Vision de l'équipe

Pour une éthique de la recherche en informatique à l’île de La Réunion, laboratoire expérimental du monde de la complexité et de l’interaction avec la société de l’information réunionnaise.

Un contexte de recherche en pleine mutation

Depuis que nous sommes entrés dans le XXIe siècle, le contexte de la recherche en informatique a grandement évolué. On assiste en effet à une accélération de l’accès aux données, informations et connaissances via Internet, de même qu’à une profusion de nouveaux produits/services, tout cela dans un élan de partage communautaire (logiciel libre) sur le réseau planétaire. Il n’est plus aujourd’hui suffisant d’être un spécialiste en programmation pour innover en TIC, la technique informatique étant disponible en tant que brique de base sur l’étagère, prête à être assemblée comme composant d’une architecture de services (SOA) sur le Web. Le facteur limitant n’est pas tant la technologie, mais plutôt la capacité à imaginer les services en question et à les mettre en œuvre.

En effet, sans renier le fait que la programmation ou l’algorithmique puissent être des objets de science en eux-mêmes, cette informatique « techno-centrée » est devenue aussi un composant des technologies de l'information et de la communication (TIC) au même titre que les télécommunications et le multimédia. Ces derniers constituent les aspects réseaux et les contenus, et l’informatique permet l’interaction entre les deux. D’autre part, un changement de paradigme s'est opéré depuis l’avènement de la société de l’information (immatérielle) qui a remplacé la société industrielle (fondée sur le matériel). On parle maintenant de société fondée sur les connaissances, les savoirs et savoir-faire. Ce qui est remarquable, c’est que l’on est passé d'une logique de recherche technique basée sur les composants métiers (mathématique, informatique, télécommunication) à une autre logique de recherche guidée par les usages des services rendus par ces composants que l’on cherche à assembler sous la forme de produits/services. Dans ce nouveau paradigme de la recherche centrée sur les utilisateurs (« user-centered »), l’usage de l’objet technique est devenu plus important que l’objet lui-même, selon une perspective d’utilité à la fois sociale et économique. Des disciplines plus molles comme l'interaction homme machine, l’ergonomie, le Webdesign, les environnements informatiques pour l’apprentissage humain, etc… permettent de mesurer la pertinence d’appropriation de cet objet.

D’autre part, les technologies du Web donnent aujourd’hui à tout internaute, qu’il soit expert ou amateur d’un domaine, la possibilité de devenir producteur de connaissances, comme le démontre la multiplication sans précédent des Blogs et des Wikis (Web 2.0). Ce foisonnement s’accompagne d’une obsolescence accrue des connaissances produites par la recherche, dont la validité est vite dépassée par le cycle infernal des nouvelles idées et des technologies à mettre en œuvre (ne parle t-on pas maintenant de Web Services Sémantiques Immersifs ?). Le renouvellement des usages oblige donc le chercheur à une veille permanente sur la toile pour anticiper les logiciels à mettre en œuvre. Il peut opérer à partir de son imagination pour créer des objets utiles et engageants en fonction de ses compétences (sans que celles-ci soient trop pointues), de son désir (sa passion dans un domaine), de son plaisir créatif (la réflexivité qu’apporte l’outil) et de sa volonté de bien faire (rendre service). Ce constat de la mutation en cours, fondée sur les savoirs, savoir-faire et savoir être nous a fait réfléchir à un nouveau mode plus éthique d’exercer la recherche en informatique au sein de l’IREMIA.

Positionnement de l’équipe IC-IHM dans ce contexte

Une question stratégique pour notre équipe est de comprendre quelle est la finalité de la recherche en informatique : est-elle à vocation scientifique et/ou appliquée ? La réponse est sans ambiguïté : les deux ! L'intérêt des publications dans des revues est de se faire connaître et de rentrer dans des communautés de savoirs (groupe scientifique) par une formalisation / abstraction des connaissances et du processus de mise en œuvre. Pour autant, nous pensons que ces publications devraient faire la preuve de leur efficacité et de leur utilité en étant validées par des applications réelles, ce qui permettrait à leurs auteurs de démontrer qu’ils font aussi partie de communautés de savoir-faire (groupe projet).

Une recherche en informatique appliquée …

Nous pensons en effet que nous devons aller jusqu’au bout de la recherche, c’est-à-dire de s’impliquer dans notre environnement social et économique : le processus applicatif (à quoi ça sert ?) doit parvenir à un résultat concret au moins sous forme d’un prototype pour être publié dans une revue. Ce dernier ayant démontré son utilité par rapport à sa cible, il pourra alors être couvert soit par un brevet, vision de la société industrielle qui reste centrée sur la technologie, soit par le droit d’auteur, vision post-industrielle qui focalise son attention plutôt sur l’usage de la technologie. Une publication dans une revue en informatique appliquée est donc une signature de l’aboutissement du processus de créativité, c’est-à-dire une authentification des résultats allant de l’idée au prototype.

Or, le CNU informatique en France juge encore essentiellement l’apport des travaux de recherche en informatique par rapport à la discipline elle-même, bien que revendiquant son appartenance aux STIC. Et le découpage historique et institutionnel de la discipline associe l’informatique aux mathématiques. L’objet informatique doit donc être formalisé pour être jugé positivement par les pairs. Bien que nécessaire, cette démarche de communication entre chercheurs informaticiens n’est pas suffisante, car elle reste cloisonnée et autonome. La formalisation n’est qu’un moyen de rationaliser le processus de création de l’outil technique pour les pairs. Cela suffit-il ? Est-ce le rôle d’un chercheur d’un laboratoire en informatique appliquée, que de penser aux usages des techniques qu’ils imaginent sur le papier ? Nous le croyons effectivement pour notre équipe au sein de l’IREMIA.

En effet, peu d’enseignants chercheurs souhaitent s'engager dans la valorisation de leur recherche, ne visant qu’à publier dans la matière sans applications derrière. Ils ne veulent pas se compromettre avec les autres disciplines et la société civile pour résoudre des problèmes concrets. Or nous pensons que cette recherche en informatique n’est pas durable à La Réunion. Car l’environnement, le social et l’économique (le politique) demandent des comptes à cette recherche « scientifique » qui campe dans sa tour d’ivoire. Cela est encore plus vrai lorsqu’elle se situe dans un milieu tropical insulaire instable (chômage), consommateur d’énergie et de matière (on importe 15 fois plus qu’on exporte !), et dispersé à 9 000 Kms de ses bases (oubli des anciens collègues). Les centres de recherches de type INRIA ou GET sont plus concentrés autour du noyau parisien où se prennent les décisions de l’Etat, et permettent plus facilement les échanges d’idées entre personnes au cours de séminaires, colloques, conférences, etc… que nous ne pouvons le faire à La Réunion, sauf à s’en donner les moyens.

Le malaise de cette vision industrielle de la recherche en informatique vient aussi du fait qu’il réside un mythe à l’Université dans la conception de l'innovation techno-centrée, celle-ci étant linéaire, allant de l'idée dans la tête du chercheur jusqu'aux produits ou services entre les mains des clients, en passant par la valorisation du concept sous forme d’un prototype. Cette vision traditionnelle et déductive selon laquelle l'innovation sort des cerveaux des laboratoires de R&D est fausse, comme l’a démontré le sociologue B. Latour dans « La science en action » : l'innovation provient de la résolution de problèmes de la vie réelle, s’appuie sur la passion et le désir de trouver une solution qui améliore la vie quotidienne des gens, se fonde sur les pratiques et la participation. Cette recherche, dont l’objectif est de trouver (créer un objet utile et désirable), part donc du terrain et procède par induction incrémentale. On pourrait ainsi mettre en regard l’aspect des objets métier de la R&D fondé sur la technique avec son miroir en termes d’objets usage A&P (Apprentissage et Pratique) fondé sur l’humain. En effet, nous considérons que l’apprentissage est le résultat d’une interaction entre le sujet et son environnement matériel physique mais aussi social et culturel au sein d’une communauté de pratique.

Deux attitudes ou styles de recherche se dessinent alors : 1) rester au niveau conceptuel (recherche théorique déductive) et publier dans des revues ciblées mathématique et informatique et 2) partir du terrain (recherche appliquée inductive) et publier dans des conférences STIC internationales plus généralistes (knowledge management, e-learning). La première approche est celle des laboratoires traditionnels continuant à valoriser l'individu publiant dans chaque domaine spécifique sans se préoccuper des débouchés de cette recherche, la seconde est une autre orientation de type "projet" pour pallier le manque de moyens des laboratoires, et qui valorise le travail social et collectif d’une équipe soucieuse de mettre en place des services fondés sur les TIC. Il n’est en effet pas pensable de travailler individuellement au deuxième niveau de la recherche. Et dans ce contexte d’ouverture, les revues ne sont jouables que lorsque le service a pu être expérimenté en grandeur réelle. Dans le premier cas, on se contentera d’une application de type « jouet ».

D'autre part, publier dans une revue prend du temps, alors que le cycle de développement en informatique s'est brutalement accéléré sous l'effet de la mondialisation de l'économie, de la compétition internationale, et de l'accès aux connaissances via Internet pour tous les pays développés (et les autres pays en voie de développement ne sont pas en reste, comme en Europe de l’est !). Inversement, les conférences internationales sont des rendez-vous très importants pour faire connaître ses travaux rapidement, les comparer aux autres, les authentifier et développer des partenariats stratégiques pour de nouvelles recherches à mettre en oeuvre le plus rapidement possible. En effet, le facteur d’accélération du temps pour rester innovant est devenu décisif.

La publication se justifie ainsi par un travail d’ingénierie en amont avec les usagers du prototype, et non pas en aval comme cela est encore trop souvent le cas à l’université française, cloisonnée en laboratoires sans moyens appropriés pour le développement (L’Etat providence a disparu). En effet, le prototype n’est pas une application « jouet » pour valider l’idée, mais véritablement un service répondant à un usage anticipé (le signal faible détecté, implanté sous forme d’un outil, et testé). C’est ce processus de créativité qui donne du sens à une recherche en informatique expérimentale que nous cherchons à appliquer dans notre équipe. La méthodologie de développement est de nature scientifique : notre recherche est orientée « usage », c’est-à-dire appliquant une méthodologie constructiviste (la théorie de l’activité), ouverte sur les autres disciplines (sociologie, économie, droit, ergonomie, etc…), et combinant science, ingénierie et pratique.

… tournée vers l’innovation d’usage

IC-IHM veut ainsi mettre en œuvre l’interdisciplinarité, c’est-à-dire répondre à tout ce qui est désirable en matière de services et usages de l’informatique, notamment via les contenus (par exemple la systématique et la musique). Aujourd’hui, un objet qui n’est pas désirable est un objet mort-né. La raison scientifique ne suffit plus pour que cet objet soit adopté, il faut aussi qu’il s’insère naturellement dans les pratiques des individus ciblés.

Pour pouvoir exercer ce type de recherche à la fois scientifique (scientia), technique (techne), et pragmatique (praxis), véritable source d’innovations post-industrielle, il faut s’en donner les moyens, cultiver les ressources humaines compétentes, ce que ne permettent pas les crédits alloués aux laboratoires, tout justes bons pour payer une mission par an à un chercheur de La Réunion. Toute la philosophie de l’équipe est donc fondée sur la notion de gestion de projet qui va permettre de financer l’ingénierie et le design des e-services (services sur le Web), la formation, et conditionner la recherche en retour.

Dans ce nouveau cadre de mise en forme par les TIC (une autre informaTIC !), quelle est la valeur d'un papier dans une revue si le concept ou l’algorithme qu'il décrit n'est pas implémenté dans un prototype de service destiné à l'utilisateur ciblé qui le valide ? Le papier n’a d’usage que pour celui qui le produit en valorisant sa carrière dans le système universitaire traditionnel. Ce système ne comptabilise que les publications dans des revues et les citations (dictature de l’impact factor), mais l’article ne risque d’avoir aucun impact sur la société environnante et ses usagers. Il s’agit donc de recherche destinée à être rangée dans un placard, et qui sera inutile pour la communauté des usagers et la collectivité environnante.

Dans l’équipe IC-IHM, nous pensons aux services TIC de cette autre manière "inductive" à partir de l'observation des individus. Cela procure une nouvelle source d'innovations parce qu'elle replace l'humain (l'usager) au centre des technologies. L'informatique sert alors de ciment pour l'interactivité de ces services fondés sur les réseaux sociaux, et dont l'attractivité se matérialise au niveau des interfaces multimédias et du design (car pour les utilisateurs finaux, l'interface, c'est l'application !). Les pays asiatiques (Japonais en tête) et les pays anglo-saxons ont bien compris cette démarche beaucoup plus pragmatique que théorique pour leurs recherches en TIC, plus humaines aussi (Open Online Learning, Human System Learning). Elles les conduisent à aller jusqu‘au bout de la recherche, c’est-à-dire celle ou les concepts naissent de l’observation des pratiques des gens (et non l’inverse : les chercheurs pensent les concepts et les gens les mettent en pratique).

Pour aboutir à une recherche réellement appliquée, l'informaticien français nouveau ne doit donc plus seulement être un technologue spécialisé qui se focalise sur son composant isolé (un format de représentation, un algorithme), mais il doit raisonner en termes d’appropriation (pour donner du sens) et de gestion des connaissances métiers et usages. Il agit plutôt comme un architecte utilisant ces composants pour aboutir à un prototype utilisable et adapté aux réels besoins des utilisateurs (par la connaissance de leurs désirs).

Conséquence : trouver des e-services sur un plateau de créativité

Jusqu’à l’arrivée d’Internet, les chercheurs en informatique se concentraient sur les composants métiers des services (innovation technologique). Cela avait du sens dans un contexte ou l'Etat donnait les moyens humains (ingénierie) à ses laboratoires pour développer les aspects techniques issus de la recherche en mathématique et informatique, les produits étant commercialisables via des circuits de distribution professionnels (logiciels de statistique ou d’analyse des données par exemple). Les aspects algorithmiques décrits formellement avaient donc des débouchés dans des programmes informatiques et pouvaient faire éventuellement l'objet d'un dépôt de brevet. Mais aujourd'hui avec Internet, le temps pour innover en informatique s’est considérablement restreint. L’innovation vient de partout et très vite, comme en témoigne l’essor des jeux massivement multi-joueurs en réseau qui sont développés dans des sociétés privées et qui formeront le Web immersif de demain sous la forme de jeux sérieux…

Aujourd'hui dans la notion de e-service, représentée par un objet plus culturel que technique, il y a l'utilisation de composants préfabriqués et réutilisables (objets métiers) pour répondre à un usage ciblé qui est en évolution constante. Les informaticiens soucieux de débouchés pour leur recherche doivent donc devenir des architectes de nouveaux services qui anticipent les usages de demain sur ces objets désirés. Pour innover, ils ne sont plus seulement des technologues (comment faire), mais ils doivent en plus s'associer à d'autres compétences métiers, celles des sociologues (quoi faire), des ergonomes (comment s'en servir) et des économistes (combien cela coûte et combien cela rapporte), sans oublier bien sûr celles des usagers ciblés qui participent à la conception du produit/service.

L’architecte informaticien doit donc travailler au sein d'une équipe projet qui rassemble les compétences à la fois sociologiques, ergonomiques, techniques, juridiques et économiques pour fabriquer les e-services. C’est le pari que l’équipe IC-IHM a fait en rassemblant des compétences métiers et des compétences usages sur un plateau de créativité pour la gestion des connaissances des domaines biologiques et musicaux qui nous intéressent, c’est-à-dire l’aide à la gestion de la biodiversité et l’apprentissage d’un instrument de musique comme la guitare classique.

L’architecte des e-services possède la faculté de savoir se placer dans la peau de l'utilisateur ciblé du domaine concerné ! Cette aptitude lui permet de dialoguer avec l'usager, ce dernier pouvant devenir co-concepteur du service proposé. C’est ainsi que les objets usages naissent de la rencontre entre le concepteur et l’usager sur le plateau de créativité, afin que l’outil proposé par le premier se transforme progressivement en instrument pour le second (modèle SAI : les Situations d’Activités Instrumentées de P. Rabardel).

Le plateau de créativité est donc ce lieu de rencontre physique ou virtuel (car exprimant un potentiel en devenir) entre chercheurs, entrepreneurs et usagers où les e-services vont pouvoir passer à différents stades (maquette, prototype, produit/service) en suivant un processus de production, d’édition et de distribution sur Internet. En effet, IC-IHM souhaite aussi exporter ses projets, par exemple en contribuant aux travaux de normalisation, ou en devenant inter opérable avec des projets internationaux.