fonction de ses intérêts, que l’on rebaptise du terme de convictions et, plus pompeusement valeurs : « les-valeurs-auxquelles-nous-sommes-attachés » ! Écoutez leurs beaux discours pour les traquer, ces « valeurs- auxquelles-ils-sont-attachés », et vous verrez que ce ne sont jamais que leurs intérêts au sens le plus étroit, leurs intérêts de classe car paradoxalement, et c’est peut-être le dernier paradoxe, mais pas le moindre, ce discours qui se dit pragmatique, par refus de l’idéologie, est le plus idéologique qui soit : ce n’est que le masque de l’idéologie dominante, son nouvel atour.

C’est, pour François Cusset, au détour des années 80 que s’est affirmée cette idéologie de la mort des idéologies : « Cette idéologie, qu’on doit à quelques ex-révolutionnaires des années 70, est celle de la mort des idéologies. Ils ont adoubé les jeunes entrepreneurs, chanté l’aventure et la flexibilité, ont organisé le retrait de la subversion sur le seul terrain de la culture. Les années 80 ont vu converger plusieurs lignes enchevêtrées : l’autolimitation du gouvernement, le déterminisme économique intériorisé, la diabolisation de toute critique sociale, la privatisation de l’idée de liberté la plus grande manifestation de jeunes de la première moitié de la décennie a lieu en décembre 1984 pour défendre le « libre droit » d’écouter NRJ et enfin une nouvelle technocratie du bonheur, qui prône la télématique, l’aérobic ou l’égoïsme salvateur pour divertir des fléaux de l’époque : le chômage, Le Pen et le sida. ». Et François Cusset montre que cette décennie, qui a affirmé la mort des idéologies, a été de toutes les générations la plus idéologique. Comme il le dit dans le « Libération » du samedi 4 novembre 2006 en réponse à Eric Aeschimann : « A partir des années 80, un nouveau type d’intellectuel vend ses services au pouvoir. C’est, d’une part, « l’expert » : le socio-typologue, le psychologue comportemental, le consultant, qui affirment qu’il n’y a plus de lutte des classes, seulement des « socio-styles » et des souffrances psychiques. Et c’est, d’autre part, le moraliste antitotalitaire, essayiste à succès, puisque les années 80 ont inventé l’essai best-seller, de BHL à Pascal Bruckner. Des moralistes qui poussent alors le zèle antimarxiste jusqu’à célébrer Reagan »

C’est bien entendu dans cette ligne de l’antimarxisme et de la célébration du libéralisme qu’il faut situer l’idéologie de Sarkozy, dont l’une des premières déclarations tonitruantes fut qu’il fallait « en finir avec mai 1968 ». Libéral façon Reagan, Thatcher, Bush, il le fut jusqu’au bout des ongles, jusqu’à ce que la crise lui fasse obligation de redécouvrir les vertus de l’Etat ("providence", s'il  vous plaît, lui qui est tellement hostile à "l'assistanat")  et qu’il s’attribue comme mission nouvelle la « refondation du capitalisme » car l’idéologie sarkozyste est à géométrie variable, elle se doit d’être dans l’air du temps.

« Je ne suis pas un théoricien, je ne suis pas un idéologue, je ne suis pas un intellectuel : je suis quelqu’un de concret », se plaît à dire Nicolas Sarkozy.

Fort bien, mais comme le remarque Nicolas Truong dans le n°15 de « Philosophie magazine », en commentant le propos de Nicolas Sarkozy : « Cette concrétude revendiquée n’en dessine pas moins une idéologie qu’il n’est peut-être pas vain de soumettre à l’étude ». Car cette idéologie est à l’évidence une idéologie de droite : pour reprendre les termes des quelques « théoriciens, idéologues et intellectuels » qui l’ont auscultée, « un bonapartisme au service du libéralisme » (Marcel Gauchet), « un napoléonisme institutionnalisé » (Peter Stoderdijk), « un pétainisme transcendantal » (Alain Badiou). Je remarquerai  pour mon compte qu’il faut être Nicolas Sarkozy, pour ne pas savoir, ou pour feindre d’ignorer que le «pragmatisme» est aussi une philosophie, mais j’ajouterai que le pragmatisme dont se prévalent Sarkozy et ses acolytes est un pragmatisme dévoyé, la pire des idéologies , celle qui se met au service d’une aristocratie de l’argent. Dans « La nuit du Fouquet’s » (Fayard), Ariane Chemin et Judith Perrignon remarquent à propos de cette trop fameuse nuit d’élection que «jamais si petit espace n’aura rassemblé sur quelques mètres carrés telle aristocratie du capitalisme ». Enfin, cet anti-intellectualisme revendiqué par le président d’une nation qui, quoiqu’il en pense, avait fait de l’intelligence et de la culture une de ses valeurs essentielles, c’est l’option de l’obscurantisme, une déclaration de guerre aux humanités : « Il ne m'est pas nécessaire de penser, pourvu que l’on puisse payer » ;  ironisait  Kant. Est-il bien utile d’avoir lu « La princesse de Clèves » pour réussir dans la vie, demande Sarkozy, car l’idéologie sarkoziste s’appuie sur une « rhétorique de la réussite , réussite individuelle qui est d’abord la sienne, lui dont la ville d’élection est Neuilly : « Ci-vit l’argent, donc le pouvoir, la réussite », ce qui conduit Ariane Chemin et Judith Perrignon, déjà citées, à désigner le sarkozysme comme un « neuillysme ». Bref, «la mort des idéologies » et le « pragmatisme » qui est censé lui faire suite, cette idéologie de la réussite, c’est en fait la mort des idées, l’éloge de l’inculture et, par suite, le triomphe sans partage de l’idéologie et la tyrannie de l’opinion. On aurait donc plus que jamais besoin d’une idéologie, au sens premier du terme, c’est-à-dire d ‘une science des idées, de leurs lois, de leur origine, capable de « démonter les mythes et l'obscurantisme, d ‘une idéologie pour dénoncer l’idéologie au deuxième sens du terme, cet agglomérat d’idées reçues au service des intérêts de la classe dominante., auxquelles l'opinion se laisse piéger. Le journal "Le Monde", dans son numéro du 24 avril 2009, donne un bon exemple de ce miroir aux alouettes lorsque, dans la rubrique "Opinions" il  publie une série d'articles  sur les "valeurs auxquelles les Français seraient censés s'identifier aujourd'hui :" Dis-moi tes valeurs, je te dirai qui tu es." Selon cette maxime, la connaissance de ce qui oriente et motive profondément un individu permet de comprendre son identité. Celle-ci s'exprime dans un ensemble de valeurs et de croyances, qui ont une certaine stabilité, et qui sont des guides pour l'action. Chacun prétend agir en fonction de ce qu'il croit et des valeurs auxquelles il tient. Mais les valeurs d'un individu ne sont pas seulement les siennes. Chacun adopte des valeurs en puisant dans le stock disponible légué par une famille, un environnement culturel, une société issue d'une longue histoire" .Pierre Bréchon.

Cette rubrique "Opinions" du "Monde" pourrait aussi bien s'intituler "Idéologie", et c'est  aussi à cette idéologie-là à la "doxa" (opinion), que l'on est confronté lorsqu'il s'agit de conduire une  réflexion sérieuse. A partir de là, le combat idéologique a tout l'air du cercle. On échappera peut-être à ce cercle si l’on s’avise que la discipline qui s'est depuis Socrate, donné pour mission de combattre la "doxa", les préjugés, les idées reçues, a pour nom philosophie. Certes, ce n'est pas une science ; certes, elle s'est parfois compromise  dans des aventures douteuses, (certains ont essayé de la mettre au service de bien mauvaises causes) mais elle est toujours vivante , malgré tous les efforts qui ont été faits pour la tuer, et elle est toujours mobilisable en ce temps où  la reconquête du terrain idéologique constitue un enjeu décisif.

C'est pourquoi il est important de renouer avec le projet d'une critique des idéologies tel qu'il avait été initié par Marx et Engels dans "L'Idéologie allemande" et la "Préface à la critique de l’économie politique".

C'est alors, et alors seulement que la boucle pourra être bouclée.