Séance du 16.01.2024


Conférence de Yan Mouton 

Réflexion sur le temps à partir des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau 

 

I)


Le texte des Rêveries s’ouvre sur une opération concernant très explicitement la notion, la question du temps. Au cœur des très célèbres premiers paragraphes de la première Promenade, il y une véritable affaire de conjugaison.

Premier fragment première Promenade, § 1

Lecture

Le premier paragraphe est donc clairement sous le signe du passé. Le ton est non seulement celui du bilan, mais plus précisément même du désanchantement, de la désolation. C’est ce qui a été et est encore le plus souvent retenu de ce texte. Il est massivement présenté comme une sorte de testament désespéré d’un homme se lamentant de ses échecs et de son isolement.

Techniquement, grammaticalement et, pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est-à-dire du point de vue de la temporalité, les verbes sont effectivement conjugués au passé, et plus précisément même, souvent au passé composé. Il s’agit donc bien du passé dans sa durée. Comme on le sait, à la différence de l’imparfait, le passé composé est non seulement le temps de ce qui a eu lieu, mais aussi celui de cet avoir eu lieu dans sa durée. Non pas le passé comme temps mais le temps lui-même, comme passé : le passé dans sa persistance, son poids, et, dans les faits, bien souvent, dans ses malheurs et ses souffrances.

Le texte soutient que le passé, ce qui eu lieu, c’est la persécution. En dépit des commentaires souvent méprisants sur le thème du délire de persécution, les historiens et commentateurs s’accordent aujourd’hui pour confirmer que Rousseau a bien personnellement, été victime d’une malveillance et d’une persécution délibérée. (Cf R. Pomeau, ou Béatrice Didier, in A l’extrême de l’écriture de soi, Turin, 2020). Il est clairement menacé par les pouvoirs qu’ils ose contester : les intellectuels, les religieux, les politiques, et particulièrement le tout puissant ministre Choiseul (1758-1770). De façon peut-être plus générale, on peut aussi reconnaître dans ce paragraphe l’une des thèses majeures de Rousseau : l’histoire de l’humanité s’est, pour l’essentiel, développée sous le signe de la violence et du malheur. L’homme y est devenu « presque méconnaissable ».

On n’a cependant peut-être pas assez tenu compte de la façon dont Rousseau insiste sur le fait que ce passé est profondément, radicalement obsolète, révolu, et ainsi révocable. Dans les lignes qui suivent, Rousseau précise en effet que ce qui caractérise la persécution, c’est qu’elle a dans les faits entraîné, et produit son propre achèvement. A force de l’exclure, ses persécuteurs ont, dans les faits, contribué à leur propre défaite. En faisant de lui un « proscrit » ils se sont privés de toute possibilité de le contrôler, de le harceler, de le tourmenter. D’où la forùule saisissante : « Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin, pour moi puisqu’ils l’ont voulu ».

Ce sont des remarques dont la portée générale mériterait d’être réfléchie, quant à l’usage violent et dominateur que les puissants ont tendance à faire de l’exercice du pouvoir. Rousseau écrit, quelques paragraphes plus loin : « Mais ils ont d’avance épuisé toutes leurs ressources ; en ne me laissant rien, ils se sont tout ôté à eux-mêmes. La diffamation, la dérision, l’opprobe dont ils m’ont couvert ne sont pas plus susceptibles d’augmentation que d’adoucissement ; nous sommes également hors d’état, eux de les aggraver et moi de m’y soustraire ». Une distance à méditer ?

Ainsi, dès les premières lignes des Rêveries, Rousseau semble vouloir poser que le passé, en tant que lieu ou élément de la violence et du malheur, tend à son propre anéantissement. Le mal fait, non pas en tant que mal, mais en tant qu’il est fait, en tant qu’il est du passé et dépassé, a épuisé ses conditions de possibilité et tend à ne plus être, à ne plus pouvoir être. C’est en ce sens qu’on peut comprendre ce que dit Rousseau de ses persécuteurs : « Qu’ai-je encore à craindre d’eux, puisque tout est fait ? » (p 38). Il semble ainsi s’efforcer de penser la contingence de l’histoire, y compris celle du pire.

A ce titre, ce qui est remarquable dans cette ouverture des Rêveries, c’est sans doute la façon dont Rousseau y tente une sorte de renversement dont il faut prendre la mesure philosophique, et tout particulièrement sur la question du temps.

Pour mesurer la portée de ce renversement, on peut, je crois, le rappprocher de celui que Descartes effectue dans les Méditations, au moment du cogito. Descartes on le sait cherche un énoncé vrai, c’est-à-dire indubitable. Il décide donc de douter « méthodiquement » de tout. On se souvient qu’il va jusqu’à concevoir cette sorte d’artifice expérimental qu’est un « malin dénie, très puissant et très rusé », capable de faire que tout ce que je crois vrai, y compris l’idée de ma propre existence, soit faux. Mais c’est en ce point qu’il finit par « réaliser » que ce dont il ne peut douter, c’est du fait même qu’il doute, c’est-à-dire qu’il pense. Et le texte de Descartes résonne à ce moment comme une sorte de cri de victoire sur le « malin génie » : pas de doute que je suis, s’il me trompe et « qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose ». Ce qui est indubitable c’est qu’il existe un sujet du doute : ego dubito, ego cogito, ego sum. Et comme on le sait, c’est en prenant appui sur ce « poinf fixe et assuré » que Descartes va recontruivre un édifice de vérité possible. Or l’opération de Rousseau dans la première Promenade n’est pas complètement étrangère à celle de Descartes, au moment du cogito.


C’est ce que peut par exemple suggérer l’une des formules les plus étonnantes du premier paragraphe de la première Promenade : « Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? ». Pour bien la comprendre, il faut d’abord remarquer que la question n’est pas « qui » suis-je, mais « que suis-je ? ». Le projet de Rousseau n’est donc pas de procéder à une sorte d’introspection, au sens individuel et psychologique du terme. Il ne s’agit pas tant de se plaindre que de s’interroger sur le type d’être qu’il est, et que nous sommes. Et le texte suggère à ce moment là que le « détachement », la « proscription » semblent cesser d’être une souffrance héritée du passé pour relever d’une sorte de décision. Rousseau semble s’approprier la solitude au point de la transformer en résolution. Elle est tout à coup davantage une proposition qu’une blessure.


A partir de cette formule, ce qui va se substituer à l’inévitable faiblesse que le passé projette sur la persécution, c’est la puissance du « moi », en tant que sujet de la réflexion, de la pensée. Et ce qui donne sa puissance au moi et lui permet de vaincre la persécution définitivement dépassée, c’est, dans tous les sens du terme, sa présence. La célèbre formule inaugurale des Rêveries apporte une confirmation majeure à cette hypothèse : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain ... ». On n’a peut-être pas assez remarqué, que l’unique verbe de cette phrase est au participe présent et ainsi chargé de désigner un état à ce point inscrit au présent qu’il se convertit en adjectif. Plus profondément encore, on peut supposer qu’en écrivant le fameux « Me voici donc seul ... », sur le sens duquel on ne cesse de s’interroger, Rousseau ose une sorte de paradoxe. Si ce qui a eu lieu fait que je suis désormais « seul », ce qui importe, ce qui l’emporte, c’est que « me voici », autrement dit, que je « me présente ». Et pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, il faudrait en conclure que ce qui résiste se conjugue décidément au présent. C’est le présent qui résiste, et qui donne au « moi », au sujet, toute sa consistance,


Et en ce présent, au présent, les valeurs sont inversées, au sens quasi algébrique du terme. Le présent annule, anéantit, et ainsi positive le négatif, le mal qui a été fait, au passé. A la manière de Descartes criant victoire après avoir vaincu le « malin génie », Rousseau pourrait ici déclarer : « qu’ils m’aient persécuté autant qu’ils l’ont voulu, « me voici », et « ils » sont « étrangers » au présent de mon existence, voire de mon être ».

De façon très significative, les tout premiers mots des Rêveries posent que je n’ai plus d’« autre société que moi-même ». On peut montrer que cette formule revendique une thèse que Rousseau n’a cessé de soutenir : le sujet humain est, quoi qu’il lui arrive, essentiellement capable de société, de lien. Et on pourrait aussi montrer que les Rêveries sont, en grande partie, une ultime revendication de cette thèse. Et c’est aussi en ce sens que Rousseau y déclarerait sa victoire sur les « persécuteurs ». « Moi », même « seul », je suis encore, en tant que « moi-même » capable de société, au point de suggérer et annoncer que la persécution est de fait exclue de la « véritable société » dont il revendique encore la construction possible.


Autrement dit, la révocation du passé au profit du présent permet et soutient la toujours possible irruption du sujet humain, la radicale interruption de la domination et la transformation de l’exclusion en décision de rupture avec toutes les formes de persécution.



Le fragment qui suit développe cette proposition (10 §§ plus loin, dans la première Promenade)

Lecture

Ce court paragraphe ne doit pas être lu comme un moment de rhétorique ou d’emphase. Le « fond de l’abîme » où l’auteur des ces lignes a été précipité paraît tout à coup aussi irréel et inoffensif que le passé où il sombre, inévitablement. Ce qu’il reste, alors, c’est la « tranquilité » (§§ 4 et 5), l’inaltérabilité du présent. Etre, c’est ne plus, ne jamais, pâtir, pas même la mort. L’être en présence, l’être au présent est une sorte de promesse ou d’annonce d’éternité. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le rapprochement avec « Dieu même ». Comme plusieurs commentateurs l’ont remarqué, ce que Rousseau soutient ici n’est pas loin de ce que Nietzsche désignera comme l’éternel retour, soit l’affirmation, la conduite et la revendication de l’existence de telle sorte que je puisse souhaiter qu’elle se répète éternellement.



Dans le troisième fragment, lui aussi extrait de la première Promenade (4 §§ avant la fin) Rousseau franchit une nouvelle étape en tirant les conséquences de ce primat du présent, dans l’expérience et la pensée du temps.

Lecture

Ce que Rousseau invite à penser ici, c’est ce qu’on pourrait désigner comme l’élan, ou la dynamique du présent. Le « moi » qui prend la parole dans les Rêveries est tout à la fois « en présence » et « en puissance ». Le temps est tout entier dans le présent en tant que résolution, dans les deux sens du terme. Au présent et « en présence », le sujet exerce et revendique sa capacité à prendre des décisions qui pourront, sinon résoudre le problème du mal, du moins créer les conditions intellectuelles et donc politiques qui permettront d’en limiter les menaces et les risques. Ainsi la rupture résolue qui permet la révocation de la persécution passée permet aussi la projection qui ouvre au futur. C’est ce que dit déjà très explicitement une autre étonnante formule du tout premier § : « Voilà ce qui me reste à chercher ». Autrement dit, au-delà de la désolation dont le passé nous accable, il « reste » toujours un possible. S’agissant du temps : au passé il y a eu la violence de l’histoire, au présent il y a les ressources à partir desquelles un sujet humain peut, essentiellement, chercher et ainsi se projeter jusqu’au futur. Ce que l’histoire produit, découvre et laisse derrière elle, comme la vague qui se retire, est accablant : Rousseau a consacré toute son œuvre à tenter d’en proposer une intelligibilté possible. Mais le temps réel, le temps du sujet est le présent qui destitue l’histoire passée au point d’en imaginer une autre, qualitativement, radicalement hétérogène à tout ce qui a eu lieu.

Contrairement à ce que les persécuteurs veulent faire croire, le sujet humain n’est pas condamné à subir la violence qu’ils présentent comme l’unique et nécessaire loi du temps : il est l’être qui prend son temps. La preuve en est les formules de ce troisième extrait. « Les loisirs de mes promenades journalières » : au présent de la résolution et de la décision, le sujet humain choisit parmis ses contenus de conscience les expériences auxquelles il veut désormais s’identifer. Il faut prendre au sérieux le fait que Rousseau parle ici de « contemplations charmantes ». Le terme de « contemplation » suggère la présence d’un objet attachant dont l’apparition et le spectacle apportent à la fois l’intérêt et la satisfaction, le plaisir, voire la « jouissance ». Il s’agit donc bien de concevoir, revendiquer, inaugurer un autre rapport au monde, aux autres et finalement à soi-même. Et, cette fois c’est explicitement au futur que les verbes sont conjugués. La conjugaison du verbe « oublier » concentre d’une certaine façon cette résolution du sujet. Le verbe signifie le rejet du passé : en choisissant de le conjuguer au futur, Rousseau fait plus qu’en rappeler la signification et que l’annoncer, il en inaugure l’effectuation, la mise en œuvre.

Il faut aussi prendre très au sérieux le rôle que Rousseau décide d’attribuer ici à l’écriture : « Je fixerai par l’écriture … ». On peut sur ce choix faire deux remarques.

D’une part « l’écriture » ne désigne pas seulement la pratique de la transcription. Les manuscrits de Rousseau prouvent très clairement le soin qu’il a pris à la redaction des Rêveries. Il a même très soigneusement rédigé une copie des 7 premières Promenades. Autrement dit l’écriture désigne ici manifestement un projet artistique. Et dès leur première publication, deux ans après la mort de J-J Rousseau, les Rêveries ont été reconnues pour leur qualité littéraire. Il faut bien sûr rapporter cet engagement artistique de Rousseau aux thèses que le texte développe, et tout particulièrement sur la question du temps. Ce que les Rêveries soutiennent, ce serait que si le temps est essentiellement condensé au présent, c’est pour la raison profonde que le sujet humain qui s’y installe au point de se projeter au futur, devient ainsi profondément à lui-même sa propre œuvre d’art.


En second lieu, Rousseau prévoit de se retrouver lui-même dans le texte des Rêveries. Dans l’avant dernier paragraphe de la première Promenade, il écrit ainsi : « Leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire, et faisant renaître ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi dire mon existence » (p 43). Ce n’est pas par hasard si les trois instances du temps sont réunies dans cette phrase très rigoureusement organisée, en quelque sorte tressée, autour du projet d’écriture des Rêveries. C’est d’une certaine façon l’intensité même de la création du sujet, dans les deux sens du complément de nom, qui condense à la fois l’existence et le temps au présent. Ou encore, en tant que création et recréation du sujet par lui-même, le temps du sujet humain est tout entier au présent parce qu’il est la singulière expérience qui consiste à « doubler l’existence » ou comme le dit Rousseau, à « renaître » : il serait quelque chose comme l’expérience d’une interminable renaissance.


Enfin, le dernier extrait apporte une précision essentielle aux propositions qui ont été développées dans les extraits précédents.


Dernier fragment de la première Promenade : « Mon âme est encore active ... »

Lecture

« Mon âme est encore active ... » : il faut rapporter cette formule à celle que Rousseau utilise, environ 20 ans plus tôt, dans le Discours sur l’inégalité, pour décrire l’homme dans l’état de nature, c’est-à-dire ce qui fait l’humanité de l’homme. Il écrit alors : « La nature commande à tout animal, et la Bête obéit. L’homme éprouve la même impression mais il se reconnaît libre d’acquiescer ou de résister ; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme ». Autrement dit, Rousseau ouvre les Rêveries par le rappel de sa thèse anthropologique majeure : ce qui fait l’humanité de l’homme est proprement ce que Rousseau désigne comme sa liberté. Comme l’animal, l’homme est un corps parmi les corps, mais ce qui le distingue absolument c’est qu’il est aussi « âme » ou « esprit ». A la différence de l’animal, l’homme n’est pas réductible aux lois de la nature. Cela ne signifie pas qu’il peut les ignorer, et encore moins s’y soustraire. Cela signifie qu’il est l’être qui se rapporte aux lois de la nature : il peut y « acquiescer » ou y « résister », c’est-à-dire les rejoindre et y adhérer, sans pour autant s’y soumettre, ou, au contraire, y faire face, sans pour autant les vaincre, les abolir.

Si Rousseau rappelle ici cette thèse, c’est parce qu’elle fonde ce qu’il a soutenu dans les paragraphes précédents, s’agissant de l’homme et du temps. Si le temps du sujet humain est tout entier condensé dans le présent de la création, c’est parce qu’il est libre. Le sujet humain n’est ni soumis, ni passif : il est on l’a vu, à lui-même sa propre œuvre, sa propre création. Il est essentiellement une « âme » : tout son être est dans l’activité de cette « âme ».

Et ce que Rousseau soutient concernant le rapport de la liberté au lois de la nature s’applique d’abord à l’expérience du temps. Si l’on peut concevoir un temps physique, un temps des processus naturels, le temps de l’homme reste bien cependant le seul présent, au sens où c’est le temps qui recueille le devenir des processus physiques, et même psychiques. Il ne s’agit donc pas de nier le passé, à commencer par les souffrances et les tragédies qui y ont eu lieu, qui y ont été infligées et subies, mais de les remettre en œuvre, dans le présent d’une toujours libre création. Poser que le temps se condense au présent, ce n’est pas ignorer le passé, ni le futur, c’est au contraire, rigoureusement, en prendre acte. C’est cette recomposition que Rousseau décide et inaugure dans les Rêveries, en annonçant ce qu’on vient de lire : « je fixerai par l’écriture » les moments de « contemplations charmantes » que je vis, et « chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance ». Rousseau rappelle ainsi que le temps du sujet humain se conjugue sans doute essentiellement au futur antérieur : le sujet humain décide, au présent, de prendre acte du passé du point de vue du futur. Ce temps que les grammairiens ont soigneusement décrit n’est ni une abstraction ni une coquetterie : c’est, pour nous, la forme vivante du temps.

Ces propositions concernant la liberté comme principe de la condition humaine donnent tout son sens au titre des Rêveries. Les « rêveries du promeneur » ne doivent pas être entendues comme une sorte de distraction du randonneur ! La rêverie c’est la pensée même, en tant que libre activité de l’âme. Dans la rêverie, la pensée se retrouve comme pouvoir de créer. Il y a même dans la rêverie quelque chose qui relève du songe et de la vision : elle appelle à une modalité renouvelée de la pensée. (Depuis 1963, dans le mot rêverie, nous pouvons peut-être même entendre : « I have a dream ») …

Rousseau précise d’ailleurs, dans cette première Promenade : « Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries » (p 41), et un peu plus loin, « Je me contenterai de tenir le registre des opérations sans chercher à les réduire en système » (p 43). Quant à la promenade, au « loisir des promenades », elle est la libre activité du corps, sans contrainte, sans guide, sans but. Une sorte de vagabondage.

La rêverie est une promenade de la pensée et la promenade, une rêverie du corps.



II)

Deuxième texte

Deuxième Promenade (§§ 9 et 10)


Dans la deuxième Promenade, Rousseau apporte une précision esssentielle quant à la thèse de la libre activité de l’âme.

Il ne le fait pas sous la forme d’un exposé discursif, mais sous celle d’un récit d’expérience. Ce choix de méthode est en lui même riche d’enseignement. L’expérience dont il est ici question ne peut être partagée que sous la forme d’un témoignage suffisamment évocateur pour que le lecteur puisse, à son tour, l’éprouver. C’est la fameuse description du moment où Rousseau reprend conscience, après avoir été brutalement renversé par un chien et avoir momentanément perdu connaisance, dans la chute qui s’en est suivie.


Deuxième Promenade

Lecture

Dès le début de cette deuxième Promenade, Rousseau annonce qu'il va y décrire un « accident imprévu », dont l'importance est soulignée par le rappel de sa date, la seule qui soit précisément indiquée dans toute l'œuvre : « le jeudi 24 Octobre 1776 » ; il va même, quelques lignes plus loin, jusqu'à en noter l'heure et le lieu : « j'étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant presque vis-à-vis du galant jardinier ». Il s’agit donc bien d’un événement, dont « l’instant » est vécu et « redoublé » dans ce texte, dans son instantanéité, c’est-à-dire d’une certraine façon, dans son présent.

On connaît l'épisode : revenant d'une promenade, au cours de laquelle il a admiré « la campagne encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte », et « fixé des plantes dans la verdure », Rousseau est brutalement renversé par un chien, et perd connaissance. Les deux célèbres paragraphes qui composent ce texte décrivent le moment où il reprend conscience et en soulignent la portée : « L'état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la description ».

Chaque terme de la proposition mérite d'être interrogé. Comme à tous les moments importants dans l'œuvre de Rousseau, l'expérience qui va être décrite se concentre en un « instant ». S’il est effectivement passé, du passé, il est ici introduit au passé simple. Autrement dit, l’intensité de cet événement passé le distinge tellement qu’il échappe à la succession du temps : il s’inscrit dans une sorte d’intemporalité. Le terme « état » ne désigne pas seulement une situation temporaire, mais aussi et d’abord une condition intemporelle ou atemporelle. On pense bien sûr à « l'état de nature ». Si le texte désigne cet état comme « singulier », c’est aussi au sens où il révèle la singularité de notre condition d’homme.

Ce que Rousseau tient à ajouter ici aux propositions de la première Promenade, c’est que « l’activité » de notre « âme » consiste d’abord à créer et entretenir des liens avec le monde, qu'elle rencontre , éprouve et reconnaît comme « autre » qu’elle.

Au commencement était « la nuit ». Elle est le monde sans distinction possible, la seule présence du monde, ou encore le monde d'abord ressenti comme une présence, à laquelle l'imparfait semble accorder une forme d'éternité. « La nuit s’avançait » : la forme pronominale du verbe suggère que cette présence indistincte est mystérieusement animée d'une sorte de dynamique immanente. Cependant un événement surgit de ce moment originel : le « je », l'être en première personne fait irruption, au passé simple, dans la modalité d'une perception : « J'aperçus ». Présent quelques quinze fois dans ce seul paragraphe, le « Je » prend la parole, et habite le texte avec une particulière intensité. Et le monde, alors, se diversifie. Un ensemble de représentations s’organisent, prennent forme et sens, à mesure qu'elles se distinguent et se détachent dans la nuit, de la nuit : « le ciel, quelques étoiles, un peu de verdure ». Le regard semble suivre la courbe d'une sorte de voûte, suivant le geste d'une création, d'une genèse.

Et le texte décrit alors cette « manière d'être » toute singulière, en effet, qui consiste à échanger son «existence » avec le monde, dont l'apparition est significativement encadrée par deux occurrences du verbe apercevoir, à la première personne. « Je ne me sentais encore que par là » : l’être qui vient de s’éveiller à la faveur de cette apparition du monde éprouve son existence au contact des « objets » qui se présentent à lui, il reçoit son être de ce côté « là ». Et, en échange, il « remplit » ces objets qui apparaissent de sa « légère existence ». « Je naissais dans cet instant à la vie » : il s’agit bien d’une renaissance. C'est dans la modalité de cette expérience que « je » deviens, ou redeviens, réellement, le vivant qui « se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister » au monde auquel, précisément, il se rapporte : notre « manière d'être » » est tout entière dans cet échange d’« existence ». Telle serait la leçon de ce texte dont la célébrité a pu masquer le sens : si, en moi-même, je peux « goûter encore le charme de la société », c'est que mon « existence » est liée, ou consiste à se lier à d’autres existences. Plus précisément et paradoxalement encore, éprouver la singularité de mon existence c'est faire l'expérience, singulière, de ma relation à une autre existence, ou à de l’existence « autre ».

Le texte en déduit une détermination essentielle de notre condition. Au cours d'une longue phrase centrale, scandée de plusieurs propositions juxtaposées, Rousseau semble chercher à décrire, l'une après l'autre, les étapes d'une découverte majeure : « je n'avais nulle notion distincte de mon individu ». Cette formule mystérieuse soutient ainsi que le « je » n'est pas d'abord, c'est-à-dire essentiellement, individuel. Les formules négatives qui suivent s'efforcent de dire l'absence en « moi-même » de tout ce qui pourrait distinguer, séparer le « sentiment » de mon existence de celui d'une autre existence.

Et, ce qui nous intéresse particulièrement, ici, le sujet est sans souvenir, pas même celui de l'accident dont il vient d'être victime : le « je » ne comprend, dans son être, aucun principe temporel de distinction ou de séparation.

Il ne peut non plus être individuellement déterminé par aucune situation sociale ou géographique, voire spatiale : « Je ne savais ni qui j'étais ni où j'étais ». Enfin ce puissant facteur de séparation que le corps peut toujours devenir n'est plus qu'un objet du monde parmi les autres. « Je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu couler un ruisseau » : à l' « instant » où il revient à « soi » et réalise sa singularité, le « je » n'éprouve ni la souffrance du cœur, ni même celle du corps.

Dans notre condition, au présent de notre condition, dans la libre activité de notre « âme », il n'y a, décidément d'abord pas de place pour le mal. Rousseau soutient que le mal, et ainsi la distinction même entre le bien et le mal, sont bien en quelque sorte seconds, et ne relèvent en ce sens pas tant de notre être que de son histoire. Et le texte conclut en précisant qu’il s'agit bien, en cet instant, de « tout mon être », en tant que je ne peux que le « sentir ». Et si cette expérience en permet la connaissance ou reconnaissance, elle procure aussi une satisfaction si intense qu'elle excède toute forme de « plaisir », qu'elle me « ravit », au double sens où elle me soustrait au désastre de l'histoire passée, et me réconcilie tout à fait avec l' « état » « singulier » qui est, décidément, le mien.

La condition d’homme, la libre « activité » de notre âme s’éprouve ainsi, à tout moment, dans la rencontre du monde, et comme une sorte d’élan vers et dans le monde. La libre activité de l’âme consiste d’abord à éprouver les « contemplations charmantes » que le monde me procure, à éprouver ce que l’on pourrait appeler la grâce du monde.



III)


Troisième texte : cinquième Promenade (§§ 8 et 13)

Le premier de ces deux paragraphes décrit l’expérience de l’échange d’existence que la deuxième Promenade a révélé. Ce qui est très remarquable, c’est que Rousseau parvient à décrire et suggérer la façon dont le sujet qu’il est, et que nous sommes, reçoit véritablement son existence de la nature auprès de laquelle il semble se chercher, sous la forme de sensations, d’impressions sonores et visuelles absolument elémentaires, au sens strict où elles sont produites par les seuls mouvements des vagues sur le lac.

La thèse serait que l’existence du sujet humain est d’abord contemporaine d’une autre existence, à commencer par celle de la nature, contemporaine de son mouvement et de sa vie. L’activité de mon âme tient son énergie d’une activité infiniment plus globale et puissante, qu’on pourrait dire cosmique et toujours déjà là. La dernière phrase du paragraphe n’est pas anecdotique : elle précise que « l’heure », le temps social et institutionnel qui scande nos vies vient, si l’on peut dire, en second temps, après le présent continu que notre « âme » reçoit et qu’elle hérite de l’activité du monde qu’elle fréquente.

Le paragraphe suivant est plus radical encore. Rousseau y soutient que notre temps est à ce point celui du seul présent de la libre activité de notre âme, qu’il est essentiellement indépendant du passé et du futur. C’est en ce sens qu’il va jusqu’à poser que le temps, au sens courant du terme, n’est « rien pour elle », et que son présent « dure toujours sans néanmoins marquer sa durée ». Comment comprendre ces formules étonnantes ? Rousseau ne propose pas, on la vu, d’ignorer l’expérience sociale du temps, il s’efforce plutôt de préciser, que cette expérience est elle-même fondée sur une expérience que l’on peut dire plus profonde et existentielle. Notre temps propre n’est « rien » au sens où il n’est d’abord rien d’autre que le sentiment de notre existence. Le temps surgit de notre être et non l’inverse. Il est remarquable que Rousseau mobilise ici les termes qui composent le titre d’un texte philosophique majeur du XXème siècle : Etre et temps.

Notre temps propre n’est « rien » au sens où il n’est pas mesurable, parce qu’il ne relève d’aucune quantité : il est tout entier dans l’intensité qualitative du pur sentiment d’exister, c’est-à-dire du pur plaisir de la rencontre du monde et des autres. Il est tout entier dans le plaisir de la libre rencontre du monde et des autres.

On peut de ce point de vue reprendre et compléter notre lecture du titre des Rêveries : si le promeneur est solitaire, ce n’est pas au sens où il chercherait à fuir le monde et les hommes. La solitude, on l’a vu, n’est pas seulement ni d’abord, un malheur. Elle est en quelque sorte gagnée par la libre décision, la résolution de rompre avec les presécuteurs. Rousseau précise en effet : « je suis cent fois plus heureux dans ma solitude que je ne pourrai l’être en vivant avec eux » (p 39).

On comprend alors pourquoi il y a en réalité beaucoup de présences dans les Rêveries du promeneur solitaire : c’est le cas, on l’a vu, dans la deuxième Promenade, mais aussi, on vient de le voir, dans la cinquième. Consacrée au séjour de Rouseau dans l’Ile Saint Pierre sur le lac de Bienne, elle est célèbre pour ses très belles pages sur la rencontre de la nature. La sixième Promenade, traite de la façon de répondre à la mendicité, très répandue et discutée à l’époque. Dans l’étonnante septième Promenade Rousseau réfléchit à sa passion pour la botanique. Il soutient que la botanique est d’abord une science d’observation et semble y trouver l’exemple d’une « science » qui ne vise ni le profit, ni la domination technique sur la nature. La huitième Promenade est une radicale méditation sur les inégalités et les violence sociales. Rousseau y poursuit sa réflexion sur ce qu’il appelle « l’amour propre », c’est-à-dire la tendance à se comparer, se mesurer aux autres, et finalement à se soumettre aux normes sociales dominantes dans lesquelles Rousseau voit la racine de la violence. Une formule résume le propos de cette Promenade : « j’aime encore mieux être moi dans toute ma misère que d’être aucun de ces gens là dans toute leur prospérité ». La neuvième Promenade est une réflexion sur le bonheur que lui a suggérée le souvenir d’un moment où il a offert des friandises à un groupe d’enfants. Il écrit qu’il a alors réalisé que le bonheur est finalement pour lui dans « le plaisir de voir des visages contents ». C’est une thèse qu’il a souvent soutenue à propos de l’expérience, pour lui tout à fait essentielle, des fêtes populaires spontanées. La dixième Promenade est inachevée : elle commence par l’évocation de la rencontre de Madame de Warens, qui a d’une certaine façon été l’amour de sa vie ...

J’ai toujours pensé que ce n’est pas par hasard si ce texte profondément consacré au temps de notre condition d’homme s’achève, et en un sens aussi s’ouvre, sur l’évocation de la rencontre amoureuse.



Quelques mots pour conclure sur la statut et l’enjeu de cette oeuvre, sur sa place dans l’itinéraire de Rousseau, et peut-être aussi dans la philosophie. Quelques mots que j’ai préféré garder pour la fin, pour partager d’abord avec vous le contenu très singulier des propositions de Rousseau sur le temps dans la condition qui est la nôtre.

Les Rêveries ont massivement été lues comme une sorte de testament dans lequel Rousseau exprimerait toute la mélancolie, voire la paranoïa, dont il aurait souffert suite aux condamnations dont il a été victime, à l’incompréhension de ses contemporains, y compris de ses proches, et à son refus de revenir sur les principes qu’il s’est efforcé de développer, en particulier dans l’Emile et le Contrat social. On a souvent jugé que son échec et son grand isolement étaient finalement dus à la radicalité de ses écrits théoriques, et, à titre de lot de consolation, on lui a généralement accordé un talent littéraire qui serait particulièrement reconnaissable dans les Rêveries. Je pense pour ma part que le Rêveries ne doivent pas être disscociées des grandes œuvres théoriques, mais qu’elles en sont plutôt un véritable prolongement. Rousseau y est aussi novateur et radical que dans les œuvres précédentes  : c’est, je crois, en particulier le cas dans la façon dont il traite de la question du temps.


Il se pourrait enfin que cette œuvre soit novatrice au point que Rousseau y a inventé un type d’écriture dont le caractère complètement inouï, n’a effectivement pas pu échapper aux lecteurs. Ce qui distingue en effet ce texte c’est que Rousseau choisit d’apporter une sorte de témoignage de ce qu’il écrit, dans la façon même dont il s’engage dans la composition et la rédaction de l’oeuvre. D’une certaine façon, dans l’écriture singulière des Reveries, Rousseau, « fait ce qu’il dit », il inaugure, il commence, ce qu’il propose et annonce : il le met « en œuvre ».


En ce sens loin d’écrire un testament mélancolique Rousseau inventerait un genre d’écriture, dans les Rêveries, et ce genre, qui va se développer au cours des siècles qui vont suivre, c’est celui du manifeste : souvent tout à la fois théorique, artistique et politique.







LE HAVRE 16 01 2024