Luca Pacioli (1447-1517) est-il « le père de la comptabilité » ? Le moine franciscain était trop modeste pour revendiquer ce titre. Mais il est indéniable que ce mathématicien réputé et apprécié dans les cercles humanistes et dans les Cours princières de la Renaissance italienne a eu un rôle capital dans la très longue histoire de la comptabilité.
Si l’on en croit l’historien Samuel Kramer (dans L'Histoire commence à Sumer, Flammarion, coll. « Champs », 1957), tout commence au quatrième millénaire avant notre ère, à Sumer, entre le Tigre et l’Euphrate. C’est là que s’est développée la première civilisation digne de ce nom. L’homme comptait probablement son troupeau avant les Sumériens, mais c’est à eux que l’on doit les premiers témoignages écrits de l’inventaire des biens et de l’enregistrement des échanges : des tablettes d’argile gravées de pictogrammes. Quelques siècles plus tard, les pictogrammes seront remplacés par des caractères cunéiformes. La grande aventure de l’écriture commençait.
Les Assyriens, les égyptiens, les Grecs et les Romains ont, eux aussi, tenu des comptabilités. Il nous en reste plus ou moins de traces selon le support utilisé : le papyrus d’égypte était plus fragile que les jetons d’argile ou que la diorite dans laquelle les Babyloniens gravèrent le Code d’Hammourabi (Gérard Vindt donne des extraits de ce code dans Les Grandes dates de l’histoire économique, éd. Les Petits matins, Alternatives économiques, 2009).
La chute de l’Empire romain marque le début d’une période de recul des échanges. Les Romains contrôlaient un territoire allant du nord de l’Angleterre au sud de l’égypte, de la Germanie à l’Espagne. À cet empire couvrant la plus grande partie du monde connu, succède le localisme féodal, les domaines organisés pour vivre en autarcie. Le volume des transactions diminue considérablement, et les techniques commerciales périclitent, elles ne se maintiennent que chez les Grecs (notamment en égypte) et les Arabes. Ces derniers vont d’ailleurs fournir aux comptables un outil merveilleux : leurs chiffres, dont l’usage va se répandre rapidement, même si, jusqu’au XVIIe siècle, quelques comptables ont continué à préférer les chiffres romains, plus difficiles à falsifier.
Luca Pacioli et la méthode vénitienne
Dès le XIe siècle, les négociants italiens redécouvrent les techniques antiques. Ils dépassent le stade du simple relevé chronologique des opérations (le « mémorial ») et utilisent une « comptabilité en partie simple » plus élaborée : des tableaux par type d’opération ou par établissement présentent le débit et le crédit sur deux colonnes. Vers la fin du XIIIe siècle, les Vénitiens et les Florentins tiennent des comptes encore plus complexes : un compte par client ou par fournisseur, chacun avec son débit et son crédit. Ils passent deux écritures pour chaque opération : une sur ces comptes, que l’on appelle « de tiers » et une sur le compte de caisse. Chaque écriture a obligatoirement une contrepartie. C’est la naissance de la comptabilité appelée à ses débuts méthode italienne ou méthode vénitienne, jusqu’en 1755 où Pietro Paolo Scali la nommera « en partie double ».
La comptabilité en partie double
La comptabilité générale sert d’abord à garder la mémoire des opérations, puis, dès que la taille de l’entreprise dépasse celle d’une échoppe tenue par un homme seul, à déterminer les résultats et à rendre des comptes à ses associés ou à son commanditaire.
Pour toute transaction, le négociant utilisant la comptabilité en partie double passe une double écriture : une somme inscrite dans un compte a nécessairement une contrepartie dans un ou plusieurs autres comptes. À tout montant enregistré au débit correspond un montant identique au crédit. Toute ressource finance un emploi et tout emploi est financé par une ressource.
C’est un moyen puissant de contrôle de la gestion, puisque l’on se pose pour chaque opération la question de sa contrepartie, et que l’on évalue à intervalles réguliers l’équilibre global de l’entreprise.
Apprendre le commerce
Les techniques commerciales se transmettaient quasi exclusivement par l’apprentissage. Le garçon, qui avait appris à lire et à écrire dans sa famille ou avec des prêtres, était placé chez un patron qui lui enseignait son métier par la pratique. Dans les grandes villes commerçantes comme Venise ou Bologne, cet enseignement pouvait être complété par la fréquentation d’écoles où enseignaient des maîtres plus ou moins renommés.
C’est le cursus qu’a suivi Luca Pacioli. Fils d’un modeste artisan de Borgo San Sepolcro, petite ville aux confins de l’Ombrie et de la Toscane, il est éduqué par sa famille et chez un marchand voisin qui lui enseigne le commerce. Les Franciscains se chargent de son instruction religieuse (Borgo San Sepolcro est à quarante-cinq kilomètres d’Assise).
Son maître le plus illustre est son concitoyen : Piero della Francesca, l’un des plus grands peintres du Quattrocento, et le meilleur géomètre de son époque. Il prend le jeune Luca sous sa protection, lui enseigne les mathématiques, la perspective et la géométrie dans l’espace.
À 20 ans, Pacioli part pour Venise, où il sera le précepteur des trois fils d’un riche marchand. Il y suit les cours du mathématicien Domenico Bragadino, et écrit pour ses élèves son premier livre d’arithmétique. Quelques années plus tard, il est à Rome, où il se lie d’amitié avec Giuliano della Rovere, qui sera élu pape en 1503 sous le nom de Jules II. C’est au cours de ce séjour qu’il décide d’entrer dans les ordres, chez les Franciscains. Pendant une quinzaine d’années, il voyage dans toute l’Italie, enseigne, étudie, écrit. En 1490, il rentre à Borgo San Sepolcro, pour mettre la dernière main à ce qui sera son œuvre majeure – et son premier livre imprimé – la "Summa di arithmetica, geometrica, proportioni et proportionalita".
Le Traité sur les comptes et les écritures
La Summa est une véritable encyclopédie mathématique, qui paraît à Venise en 1494. On traduit habituellement son titre par Traité d’arithmétique, de géométrie, des proportions et de la proportionnalité, mais le terme Summa a un sens particulier : c’est une « somme », un ouvrage visant à réunir, à des fins pédagogiques, l’ensemble des connaissances mathématiques de son temps. Elle comprend cinq parties : arithmétique et algèbre, calcul commercial, comptabilité, usages des marchands dans les principales régions du monde, théorie et pratique de la géométrie.
La partie « comptabilité », intitulée Tractatus particularis de computis et scripturis (Traité sur les comptes et les écritures) comporte 36 courts chapitres. Pacioli commence par affirmer que pour faire des affaires, il est préférable d’avoir un capital. Mais on peut s’en passer : le plus important est que les autres aient confiance dans votre parole. Et pour réussir le marchand doit savoir calculer et tenir ses comptes, être ordonné et méticuleux dans ses enregistrements. Il explique ensuite, avec un luxe de détails pratiques, la façon de réaliser un inventaire de l’ensemble de ses biens : pour mesurer ce que l’on gagne, il faut savoir ce que l’on a au départ. Puis il détaille les pratiques de la méthode vénitienne, qui utilisait habituellement trois livres de comptes : le mémorial, le journal et le grand livre. Pacioli décrit leur préparation et leur tenue, comment les ouvrir et les arrêter – de préférence chaque année – comment rectifier les erreurs en passant des contre-écritures, comment établir sa balance et constater le bénéfice ou le déficit de l’exercice. Enfin, il donne quelques conseils tout aussi précis pour la tenue des archives.
La Summa est écrite en italien, dans le souci de la rendre compréhensible par le plus grand nombre. Ce ne fut pas une tâche facile pour Pacioli, qui avait toujours étudié en latin. Son ami Léonard de Vinci l’admirait pour deux de ses talents : les mathématiques et le maniement de la langue latine. De plus, le terme « italien » recouvre une famille de langues ayant (encore aujourd’hui) de fortes particularités régionales. La langue maternelle de Pacioli était le toscan, mais par force, son traité est truffé de termes vénitiens, ceux employés par les teneurs de comptes selon la méthode vénitienne. Ce qui fait dire à certains historiens qu’il a « recopié » des méthodes circulant dans les écoles de la Cité des Doges. Ce n’est pas faux : dans cette œuvre considérable – plus de 600 pages in folio – Pacioli ne prétend rien inventer. Mais sa modestie est excessive : l’ouvrage met pour la première fois à la disposition de tous les professeurs, étudiants, chercheurs – et pour la comptabilité, des négociants – des connaissances éparses, connues seulement d’un très petit nombre de personnes. Ses démonstrations mathématiques sont simples et d’une grande élégance, et ses apports en géométrie sont indéniables, même s’il s’est inspiré des mathématiciens arabes et indiens et des travaux réalisés sous la direction de Piero della Francesca.
La Summa a un retentissement important en Italie, et Pacioli est appelé en 1496 à la Cour de Ludovic Sforza, Duc de Milan. Il se lie d’amitié avec Léonard de Vinci, et ils travaillent ensemble sur plusieurs projets, dont un traité écrit par Luca : De Divina Proportione, dont Léonard trace toutes les figures. Jusqu’à la fin de sa vie, Pacioli continuera à enseigner, à écrire et à voyager. Il terminera sa carrière universitaire à Rome, titulaire d’une chaire de mathématiques à la Sapienza, alors université papale. Il meurt à Borgo San Sepolcro, en juin 1517.
Pourquoi la Summa a-t-elle eu un tel succès ?
Si Pacioli n’est pas le père de la comptabilité, il est à coup sûr celui des traités et des manuels de comptabilité. Pédagogue dans l’âme, il a enseigné toute sa vie et il était dévoué à ses élèves et à ses étudiants. Il marque un tournant important dans l’histoire de la comptabilité : c’est le moment où cette discipline passe des mains des praticiens à celles des professeurs, en attendant le XXe siècle où ce sont les institutions qui en prendront le contrôle, avec les plans comptables et l’influence considérable de la fiscalité sur les pratiques.
Si Luca Pacioli est devenu mondialement célèbre, c’est aussi parce qu’il est né en 1447, au moment où Gutenberg mettait au point l’impression par caractères mobiles (la première Bible imprimée date de 1455). Sans cette très heureuse coïncidence, la Summa aurait été saluée et admirée par une poignée d’humanistes et de savants, et rangée avec soin dans la bibliothèque de Guidobaldo, Duc d’Urbino ou dans celle de Ludovic Sforza, Duc de Milan, tous deux grands amateurs des arts et des sciences, et protecteurs de Luca Pacioli. Grâce à l’imprimerie, elle a été diffusée à des milliers d’exemplaires, reprise par de nombreux auteurs, et les techniques et méthodes qu’elle décrit ont été appliquées pendant près de cinq cents ans.
En savoir plus
Traité des comptes et des écritures, Luca Pacioli – Sa vie, son œuvre, par Robert Haulotte et Ernest Stevelinck, Vesoul, éd. Pragnos, 1975, avec un fac-similé intégral du Tractatus.
Divine proportion par Luca Pacioli, éd. La Librairie du Compagnonnage, Paris, 1988.
Histoire de la comptabilité, par Jean-Guy Degos, Collection Que sais-je ?, éd. PUF 1998