Le syndrome de Cassandre
Katrina, archétype de la catastrophe prévue.
« Un ouragan observé de très près qui a frappé là et quand les prévisionnistes avaient dit qu’il frapperait »
Rapport du Sénat des États-Unis[1]
Le 29 août 2005, le cyclone Katrina dévaste la côte sud-est des Etats-Unis, du Mississippi à la Louisiane, sur une surface équivalant à la moitié́ du territoire français. La violence du vent provoque, comme d’habitude, de gros dégâts. Et dans les vieux quartiers de La Nouvelle-Orléans, le pire ennemi des villes vient s ’ajouter aux toitures détruites, aux voitures soulevées de terre, aux arbres arrachés : une inondation hors de tout contrôle. Bordée par le Mississippi et par le lac Pontchartrain, constituée pour moitié de plans d’eau et située en-dessous du niveau de la mer, la capitale du jazz est protégée depuis le 18e siècle par des digues (les « levées »), et drainée par des pompes installées dans les années 1920. Katrina endommage gravement les levées, insuffisantes et mal entretenues, et les pompes sont très vite noyées. L’eau s’engouffre, détruisant tout sur son passage. Les quatre cinquièmes de la ville sont inondés (sous sept mètres d’eau à certains endroits) et tous les réseaux vitaux – électricité, eau potable, télécommunications – sont détruits. Sur les 28 hôpitaux, 25 sont privés d’électricité́, car les groupes électrogènes, placés en sous-sol, sont hors d’usage. Les pompiers, les policiers, les transports publics, sont totalement désorganisés, les bâtiments de la garde nationale et de la police ont été envahis par les eaux, les matériels de secours sont détruits ou rendus inaccessibles. Tous les habitants qui le peuvent évacuent la ville. Un tiers de la population ne reviendra pas de son exil forcé.
Les 100 000 personnes restées dans les zones dévastées vont vivre une semaine de cauchemar. On comptera 1836 morts, 705 disparus, 100 milliards de dollars de dégâts matériels.
Tout cela alors que Katrina était un ouragan dangereux mais pas exceptionnel : de force variable[2], il a été classé, selon les moments, comme le 10e, le 4e ou le 3e cyclone de la saison 2005. Et fort heureusement, son épicentre ne se trouvait pas au cœur de la ville, mais à 100 km à l’est. Comme trop souvent, le bilan très lourd est dû à l’incurie et au comportement aberrant des autorités locales, qui savaient pourtant ce qui allait se passer : « avant l’arrivée de Katrina, les dirigeants prennent clairement conscience qu’ils vont au drame. Ensuite, il leur faut une journée pour prendre acte de la réalité de ce qui ne faisait pour eux aucun doute [3]».
Un drame prévu, décrit et modélisé
L’un des rapports d’enquête publiés interroge : « Pourquoi sommes-nous à chaque fois en retard d’une crise ? […] On a du mal à comprendre comment un gouvernement peut réagir de façon aussi inefficace à une catastrophe anticipée depuis des années, et pour laquelle des avis de sinistre précis avaient été lancés quelques jours plus tôt. Le drame n’était pas seulement prévisible, il était prévu ».
Les documents prévoyant la catastrophe sont nombreux. L’un des plus impressionnants est la série de quatre articles que publie Joel Bourne en octobre 2004 : « Des milliers de personnes noyées dans l’infecte boue liquide empoisonnée par les égouts et les rejets industriels. Des milliers d’autres, ayant survécu à l’inondation, sont morts de déshydratation et de maladie pendant qu’elles attendaient d’être secourues. Il a fallu deux mois pour pomper toute l’eau qui avait envahi la ville, au bout desquels la Nouvelle-Orléans était recouverte d’une épaisse couche de sédiments putrides. Un million de personnes étaient sans abri et 50 000 étaient mortes. La pire catastrophe naturelle de l’histoire des Etats-Unis.[4] »
Joel Bourne prévoyait un nombre de victimes supérieur à ce qu’il a vraiment été, car il situait le cœur du cyclone en pleine ville, alors que celui de Katrina se trouvait à 100 km à l’est. À ce détail près, on aurait pu, un an plus tard, faire passer ces quatre articles prémonitoires pour un reportage dans La Nouvelle-Orléans sinistrée.
Les services fédéraux de la protection civile étaient aussi inquiets que les journalistes locaux. Ils avaient organisé en Louisiane, en juillet 2004, un exercice simulant un cyclone aux caractéristiques très proches de celles de Katrina. Ils avaient eux aussi surestimé le nombre de morts, mais vu juste en prévoyant que 100 000 personnes n’évacueraient pas la ville. L’exercice avait révélé une mauvaise préparation à̀ ce type de catastrophe, mais aucune mesure n’avait été prise pour remédier aux failles détectées.
Ultimes avertissements
Enfin, quelques jours avant le 29 août 2005, le directeur du Centre national d’étude des ouragans (National Hurricane Center) multiplie les coups de téléphone aux responsables politiques locaux pour les avertir de l’arrivée de Katrina et de sa dangerosité. Il ne parvient pas à toucher le maire. Ses avis sont relayés par les nombreuses chaînes de télévision consacrées à la météo, mais la population ne réagit pas : « Comme le maire n’a rien dramatisé, personne ne prenait Katrina au sérieux[5] ». Seule la gouverneure de la Louisiane s’alarme. Elle demande au maire de recommander l’évacuation de la ville et fait mettre en sens unique les autoroutes. Refusant de recourir à Amtrak[6], le maire laisse un train vide quitter la ville en direction de McComb dans le Mississippi et quand il se décide enfin à réquisitionner les bus, on ne trouve plus de conducteurs : ils sont déjà partis avec leurs familles.
Marc Mousli
[1] Hurricane Katrina - A Nation Still Unprepared. Report, US Senate, May 2006.
[2] Niveaux 3 à 5 sur l’échelle de Saffir-Simpson, qui en comporte 5.
[3] A failure of initiative, Final Report of the Select Bipartisan Committee to Investigate the Response to Hurricane Katrina, Feb. 2006.
[4] Joel Bourne, Gone with the Water, National Geographic, 10/2004.
[5] Romain Huret, Katrina 2005, éd. EHESS, 2010.
[6] Amtrak est la principale compagnie ferroviaire américaine de transport de voyageurs.