L'incroyable naufrage de La Méduse

La riche collection de peintures du Louvre contient peu de tableaux aussi impressionnants que Le radeau de la Méduse. Par sa taille — cinq mètres sur sept — mais surtout par l’angoisse qui s’en dégage. Entassés sur quelques planches disjointes au milieu de l’Océan, une quinzaine de moribonds décharnés aperçoivent une voile dans le lointain et désespèrent d’être vus. Théodore Géricault avait beaucoup de talent. Mais les récits des rescapés sont si terrifiants qu’aucun peintre ne pouvait traduire l’atrocité d’un drame qui avait pourtant été prévu et annoncé[1].

Un commandant d’une rare incompétence

L’aventure commence un an tout juste après la défaite de Napoléon à Waterloo. Le retour de Louis XVIII a permis aux nobles ayant émigré après la Révolution de rentrer en France et de prendre les meilleures places. Pour sa fidélité au roi, Hugues Duroy de Chaumareys s’est vu confier le commandement de la frégate La Méduse, joyau de la marine royale. Il part de l’île d‘Aix le 17 juin 1816 à la tête d’une flottille transportant des civils et des militaires chargés de reprendre le contrôle du Sénégal, colonie que les Anglais restituent à la France. Trois autres bateaux composent le convoi : la corvette L’Écho et le brick L’Argus, rapides mais moins puissants que La Méduse, et La Loire, une flûte, plus lente, conçue pour le transport de marchandises.

Le comte de Chaumareys a émigré en 1791 et n’a pas navigué depuis 25 ans. Sur La Méduse, il est secondé par des officiers ayant servi la République et l’Empire. Le plus compétent de tous, Jean Espiaux, n’est que second lieutenant : à cause de ses glorieux états de service sous Napoléon, Chaumareys lui a préféré comme premier lieutenant Joseph Reynaud, qui a tourné la page et obéit sans broncher. Conscient d’être brimé pour des raisons politiques, Espiaux cache mal son mépris pour ce noble arrogant, arc-bouté sur les prérogatives de son grade alors qu’il ne sait plus lire une carte ni faire le point, qu’il ne connaît pas les côtes d’Afrique et est incapable de seulement écouter les avis des marins qualifiés qui l’entourent.

Pour le malheur de tous, Chaumareys retrouve à bord Antoine Richefort, un émigré royaliste qu’il a connu en Angleterre. L’homme, protégé par le gouvernement pour des raisons inconnues, se dit ancien officier de marine. Il se vante de bien connaître la côte, et subjugue Chaumareys, qui l’impose comme pilote, alors qu’il y en a déjà trois à bord.

Dès le départ les différends se multiplient. Par animosité contre le bonapartiste Gicquel des Touches, qui commande La Loire, Chaumareys veut distancer ce navire aux performances

Inférieures à celles des trois autres. Il en est empêché par Espiaux, qui lui rappelle la nécessité pour les quatre bateaux de naviguer de conserve, afin de pouvoir se porter mutuellement secours. Mais le colonel Schmaltz, nouveau gouverneur du Sénégal, représentant du roi, est impatient d’arriver. Il pousse à forcer l’allure. Ravi de contredire son second lieutenant, Chaumareys fait déployer toute la voilure de sa frégate. L’Écho parvient à suivre, L’Argus et La Loire sont distancés.

Le banc d’Arguin et les Cassandre

La veille de l’appareillage, Gicquel des Touches avait attiré l’attention de Chaumareys sur le seul vrai danger entre L’île d’Aix et Saint-Louis du Sénégal : le banc d’Arguin, une zone de hauts-fonds bordant la côte nord-ouest de la Mauritanie, au sud du Cap Blanc. Sur les cartes, sa largeur est sous-évaluée, et les marins savent qu’il faut le contourner très largement par l’ouest. Gicquel, qui connaît bien la route, propose à Chaumareys que La Méduse suive La Loire. Le commandant est vexé par cette proposition, venant d’un bonapartiste qu’il déteste. Pour affirmer son autorité, il suit les conseils de Richefort, qui se fait fort de prendre au plus court en traversant le banc d’Arguin.

Les avertissements se multiplient : Alexandre Corréard, un géographe, et Jean-François Estruc, un médecin, qui connaissent les lieux, « disent à qui veut l’entendre qu’on va se jeter à la côte ou tout au moins sur le banc d’Arguin ». Charles Picard, un greffier qui a fait plusieurs fois la traversée, apostrophe le commandant sans ménagement : « Personne n’a jamais traversé le banc d’Arguin. C’est un haut-fond et le risque de s’y ensabler irrémédiablement est majeur ». Charles Brédif, un scientifique qui note matin et soir la température et l’état de la mer, attire son attention sur le changement de couleur et l’élévation de la température, deux signes évidents que l’eau est de moins en moins profonde. Chaumareys ne veut rien entendre, et quand Espiaux prend l’initiative de dérouter le navire vers l’ouest pour le sortir du piège, il le désavoue et ordonne de reprendre l’itinéraire préconisé par Richefort. L’Écho, qui est encore en vue de La Méduse, déploie des signaux et tire des coups de feu pour attirer l’attention de l’équipage de la frégate sur le danger. Rien n’y fait, et le 2 juillet, quelques heures après avoir abordé le haut-fond, La Méduse s’ensable.

Les damnés du radeau

Les tentatives pour dégager la frégate, puis son évacuation, sont aussi lamentables que la navigation. Le commandant quitte le navire parmi les premiers, avec le colonel Schmaltz. Les favorisés prennent place dans trois embarcations de sauvetage censées remorquer un radeau de fortune où s’entassent debout, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, 151 naufragés, dont la quasi-totalité des fantassins transportés par la Méduse. Comble d’ignominie, Chaumareys fera couper les amarres, abandonnant ces malheureux à la dérive, sans nourriture et sans eau. Après dix jours d’horreur, de noyades, de mutineries, de massacres, de cannibalisme, quinze survivants seront repêchés par L’Argus. Cinq d’entre eux mourront en arrivant à Saint-Louis du Sénégal…

Marc Mousli


[1] Entre autres : Le naufrage de La Méduse, par A. Corréard et J-B. Savigny, coll. Folio, et le journal de C-M. Brédif, éd. Payot.