Ménagerie Hagenbeck à La Chaux-de-Fonds (1914)

1914 : la Ménagerie Hagenbeck bloquée à La Chaux-de-Fonds

Version longue de l'article paru dans le magazine suisse romand d'histoire Passé Simple en décembre 2016. Lire l'article.

Des lamas, des chameaux et des zèbres dans les prairies aux abords directs de la ville, des éléphants dans les rues contribuant au transport de marchandises : tel est le tableau exotique et insolite qui s'offre aux yeux des Chaux-de-Fonniers d'août à novembre 1914, quatre mois durant lesquels la ménagerie allemande Hagenbeck est restée bloquée à La Chaux-de-Fonds, à 1000 m. d'altitude, suite au déclenchement de la Première Guerre mondiale.

La plus grande ménagerie du monde

En ce début de XXe s., forte de ses 300 animaux (dont 50 lions, 45 ours blancs, 15 éléphants et 20 tigres) et de ses 250 employés, la ménagerie Wilhelm Hagenbeck est, avec celle de son frère Carl, la plus grande du monde. Elle propose aussi des numéros de dressage pour lequel la famille Hagenbeck est réputée : Carl est l'inventeur du dressage en douceur (par opposition au dressage « en férocité »), et co-inventeur en 1889 avec son frère Wilhelm de la cage centrale. Celle-ci a révolutionné les présentations d'animaux sauvages qui se déroulaient jusqu'alors dans une voiture-cage qui ne permettait de présenter qu'un nombre limité d'animaux simultanément. Avec cette invention qu'est la cage centrale, il est désormais possible de présenter des groupes de fauves. A la fin du XIXe s. et au début du XXe s., le dressage d'animaux sauvages et exotiques se rencontre davantage dans les ménageries itinérantes que dans les cirques qui se limitent généralement à la présentation de numéros équestres. A noter qu'en 1914, Knie n'est encore qu'une arène à ciel ouvert et sans animaux (le cirque Knie sous sa forme actuelle date de 1919).

Arche de Noé à La Chaux-de-Fonds

En 1914, la ménagerie allemande Wilhelm Hagenbeck effectue une tournée en Suisse. Après avoir séjourné à Bâle, à Zürich, à Berne et à Bienne, elle fait étape à La Chaux-de-Fonds, troisième ville de Suisse romande avec ses 37'700 habitants [1], avant un séjour prévu à Genève, qui n'aura jamais lieu. Le 28 juillet 1914, les trois trains spéciaux comptant au total 90 roulottes blanches avec l'inscription en lettres gothiques « Hagenbeck-Hamburg » arrivent à la gare aux marchandises de La Chaux-de-Fonds. Le déchargement des roulottes, tirées par des chevaux ou, pour les plus lourdes, poussées par des éléphants, est déjà un spectacle en soi. De là, les caravanes sont conduites par l'avenue Léopold-Robert de l'autre côté de la ville, à la place du Gaz. L'après-midi, c'est au tour des animaux « non dangereux » d'effectuer en cortège ce trajet [2] dans les rues de la ville, une attraction qui « a fait accourir sur ce parcours une foule assez considérable. C'était à coup sûr une superbe collection de chameaux, dromadaires, éléphants, zébus, zèbres, antilopes de l'Afrique, lamas du Pérou, bœufs de Mysore, cerfs zambo, bouquetins, buffles de l'Indo-Chine qui mérite d'être vue de plus près. » (L'Impartial, 29.07.1914).

Village de toile

Sur la place du Gaz (qui tire son nom de sa proximité avec l'usine à gaz), de « nombreux curieux », selon la presse, assistent au placement des roulottes qui s'effectue avec l'aide « des 15 éléphants (...) tirant ou poussant de leur large front les grandes voitures blanches et les amenant ainsi exactement à la place désignée pour chacune d'elles »[3]. Le public assiste également au montage des tentes. C'est ainsi un véritable village de toile qui prend forme : derrière le chapiteau à 4 mâts de 10'000 places, long de 90 mètres et formé de 4500 m2 de toile, présenté comme le plus grand d'Europe (en comparaison, le chapiteau actuel du cirque Knie peut contenir 2280 spectateurs et la surface de toile représente 2500 m2), se trouvent les 25 tentes des écuries et celles qui abritent les voitures-cages des animaux sauvages. Hagenbeck n'est pas la première ménagerie à séjourner à La Chaux-de-Fonds : la presse en mentionne en 1910, en 1911 et en 1913 (liée à un cirque), mais c'est assurément la seule de cette dimension. Douze ans plus tôt, en 1902, la ville avait toutefois accueilli une autre entreprise de divertissement de taille : le cirque Barnum.

Dressage en douceur

Dès le 29 juillet, la ménagerie et ses 300 animaux est ouverte aux visiteurs qui peuvent déambuler sous les tentes, parmi les rugissements et les odeurs d'animaux, pour un voyage aux quatre coins du monde. Si les conditions de captivité des animaux étaient évidemment bien plus spartiates que dans les cirques d'aujourd'hui (absence de législation fixant des dimensions et des conditions minimales pour les enclos, rapport différent à l'animal), les visiteurs de 1914 n'étaient toutefois pas complètement insensibles à cet aspect : dans sa page publicitaire du 28 juillet [4], la direction de la ménagerie Hagenbeck met en effet l'accent sur « les soins les plus minutieux qui sont prodigués [aux animaux] (sous ce rapport la maison Hagenbeck est universellement reconnue) » et tient à souligner « que l'ancienne méthode qui consistait à dompter les animaux au moyen de coups, de privations et de cruautés sans noms, a été mise complètement à l'écart - faisant place à la patience, à la douceur. (...) Le système Hagenbeck consiste exclusivement en « traitements humains», distributions de douceurs, de paroles persuasives, de regards suggestifs, qui appellent à l'obéissance ».

Un vrai programme de cirque

Dès le 29 juillet également, au rythme de deux représentations par jour (prix allant de 60 cts pour la galerie à 5.- CHF pour les loges), Hagenbeck propose un spectacle comprenant un numéro de 25 lions dressés par Charles Feldmann (qui présente dans le même spectacle un groupe de 12 tigres), 23 ours blancs présentés par la dompteuse Tilly Bébé (Mathilde Rupp de son vrai nom, célèbre dresseuse autrichienne (1879-1932)), un numéro de 15 éléphants, 12 lions présentés par Aage Christensen, et des numéros de singes, de zèbres et de chameaux. Le vocabulaire utilisé dans le programme pour annoncer les numéros de fauves fait la part belle au sensationnel (« monstres aux gueules sanglantes », « tigre semblant tout préparé à mettre en pièces à coups de ses griffes acérées l'audacieux dompteur », etc.). A ces numéros de dressage s'ajoutent des artistes de cirque (une fil-de-fériste, six acrobates à bicyclette, une antipodiste, une troupe de trapézistes et quatre clowns) [5]. On ne trouve malheureusement aucun compte-rendu dans la presse locale de la visite de la ménagerie ou d'une représentation, les journalistes s'étant uniquement intéressés à l'arrivée et au montage de la ménagerie Hagenbeck.


Première Guerre mondiale

Le 2 août 1914, au cinquième jour de son séjour à La Chaux-de-Fonds, qui devait en compter six, la ménagerie Hagenbeck est contrainte d'annuler ses représentations en raison du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Mobilisés, les artistes et probablement la majorité du personnel administratif regagnent l'Allemagne. Mais la ménagerie reste à La Chaux-de-Fonds « parce qu'il est impossible de mettre à sa disposition le matériel de chemin de fer nécessaire »[6], ainsi que le personnel non allemand (soigneurs et gardiens, souvent originaires du pays des animaux dont ils s'occupent). Il est toutefois difficile d'évaluer le nombre de personnes que cela représente sur l'ensemble des 250 employés de la ménagerie (une centaine?). Cette situation fait naître quelques inquiétudes au sein de la population chaux-de-fonnière. Alors que les dresseurs, des fauves notamment, sont partis, les habitants se demandent s'il n'y a pas de risque de voir des animaux s'échapper. En réponse, la ménagerie Hagenbeck assure que « toutes les mesures de précaution pour la garde des animaux seront naturellement prises, et [qu'] il n'y a pas à s'inquiéter sous ce rapport »[7].

Approvisionnent en viande

La seconde préoccupation de la population est d'ordre « alimentaire » : en cette période qui s'annonce difficile, même en Suisse (rationnement), la population craint que la viande nécessaire à la nourriture des fauves et des ours d'Hagenbeck ne représente autant de part en moins pour son alimentation. Cela ne fut pas le cas car comme pour toutes les ménageries, la viande provenait en effet d'animaux impropres à la consommation humaine (bêtes âgées) et principalement de chevaux, animaux dont on ne consommait généralement pas la viande à cette époque. Au début du XXe s., les chevaux sont toujours nombreux, même dans les villes, car ils accomplissent encore beaucoup de tâches. Selon le recensement du bétail, à fin 1914 le district de La Chaux-de-Fonds compte 963 chevaux [8]. En temps normal, le séjour d'une ménagerie pouvait représenter une opportunité économique pour un certain nombre d'habitants, notamment les agriculteurs. Le 17 juillet 1914, Hagenbeck avait ainsi fait paraître une annonce dans L'Impartial demandant qu'on lui adresse par écrit « des offres de fourrage de toute espèce (foin, paille, avoine, pain pour les éléphants et les ours, viande de cheval, betteraves fourragères, etc.), charbon et fourniture de tout genre pour l'exploitation, travaux de charpenterie et d'appareillage, camionnage, affiches et imprimés, matériel de bureau, etc. ».

Scènes insolites

Dès le début de son séjour prolongé forcé à La Chaux-de-Fonds, la direction Hagenbeck met ses chevaux et ses éléphants à disposition du Conseil communal pour aider aux transports en ville et pallier ainsi l'absence des chevaux indigènes mobilisés par l'armée suisse. Les Chaux-de-Fonniers assistent alors à des scènes insolites dont certaines ont été fixées sur pellicule. Ainsi, les habitants ont pu voir, entre autres, un couple de pachydermes, sous la direction de leurs cornacs montés sur leur dos, tirer un chargement de houille dans les rues, deux éléphants transporter un réservoir d'eau jusqu'au hameau des Planchettes (à 10 km. de La Chaux-de-Fonds) ou encore un attelage amener en ville des stères de bois coupés dans les côtes du Doubs. Certains de ces travaux s'effectuent en appui de la troupe militaire en cantonnement à La Chaux-de-Fonds (la ville n'est qu'à 10 km. de la frontière) dont on aperçoit les soldats sur plusieurs photos. D'autres photographies ont immortalisé zèbres, chameaux et lamas paissant dans les prés aux abords directs de la ville. La place du Gaz étant située à la sortie de la localité, les animaux étaient conduits durant la journée dans des prés pour profiter de l'herbe fraîche.

Dénouement

Durant ces presque 4 mois, la vie de la ménagerie, restée ouverte à la visite, suit son cours. Ainsi, deux tigres y voient le jour. Les conditions climatiques à 1000 m. d'altitude, en automne, ne sont toutefois pas idéales pour des animaux exotiques : au moins un zèbre et deux chameaux ont péri, de même qu'un éléphant dont la dépouille a été donnée par Hagenbeck au Musée d'histoire naturelle de la ville. Naturalisé, cet éléphant figure toujours dans les collections du musée. Les pertes auraient été bien plus lourdes, l'hiver approchant, si les nombreuses démarches de la direction Hagenbeck n'avaient pas débouché sur l'autorisation de rentrer en Allemagne et sur l'arrivée à la gare de La Chaux-de-Fonds de nombreux wagons allemands. C'est ainsi que le 17 novembre 1914, la ménagerie Hagenbeck quitte La Chaux-de-Fonds après presque 4 mois. Si l'on en croit L'Impartial, elle y a laissé une image positive : « pour ce qui concerne notre ville, nous croyons pouvoir affirmer que personne n'aura eu à se plaindre du long stationnement de cette ménagerie, qui constituait un parc zoologique permanent d'un réel intérêt » (L'Impartial, 16.11.1914). Hagenbeck ne parvint toutefois pas à emmener toutes ses roulottes lors de son départ: certaines restèrent en effet "en pension" à La Chaux-de-Fonds jusqu'en novembre 1916 [9].

Cet épisode hors du commun de la plus grande ménagerie du monde bloquée dans une ville à 1000 m. d'altitude à cause de la guerre a connu un écho national mais également international. De brefs articles y ont été consacrés notamment dans le journal français Le Temps, dans le Times et dans un quotidien australien (The Mail) dans son édition du 16.10.1914.


François Beuret, décembre 2016


[1] Chiffres de 1910. Source : Dictionnaire historique de la Suisse (DHS)

[2] Jusqu'en 2006 et l'introduction du transport des animaux par la route au lieu du rail, les animaux du cirque Knie effectuaient encore le même trajet en cortège pour rejoindre la place du Gaz.

[3] L'Impartial, 29.07.1914

[4] L'Impartial, 28.07.1914

[5] Id.

[6] L'Impartial, 03.08.1914

[7] L'Impartial, 03.08.1914

[8] L'Express, 03.12.1914

[9] La Sentinelle, 15.11.1916


Source: Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds