La cuisine note à note

Où trouver des produits pour la cuisine note à note ?

Des protéines : chez les pâtissiers pour des protéines de blanc d'oeuf, ou sur internet ou  dans des boutiques de diététiques pour des protéines végétale

Des lipides : de l'huile

Des sucres :

Des polyphénols : par exemple chez GrapSud

Des composés odorants : voir www.iqemusu.com

Des colorants : chez Louis François

Dans la cuisine « note à note », vous allez en effet plus loin : il s’agit de créer de nouveaux aliments à partir de composés prélevés dans les éléments qui nous entourent. Pourquoi faire cela ? Pourquoi déconstruire l’existant pour le reconstruire ? S’agit-il de prouver qu’on peut faire mieux que la nature ?

Le mot « déconstruction » n’est pas juste. Il va falloir cuisiner, c'est construire un aliment dans tous les cas  ; donc il n'y a pas de déconstruction. Lorsque je mange des aliments traditionnels, je mange des composés qui sont assemblés d’une certaine façon. La cuisine « note à note » consiste à prendre ces composés et à les assembler pour constituer un plat. Il ne s'agit pas de faire une œuvre négative, mais positive œuvre positive, d'augmenter les possibilités. Le plus difficile, avec la cuisine note à note, c'est de la penser. La cuisine « note à note » en soi ne pose aucun problème technique. On peut faire le parallèle avec la musique électronique qui a été longtemps décriée. Or la cuisine comme la musique c'est une question artistique au-delà de la technique. Je me suis cru fou le jour où j’ai pensé à la cuisine « note à note ». Je me souviens très bien lorsque je l’ai écrit la première fois. J’ai hésité à l’écrire, pas à le penser puisque je le faisais déjà. Je me suis dit j’y vais ? Allez, j’y vais !

Vous craigniez revivre l’opposition rencontrée au moment de l’émergence de la cuisine moléculaire ?

Je ne crains rien, parce que je n'ai rien à vendre ! Mais cela m'amuse de voir que les réactions contre la cuisine « note à note » sont les mêmes que celles d'il y a trente ans, contre la cuisine moléculaire. La cuisine moléculaire est acclimatée, aujourd'hui, mais au début… Lorsque j’allais voir les maîtres cuisiniers de France pour leur proposer l’azote liquide, l’emploi d'alginate de sodium, les carraghénanes, etc., ils me rétorquaient que j’allais empoisonner tout le monde avec mes produits et qu’il n’en était pas question. Puis il y a eu la crise de la vache folle : en 15 jours, ils avaient basculé ! Croyant ne plus pouvoir utiliser de gélatine, dont ils avaient besoin pour faire leur bavarois, ils se sont tournés vers mes propositions de la cuisine moléculaire … Mais la cuisine moléculaire reste une cuisine qui utilise des viandes, des poissons, des fruits et des légumes. C’est pour cela que je la situe plutôt comme une technique rénovée. La cuisine « note à note » est radicalement différente. On part de composés et on crée des plats. Contrairement à ce que certains pourraient penser, il n’y a pas d’étincelle divine dans la création d’une carotte mais des éléments qui se sont assemblés spontanément dans la terre. Je peux constituer une carotte à partir de ses composés qui sont aujourd’hui connus. Ce n’est pas compliqué. Il faut l’envisager. En avoir la pensée, ce n’est pas forcément le faire. On peut pour des raisons éthiques, politiques ou autres y renoncer. Mais il faut pouvoir en parler.

Mais n’arriverait-on pas à une cuisine hors-sol de laboratoire complètement déconnectée des territoires et des terroirs ?

Non. Pas du tout, au contraire. Il y a 2 raisons. Tout d’abord, oui, on sait synthétiser chimiquement la vitamine B12, par exemple. Mais il a fallu 300 chimistes-an pour y arriver. Aujourd’hui, il n’y a aucun intérêt à synthétiser la vitamine B12 alors que vous pouvez l’extraire de la luzerne qui pousse dans les champs. Le végétal est tout de même quelque chose d’incroyable. À partir d’un bout de terre, d'eau, de vent, de soleil, on peut obtenir des végétaux que l'on peut fractionner pour récupérer des sucres, des acides aminés, etc. A la limite, pourquoi de jeter le gazon que l'on tond ? Dans le gazon, il y a de l’eau, des celluloses, des pectines,des sucres, des acides aminés, et ainsi de suite. Pourquoi des populations affamées ne pourraient-elle apprendre à fractionner lees végétaux, afin d’en extraire les composés nutritifs ?

Selon vous un composé pris dans une carotte, du gazon, ou une autre plante est complètement équivalent ?

Oui, ce sont les mêmes. C’est d’ailleurs ce qui est au centre de la discussion sur le chocolat, et le fait d’avoir admis que l’on pouvait y introduire 5 % de graisse végétale. Pour autant, je pense que ce n’est pas une bonne décision. Pas pour des raisons chimiques, mais pour des raisons de loyauté. Le chocolat, c’est du cacao. Donc, du beurre de cacao, et non des graisses végétales. Mais du point de vue technique, les matières grasses qu’on va ajouter seront les mêmes.

Mais n’ont-elles pas des qualités de terroir différents selon qu’elles proviennent de plantes cultivées ici ou là ?

Dans mon sac, j’ai des polyphénols de Syrah de Faugères. Lorsque vous les extrayez par des procédés de filtration, ils sont différents des polyphénols de Syrah de Pech rouge. Le terroir se retrouve dans les extraits qu’on peut faire. La pureté n’existe pas en chimie. Lorsque vous extrayez les polyphénols totaux, vous extrayez aussi les impuretés associées. Or le terroir, ce sont ces très petites quantités de composés qui accompagnent les composés majoritaires : elles sont minoritaires du point de vue de la composition, mais peuvent être très importantes du point de vue organoleptique. On pourrait les retirer, mais on ne le fera pas, justement parce que c’est ce qui fait la qualité terroir. Aussi une même vigne ne va pas produire deux ans de suite le même raisin, ni le même vin. Si vous extrayez les polyphénols au temps t ou l’année d’après, vous obtiendrez des produits différents. La territorialité se retrouve...

Certes, mais fait-elle partie intégrante du projet ? Parce que cela apparaît bien secondaire au projet initial qui reste centré sur le caractère générique et reproductible des composés.

Le projet est multiforme. Il y a d’abord le fait de proposer un art nouveau. À ce titre, effectivement, on ne se préoccupe pas de la territorialité. Ensuite, il y a le fait de nourrir 10 milliards de personnes en 2050 – ce qui est une problématique de quantité et non de politique comme aujourd’hui. La territorialité n’est pas première ici non plus, car il y a urgence. Ensuite, il y a le fait d’éviter de transporter par camions entiers des tomates (ou carottes, poireaux, etc.) qui sont constituées de 95 % d’eau. Le jour où le prix de l’énergie augmentera réellement, cette question deviendra essentielle. D’autant plus que l’eau de la tomate a été prise à un territoire où il y a du soleil et qui, par définition, n’a pas beaucoup d’eau. Donc exporter de l’eau alors qu’on n’en a peu n’est pas très raisonnable. En Espagne, il vaudrait mieux produire des tomates, en retirer l’eau (que l’on garde pour arroser les champs) et n’exporter que le reste des ingrédients sous forme de poudre par exemple. Rendez vous compte : 10 tonnes de produits exportés se réduisent à 500 kg ! A l’arrivée, on recevra des ingrédients nouveaux à utiliser pour faire de la cuisine. Il ne s’agirait pas ensuite de reconstituer la tomate, mais de faire de la vraie cuisine. En réalité, on se fiche de la tomate, qui n'a aucune légitimité alimentaire autre qu'historique, par exemple. Ma proposition, avec la cuisine note à note, c'est d'utiliser les nouveaux ingrédients pour composer des plats. Des plats avec de nouveaux noms, de nouvelles saveurs, de nouvelles couleurs, consistances, etc.

Dans votre projet, vous défendez l’idée que cela pourrait permettre le maintien des agricultures européennes menacées.

Je dis surtout que cela éviterait une grande partie du gaspillage qui survient entre le champ et l’assiette dû au fait que les produits s’abîment. Pourquoi est-ce que les produits s’abîment ? Parce que c’est de l’eau avec des nutriments et que cela est favorable aux bactéries qui s’en nourrissent.

Une de mes propositions est que les agriculteurs pourraient, avec des systèmes de filtration simples, fractionner les aliments et en vendre les composés. On ne vendrait alors plus des carottes à perte, mais on créerait de la valeur ajoutée à partir de carottes, de navets, etc. Comme on le fait pour le fromage à partir du lait, pour le vin à partir du raisin. Mon espoir, est que l’agriculture ne lâche pas pied et en profite. C'est un vrai projet politique. J’en parle dans les revues d’agriculteurs, j’organise des cours. L’agriculture, c'est la sauvegarde du paysage et de l’environnement. Les agriculteurs sont essentiels, ils sont au centre de la sécurité alimentaire des nations, du paysage et de l’environnement.

Mais le risque n’est-il pas que, demain, on fabrique des composants bien moins onéreux à l’étranger, comme c’est le cas aujourd’hui avec les produits agricoles ou qu’on les fabrique de synthèse dans des laboratoires ?

Tout d’abord il y a les questions de terroirs qu’on évoquait tout à l’heure et le fait qu’on ne peut pas tout cultiver n’importe où. Ensuite sans agriculture, on ne fera pas d’aliments, parce que ce n'est pas la synthèse chimique qui le fera. Le pétrole s’épuise, donc ce ne serait pas renouvelable. Je crois qu’il est beaucoup plus rationnel de cultiver des plantes et d’en extraire des éléments. Un sol, du soleil, de l’eau, de l’air fabriquent des plantes qui, forgées par l’évolution sont pleines de molécules et de valeur ajoutée. Pierre Potier, qui était un ami, parlait du « magasin du bon Dieu ». Il y a tout ce qu’il faut pour manger à condition d’être malin. Je suis fasciné par le végétal, c’est extraordinaire.

Cela dit, ne croyons pas que tout est réglé ! La cuisine « note à note » soulève de nombreuses questions aussi bien du point de vue nutritionnel, toxicologique, réglementaire, agronomique, que d’aménagement du territoire. Question sur lesquelles on réfléchit dans le cadre de projets de recherche avec des collègues d’autres disciplines.

La cuisine « note à note » implique que l’on cuisine avec des composés extraits qui auront forcément subi un processus de transformation industrielle et que l’on aura dû acheter. N’est-ce pas rendre encore plus dépendants les individus et cela dans un des rares domaines où ils peuvent encore agir, en cultivant leurs propres légumes par exemple ?

Il faudra effectivement acheter ses composés comme on achète des carottes. Aujourd’hui, tout le monde ne peut pas cultiver ses légumes, pas en ville en tous les cas, pas à Paris. Aussi quelle maîtrise a-t-on sur ce que l’on ingère, sur son sucre, sa viande ? C’est très relatif. Nous mangeons déjà une nourriture très artificialisée. La cuisine n’est que ça. On nous parle d’aliments « naturels », mais c'est soit un fantasme, soit un mensonge. Il n'y a pas de frites dans les arbres de la forêt équatorienne. Il n'y a pas de couscous dans le sable du désert ! l faut un être humain qui le fabrique. Et donc, la cuisine, les aliments, sont artificiels ; même les plus traditionnels. La question c’est de savoir ce qui est synthétique et ce qui est extrait. On retombe sur la question de la loyauté. Ensuite, se pose la question de la toxicité et de ce qui est sain. Là on entre dans le royaume de la mauvaise foi. On demande à manger sain tout en buvant de l’alcool, fumant du tabac, mangeant du chocolat et des pâtisseries et en faisant des barbecues tout l’été. La seule façon que l’on connaisse pour manger à peu près bien ou disons le moins mal possible c'est de varier. Ce qui pourra se faire aussi dans la cuisine « note à note ».

La cuisine « note à note » semble aujourd’hui encore loin de nos pratiques quotidiennes. On la trouve chez certains grands chefs qui vous suivent et la promeuvent. Qu’en est-il de l’industrie ? Ne s’est-elle pas déjà approprié ses principes avec les produits alimentaires intermédiaires (PAI) tels que les poudres d’œufs, les additifs organoleptiques, etc. ? Ne risque-t-elle pas de ne rester qu’un épiphénomène ?

C'est vrai que les PAI sont une étape vers la cuisine « note à note ». On est déjà dans un mouvement. Mais ce qui est amusant, c'est de voir qu’une fois de plus, ce n'est pas l’industrie qui l’a proposée. Prendre une tomate et la lyophiliser se fait depuis longtemps. Dans la cuisine « note à note », il s’agit d’autre chose puisqu’il s’agit de créer une toute nouvelle cuisine fondée sur des composés. L’objectif est de nourrir la planète en 2050 et donc de transformer la manière de faire dans les cuisines du grand public, c'est-à-dire chez vous et moi. Comme avec la cuisine moléculaire, je la cite et je la positionne d’abord chez les grands chefs. J’applique la stratégie de Parmentier,  qui est de la donner au roi. Prenez un pantalon à patte d’éléphant, personne n’en veut, on a l’air idiot en le portant, on se marche dessus, etc. Un jour, il y a Armani ou Dior qui dessine un pantalon patte d’éléphant, Johnny Halliday le porte et le monde entier le porte. À ce moment-là, l’industrie se met à tailler des pantalons à patte d’éléphant. C'est exactement pareil pour l’alimentation. Mais l’industrie n’est pas si loin. De nombreux grands patrons de l’industrie sont venus au laboratoire pour me poser des questions sur la cuisine « note à note ». Ils ne prendraient pas 3 heures de leur temps si cela ne les intéressaient pas…… Mais ils ne peuvent pas imposer un plat nouveau : il leur faut un Armani qui va tailler un pantalon à patte d’éléphant, un Johny Halliday pour le porter Donc, je suis en train de créer des Armani qui vont tailler des pattes d’éléphant, et je m'efforce de les faire porter par des Johny.

 

 Vous avez récemment déclaré, alors que vous en étiez l’inventeur, que la « cuisine moléculaire » était dépassée et que c’est la « cuisine note à note », qui sera la prochaine grande tendance culinaire, durable !

Hervé This : je persiste et signe. Je voudrais revenir sur un certain nombre d'erreurs. Peu après avoir proposé la terminologie "gastronomie moléculaire et physique", en 1988, avec Nicholas Kurti, nous avons organisé les International Workshops on Molecular and Physical Gastronomy. Nous avons invité des cuisiniers, parce que nous avions le sentiment (juste) que nous devions partir de véritables phénomènes culinaires, et non pas de nos élucubrations théoriques. C'est là que - du point de vue des media et pas du nôtre - il y a eu confusion. Les média ont considéré que la cuisine rénovée se confondait avec la gastronomie moléculaire. Les cuisiniers, aussi, ont eu leur part de responsabilité, quand ils ont dit à la presse qu'ils faisaient de la "gastronomie moléculaire", ce qui n'est pas exact, puisque aucun cuisinier ne fait de science. Depuis ce temps, je ne cesse de répéter que non, aucun cuisinier ne fait de gastronomie moléculaire. Et, lors d'un séminaire à Paris, fin 1999, j'ai même corrigé Heston Blumenthal... et j’ai introduit la terminologie "cuisine moléculaire", pour distinguer l'activité scientifique (gastronomie moléculaire) et l'activité culinaire (cuisine moléculaire). Aujourd'hui, la rénovation technique de la cuisine moléculaire étant faite, j’accompagne un nouveau mouvement, la "cuisine note à note".

De quoi s’agit-il exactement ?

Hervé This : Je vous propose d'abord de considérer la   définition de la « cuisine moléculaire ». C'est

« la production d'aliments (la cuisine, donc) par de « nouveaux » outils, ingrédients, méthodes ». Dans cette définition, le terme « nouveau » désigne plus ou moins tout ce qui n'était pas dans les cuisines des cuisiniers français en 1980 : le siphon, l'alginate de sodium (pour faire des perles à coeur liquide, des spaghettis de légumes, etc.) certains gélifiants (agar-agar, carraghénanes, etc.), l'azote liquide, l'évaporateur rotatif, et, plus généralement, l'ensemble des matériels de laboratoire qui peuvent avoir une utilité technique.

Avec la cuisine note à note, c’est très différent, car l'objectif est ici de ne plus utiliser les ingrédients classiques que sont les légumes, fruits, viandes ou poissons, mais de construire les plats à partir de composés. Des composés purs, ou bien des mélanges inédits, tels qu'on en obtient par fractionnement des tissus végétaux ou animaux.

Au moment où les français se tournent vers valeurs du terroir, de l’origine, et manifestent une grande méfiance à l’égard de tout ce qui - de près ou de loin - a à voir avec la chimie, n’avez vous pas l’impression d’aller plus qu’à contre courant ?

J’ai l’habitude ! Quand ma démarche scientifique à conduit les cuisiniers à s’interroger sur les plus simples de leurs gestes comme monter des blancs en neige, on ne peut pas dire qu’elle a été bien accueillie, et j'ai même reçu des menaces de mort quand j'ai réformé l'enseignement culinaire, en dénonçant les idées fausses de cuisson « par concentration » et « par expansion ». Cela étant, on aura raison de penser que je n'ai rien à vendre, mais que je crois, au contraire, que le rôle  de la science est d’avoir une longueur d’avance. La cuisine note à note se développera, et pour ne pas être seulement une "tendance", mais, au contraire, un phénomène durable !

Alors demain que se passera-t-il ?

La cuisine note à note est née en 1994 (article publié dans la revue Scientific American) alors que nous nous amusions à introduire des composés dans des aliments : du paraéthylphénol dans des vins ou dans des whiskys, du 1-octène-3-ol dans des plats, du limonène, de l'acide tartrique, etc. Nous voulions alors simplement améliorer des aliments, mais il m'est rapidement venu à l'idée  l'idée qu'amender les mets n'était qu'une étape, analogue à l'assaisonnement, et que l'on pouvait faire bien mieux, à savoir  composer des aliments entièrement à partir de composés. Autrement dit, la cuisine note à note ne fait plus usage de mélanges traditionnels de composés alimentaires (viandes, poissons, fruits, légumes), mais seulement de composés... tout comme la musique électroacoustique ne fait pas usage de trompettes, violons, etc.,  mais seulement d'ondes sonores pures que l'on combine.

Le cuisinier de demain devra donc concevoir :

- les formes des éléments constitutifs des mets,

- leur couleur,

- leur saveur,

- leur odeur (ante et rétronasale),

- leur consistance,

- la températures à laquelle les servir,

- leur constitution nutritionnelle etc.

La cuisine note à note existe-t-elle déjà ?

Oui, dans le cercle encore confidentiel des chefs les plus audacieux. A ce jour, la faisabilité de cette cuisine encore expérimentale s’est concrétisée au travers d’un premier plat, présenté à la presse par Pierre Gagnaire à Hong Kong,  en 2009. Deux chefs alsaciens, Hubert Maetz et Aline Kuentz ont ensuite fait un plat note à note en 2010, et des dîners complets ont été préparés deux fois, à un an d'intervalle, par les chefs de l'école Le Cordon bleu Paris. Le  26 janvier 2011, en lancement de l'Année internationale de la chimie, à l'UNESCO, l'équipe de Potel et Chabot a produit un menu qui a été à nouveau servi lors de la remise des étoiles du Michelin, et, plus récemment, des chefs des Toques blanches ont enseigné la cuisine note à note à du public, à l'occasion du Téléthon.

Pourquoi une telle révolution ? Pensez vous qu’elle se traduira vraiment un jour dans nos repas quotidiens ?

J’en suis persuadé,pour plusieurs raisons concordantes :

1. une crise de l'énergie s'annonce : il n'est pas certain que la cuisine traditionnelle - laquelle d’ailleurs ? - soit durable

2. les Anciens sont toujours battus par les Modernes, lesquels veulent des objets de leur génération

3. le « fractionnement », c’est-à-dire la séparation des différents constituants d'une matière première agricole comme le lait ou les céréales existe déjà. Pourquoi pas pour la carotte, la pomme, etc. ?

4. Les objections qui sont faites contre la cuisine note à note ont été les mêmes pour la musique moderne... et maintenant toutes les radios diffusent de la musique électronique. Autrement dit, je pense que nous sommes du point de vue culinaire et nutritionnel à l'équivalent de 1947, quand Varèse et quelques autres lançaient la musique électronique, avec le succès que l’on sait.

Les 7 commandements du cuisinier note à note

Sachant qu’à partir de composés  en éprouvettes, en flacons, il faut... composer un « plat ».

1. Les parties tu agenceras : dans le saumon à l'oseille, il y a la pièce de saumon, et la sauce à l'oseille. La question est donc : qu'agencer, et comment ? L’une des règles de la cuisine classique est de jouer des contrastes, d’agencer des “morceaux” qui ont des consistances différentes. Par exemple, un morceau dur à côté d'un morceau mou. Puis des parties de différentes couleurs (du jaune à côté de l'orange), des parties de différentes saveurs (du salé à côté d'acide), des parties de différentes odeurs (une odeur de zeste de citron entre une partie à l'odeur d'orange, et une partie à l'odeur de pamplemousse), des parties de différentes températures (une quenelle glacée dans un consommé froid)...

2. Les formes tu définiras : chacune des parties devra avoir une forme particulière. On ne "subit » plus la forme du poulet... puisqu'il n'y a plus de poulet… Il faut donner des formes, les décider. En s’inspirant de l’existant ou en faisant toute autre chose : une pyramide dans un cube transparent, une sphère contenant un cube. Pour l'instant, seuls nos amis pâtissiers font cela... mais pourquoi pas les autres professions de bouche ?

3. Les couleurs tu choisiras : difficile de choisir une couleur qui ait du sens. De nombreux pigments existent, extraits des végétaux : les chlorophylles, bleus ou verts ; les caroténoïdes, jaunes, orange, rouges ; les anthocyanines, rouges et noirs, etc. Beaucoup de ces pigments  ont une couleur qui dépend de  l'acidité : de quoi s'amuser ! S’y ajoutent les produits animaux comme l’acide carminique de la cochenille, rouge donc, et les colorants de synthèse. Signalons, puisque nous évoquons des composés de synthèse, que les composés naturels ne sont pas plus "sains" que les autres : c'est la structure moléculaire, d'une part, et la dose d'autre part, mais aussi l'environnement moléculaire, qui font que les composés seront ou non inoffensifs. Vous en doutez ? A l’état pur, les caroténoïdes sont des explosifs !

4. Les saveurs tu décideras : il y a bien plus de saveurs  que les quatre usuelles : sucré, salé, acide, amer ! En cuisine classique, les cuisiniers connaissent le goût du poulet, du navet, du beurre... et savent comment les assembler. Pour la note à note, ils ne connaissent toutes les saveurs des acides aminés, des divers sucres et édulcorants, etc. Il doivent “apprendre les mots pour faire des phrases”, c'est-à-dire des plats.

5. Les odeurs tu composeras : cette fois, la pratique est un peu plus difficile, parce que les composés odorants sont très puissants quand ils sont à l'état pur. Des pistes : le limonène, qui fait la note particulière du zeste de citron ; le sotolon, qui fait la note du vin jaune, de la noix, du curry ; le 1-octen-3-ol, qui a une merveilleuse odeur de sous-bois ; la vanilline... que tout le monde connaît! Les cuisiniers, pour cet aspect, auront raison de se rapprocher des parfumeurs, qui ont déjà bien exploré ce monde des composés odorants, et qui savent les mettre en oeuvre, dans les parfums, les aérosols, etc.

6. De la fraîcheur ou du piquant tu décideras : ces sensations, dites “trigéminales”, sont différentes des odeurs et des saveurs. Ce sont des composés spécifiques qui les donnent, tels la pipérine du poivre, la capsaïcine du piment, le menthol de la menthe, l'eugénol du clou de girofle. Certains de ces composés sont à la fois sapides (ils ont de la saveur), odorants, et à action trigéminale, comme l'éthanol, ou alcool éthylique. La vodka, c'est 40 % de cet alcool dans de l'eau aussi pure que possible ; il a été découvert récemment que ce sont les « impuretés » de l'eau utilisée qui font les différences entre les vodkas.

7. La consistance tu considéreras. Certains ont reproché à la cuisine moléculaire d'être "molle", marce que faite de gels. Naïveté ! Car les tissus végétaux et animaux sont des gels : un liquide dans un solide. On obtient des sensations en bouche spécifiques si l'on structure les différentes consistances élémentaires que l'on produit. Pensons au surimi, obtenu par filage de protéines de poisson,  et n'oublions pas, que des techniques simples peuvent arriver à des résultats compliqués en termes de consistance, tel que tresser des spaghettis qui donne une merveilleuse sensation en bouche.

Expliquez-nous pourquoi nous devrions passer à la cuisine note à note.

Hervé This : Vous n'aurez sans doute pas le choix. Partons de constats : en 2050 la population dépassera 9 milliards d'habitants. En parallèle,  une crise énergétique sévira, sauf si la fusion nucléaire gagne en maturité industrielle. Or  près de la moitié de la nourriture produite est gaspillée. Une manière simple de nourrir les presque 3 milliards d'être humains supplémentaires qui vivront sur Terre est d'éviter ces gaspillages. La cuisine note à note,  en ne prenant comme ingrédients que des éléments anhydres permet d'éviter la péremption. Le fait de décomposer les tissus végétaux en éléments primaires permet en outre d'utiliser toute les parties de nos produits agricoles, de la peau aux pépins.

Que pensez vous du devenir de la cuisine traditionnelle ?

H.T. : Naguère j'ai fait l'erreur de dire que la cuisine note à note remplacerait la cuisine traditionnelle. En réalité, les deux coexisteront. Cependant la cuisine avec des produits traditionnels coûtera nécessairement plus cher. Surtout pour ce qui concerne les produits d'origine animale. De surcroît, bien que l'on puisse presque tout faire avec la cuisine note à note, la cuisine traditionnelle gardera sa spécificité. De même qu'on peut faire la différence entre un bon vin californien et un grand bordeaux,  on pourra juger la cuisine note à note. Souvent, lorsque j'invite des amis, je fais une sauce polyphénol et une sauce au vin. Ma sauce polyphénol a toujours un grand succès. Vraiment. En revanche,  ma sauce au vin est plus 'complexe'. D'où le parallèle avec les grands vins qu'on reconnaît toujours comme tels parce qu'ils ont une profondeur qu'il est difficile de reproduire au moyen de la cuisine note à note. Plus généralement, je propose de penser qu'il est inutile de refaire ce qui existe. Faisons autre chose. Le parallèle avec la musique est éclairant : oui, on peut utiliser un synthétiseur pour faire le son d'un bon violon… mais à quoi bon ? Et puis, l'histoire  de la musique  nous montre que la musique classique n'a pas disparu avec les synthétiseurs. Avec des outils différents, on fait des choses différentes.

Selon vous,  quelles sont les limites de la cuisine traditionnelle.

H.T. : Lorsqu'on parle d'économie d'énergie et d'agriculture responsable,  je pense toujours à l'exemple des tomates ou des œufs. Ce sont des ingrédients  alimentaires qui (comme la plupart des autres ingrédients alimentaires classiques)  sont constitués essentiellement d'eau (99 pour cent pour une laitue!) ; or on les transporte sur des centaines voir des milliers de kilomètres. Ces produits auront beau être bio,  leur empreinte sur l'environnement restera tout de même très fort. Pourquoi dépenser de l'énergie pour transporter de l'eau? C'est une denrée que l'on trouve heureusement encore de partout. Bientôt elle sera moins abondante dans certaines parties du monde et justement il faudra y faire plus attention. Mais certains industriels ont déjà pensé à ce non sens énergétique. Les jus d'orange  que nous consommons en Europe sont fabriqués à partir d'orange cultivées en Floride (par exemple) : là, l'eau est extraite, et l'on n'achemine  en Europe que la partie concentrée, la pulpe, les composés odorants récupérés lors de la séparation. En Europe, on refait le mélange.

Une des limites de la cuisine traditionnelle réside aussi dans les pertes inévitablement rencontrée lors de la préparation des plats.

Comment voyez vous la chaîne de production alimentaire du futur?

H.T. : J'espère que, afin d'éviter ces transports d'eau inutiles, les agriculteurs se doteront du matériel nécessaire à la au fractionnement et au craquage de leur production. De nombreuses méthodes le permettent aujourd'hui, où l'on fractionne le lait et le blé. En soi, les méthodes de production ne changeront pas sensiblement, mais on pourra changer la nature des végétaux cultivés. Je ne suis pas certain l'on soit obligé de manger des insectes à l'avenir, mais ce n'est pas une possibilité à exclure, pour produire des protéines. Nous mangerons moins de viande et plus de protéine végétales, mais les agriculteurs continuerons à faire pousser des carottes et des lentilles.

En regardant les procédés , on se dit que cela doit marcher mais on se demande si le bilan énergétique tourne vraiment à la faveur de la cuisine note à note. N'est-il pas trop coûteux en énergie de séparer les constituants de notre production agricole ?

H.T. : Lorsque l'on parle de décomposition en élément anhydres, les gens pensent souvent à des technique par évaporation, ce qui est effectivement énergivore. Toutefois il existe aujourd'hui des techniques bien plus efficaces, telles les micro ou nanofiltration, les osmoses directes ou inverses, bref des tas de méthodes utilisant des membranes. Ces procédés sont très efficaces, et ils permettentde traiter de très gros volumes très rapidement. La ville d'Angers, par exemple,  filtre son eau par ce procédé et approvisionne ainsi des centaines de milliers d'habitants.

Que pensez-vous des attaques quant à la toxicité qui sont faites à propos de la cuisine note à note?

H.T. : Je me moque complètement des attaques, surtout quand elles sont faites par des réactionnaires, par  des timorés, ou par des personnes qui ont des intérêts financiers. Et je sais, d'autre part, que quand la France a eu faim avant la Révolution, elle est passée à la consommation de pommes de terre alors qu'on accusait ces dernières de donner la lèpre ! D'autre part, je reste stupéfait d'avoir vu que les cuisiniers, qui refusaient les agar-agar et autres gélifiants des algues, me disant qu'ils seraient toxiques… y sont passés en quelques semaines, quand il y a eu la crise de la vache folle, il y a une vingtaine d'années. Enfin, le public (et les journalistes qui en sont les ambassadeurs) se comporte de façon indécente : on mange les pommes de terre bio avec la peau  (sous la peau, il y a des glycoalcaloïdes toxiques) ! J'ai des milliers d'exemple de ce type à vous donner… alors, faut-il vraiment discuter tout cela ?

Ma réponse est donc : la question est sans intérêt, et je ne veux pas répondre. Mieux, avec la cuisine note à note, tous les ingrédients que l'on utilise prennent le statut d'additif, de sorte que la catégorie des additifs disparaît. Idem pour les « arômes » (je mets des guillemets parce que la terminologie légale est fautive : un arôme, c'est en français l'odeur d'une plante  aromatique).

Cela étant, quelques éléments d'information. Les additifs sont des produits très évalués, par des tas d'instances réglementaires. Cessons la paranoïa des complets, les experts qui seraient tous vendus à l'industrie, et autres imbécilités. J'ai des collègues experts, et les réglementations qu'ils visent à faire adopter valent pour eux-mêmes et pour leur famille, leurs enfants !

Pour ce fameux « grand complot de l'industrie », là encore, il  y a une immense naïveté. Certes les industriels voudraient bien que nous achetions leurs produits, mais  ils savent aussi que leur  réputation est la garantie de leur succès. Pour les experts comme pour les industiels, je ne suis pas naïf : il y a des fraudeurs dans toutes les catégories humaines…

Cela dit, attention à ne pas gober n'importe quelle information : les moyens modernes d'analyse permettent de doser des  substances à très faibles doses. Il ne faut pas confondre la présence d'un composé dans un aliment et le risque que pourrait faire courir l'aliment. Par exemple, le cuivre est « toxique »… mais notre organisme en a besoin. Tout est une question de dose. D'ailleurs, assez généralement, la plupart des composés odorants de nos aliments sont toxiques quand ils sont purs, mais ils donnent l'odeur des aliments classiques (je ne parle pas des aliments note à note) quand ils sont dilués. Ce liquide que voici est de l'heptanone pur. Il n'est pas utilisable en l'état : il faut le diluer environ un million de fois pour donner l'odeurdu roquefort dans une sauce, par exemple. 

Quels sont les différents types d'additifs ?

H.T. : Aujourd'hui, il y a les  les colorants, les conservateurs, les émulsifiants,  etc. Dans la cuisine note à note, vous utiliserez les  colorants, les correcteurs d'acidité, les agents de saveur, les émulsifiants et épaississants… D'ailleurs, ce serait le lieu de discuter la question des composés d'origine naturelle versus les composés de synthèse. De l'eau, on peut en récupérer dans la pluie, ou bien la synthétiser à partir de dihydrogène et de dioxygène. On aura le même résultat… sauf que l'eau de synthèse sera plus pure. Autre exemple, le E460, qui est un colorant vert. Il est extrait industriellement de la luzerne… mais, d'une part, l'extraction s'apparente en tout à la fabrication du sucre de table, pour lequel on n'a généralement aucune objection, et, d'autre part, les pigments récupérés sont les mêmes que ceux qui seraient produits par un cuisinier qui fait un « vert d'épinard ». Ce sont des pigments des végétaux. Pour la synthèse, considérons le benzaldéhyde (ce n'est pas un additif, mais un composé odorant ; peu importe, la question se  pose de même pour les additifs et les « arômes »). Je synthésisais ce composé quand j'avais 14 ans. Faut-il vraiment se donner la peine de l'extraire des amandes, alors que la molécule est facile à fabriquer, et que c'est la même que celle que l'on extrairait difficilement ? 

Etes vous optimiste quant à l'avenir de la cuisine note à note?

H.T. : Je n'ai aucun doute, parce que le « projet note à note »  dépasse la seule cuisine. Il y a des possibilités pour domaines à la fois, la cuisine en premier lieu, l'art, l'énergie, la nutrition et les allergies, les gaspillages... Quand bien même on mitigerait la validité d'une avancée dans un domaine, les autres demeureraient.  Et vous savez l'art parfois n'a simplement pas besoin de justification et les gens le recherchent toujours.

Est-il facile aujourd'hui de se fournir en ingrédients nécessaire à la cuisine note à note?

H.T. : On trouve déjà un grand nombre d'ingrédients sur les catalogues de fournisseurs pour cuisiniers, mais aussi  chez des industriels de l'agroalimentaire, ou même dans  des boutiques pour les particuliers. A New York,  la semaine dernière,  j'ai vu un supermarché vendant toute sorte de vitamines et de protéines. On trouve presque tout ce que l'on veut. Et si certains composés restent d'accès difficile, cela ne durera pas : la question sera réglée comme avait été réglé l'accès aux matériels, pour la cuisine moléculaire, il y a trente ans. 

La cuisine note à note est-elle chère?

H.T. : Oui et non. Mais la question a peu de sens, telle quelle. Pour faire un dessin, Picasso a besoin d'un fusain et d'une feuille de papier, et cela vaut des millions d'euros. Il ne faut donc pas confondre le coût matière, et le coût artistique. Or la cuisine est un art, comme la peinture. Si vous allez manger de la cuisine note à note chez un bel artiste, vous la paierez cher. En revanche, les ingrédients de la cuisine note à note ne sont pas coûteux. Par exemple, avec une goutte d'octénol, ce qui coûte moins d'un centime, vous produirez des litres d'huile parfumée au  champignon.

Pensez vous que la cuisine note à note soit à la portée de tous?

H.T. : Absolument. Un enfant peut  mélanger six cuillerées de protéines, quatre cuillerées d'eau, ajoutant de la couleur, de l'odeur, de la saveur, et cuire le tout comme on cuirait un steak ! En revanche, si l'on veut faire des œuvres plus élaborées, il y aura à apprendre. Mais on peut aussi envisager des « kits », afin de faciliter le travail, et permettre des réalisations plus facilement. Tout comme en musique : en principe, ce n'est pas difficile d'ajouter des ondes sonores, mais un synthétiseur, avec des curseurs, est une sorte de kit pratique. Et on vend des synthétiseur dans les magasin de jouets.

Vous pensez à la machine qui cuisine seule?

H.T. : Lorsqu'on invite des amis,  on ne veut pas servir du tout préparé. Aux Etats Unis,  la tendance change vraiment quant aux plats préparés. L'idée de recevoir contient aussi l'idée de se donner du mal pour ceux que l'on reçoit Il faut un certain degrés d'interaction avec ce qu'on mange. Et puis, le public ne veut pas être lié à un industriel particulier : le monopole  est mal  vu, à juste titre. La machine Nespresso est un succès  elle simplifie la préparation du café sans la rendre entièrement automatique. Ces technologies sont très simple. Pour la plupart de ces machines il suffit d'une pompe, d'une résistance et d'un micro contrôleur. On aurait pu les développer il y a des dizaines d'années à bas coût déjà. Si on ne l'a pas fait c'est que la cuisine a une certaine aura et que les gens sont fascinés par le faire soi même et un retour à la nature. Ce qui peut les convaincre, ce sera soit le porte monnaie (une nourriture bien moins chère) soit une véritable offre gustative. En conclusion une machine qui assiste dans la préparation des plats mais avec une certaine interaction et un contrôle.

Dans les années 2000 j'ai inventé  une machine capable de mélanger et doser automatiquement des produits ; elle a été construite par des amis allemands, à Mainz. Je l'avais nommée pianocktail. Elle permet de mélanger des liquides et est entièrement contrôlée par ordinateur. C'est une machine très simple  dont le premier prototype a été monté  en une journée. Des industriels sont venus la voir, et l'on verra bien si l'un d'entre eux la commercialise (il n'y a pas de brevet). Je m'intéresse plus à la science qu'au business et je ne cherche pas à m'enrichir. Pourtant je suis sûr que dans le domaine d'ici peu certaines personnes se feront beaucoup d'argent.

Une telle machine coûterait cher?

H.T. : Aucunement, elle ne coûterait pas plus cher qu'un four à micro-ondes un peu élaboré.

Pensez-vous qu'un modèle de supermarché comme nous le proposons soit une alternative réaliste et technologiquement réalisable?

H.T. : La machine que vous proposez est tout à fait réalisable, preuve en est le pianocktail. Pour le reste, je soutiens activement un changement de paradigme des modes de cuisine et des moyen de production des ingrédients. Une machine qui prépare les plats suivants des recettes enregistrées peut tout à fait fonctionner.

Il y a 25 ans vous lanciez une nouvelle discipline scientifique : la gastronomie moléculaire. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Dans mon laboratoire INRA d’AgroParistech, nous continuons inlassablement à faire de la recherche en gastronomie moléculaire : nous cherchons les mécanismes des phénomènes qui se produisent lorsqu’on fait de la cuisine. Et ne cessent de se créer à l'étranger, dans les universités et centres de recherche, des laboratoires où travaillent des collègues, dans la discipline.

Vous avez ensuite lancé la cuisine moléculaire. Rappelez-nous de quoi il s’agit par rapport à la gastronomie moléculaire ?

La cuisine moléculaire, c'est la cuisine rationalisée, et, surtout, rénovée : on utilise des outils modernes, comme par exemple un siphon au lieu d’un fouet pour f aire monter un blanc d’œuf en neige. Elle est aujourd’hui pratiquée par les grands chefs du monde entier... mais je propose aujourd'hui mieux : la cuisine note à note. Elle remplacera la cuisine moléculaire.

 La cuisine note à note est donc une deuxième révolution ! De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de cuisine : on produit des aliments. Toutefois, au lieu d'utiliser des viandes, poissons, légumes ou fruits, on utilise des composés purs, offrant au cuisinier la liberté de construire tous les aspects des aliments : formes, consistance, couleurs, saveurs, odeurs, piquants, frais... C’est un continent entier qui s’ouvre donc à notre gourmandise ! Il s’agit d’un merveilleux projet artistique où tout est à inventer, mais le projet politique est encore plus passionnant, car, demain il faudra nourrir 9 milliards d’humains tout en se confrontant aux problèmes d’eau et d’énergie. Si les agriculteurs, à la ferme, apprennent à retirer l'eau des produits agricoles, on évitera jusque 40 % de gaspillages, entre le champ et la cuisine. On évitera de transporter de l'eau. Il faut donc enseigner à fractionner les produits végétaux, pour produire des fractions, mélanges que les cuisiniers devront ensuite utiliser. Acides aminés, lipides, fibres, sucres, pigments, vitamines... Techniquement c’est très facile. Avec un investissement de l'ordre de celui d'un vigneron, l’agriculteur obtient de la valeur ajoutée. Et, à l’autre bout de la chaîne, le cuisinier se servira des multiples composés ainsi mis à sa disposition pour inventer des plats nouveaux.

Ce livre est un manifeste en même temps qu’un manuel pour cette nouvelle cuisine tout à fait révolutionnaire.Pourquoi ce nom de "cuisine note à note" ?

Pour plusieurs raisons, et notamment :

- parce que la cuisine est un art, comme la musique

- à la musique par accord, on peut opposer la musique, note après note, par "arpèges", en quelque sorte ; or une carotte comporte tous les composés à la fois, comme un accord, d'où l'idée d'introduire les "notes", les composés, un par un

- il fallait absolument éviter de reproduire l'erreur de l'expression "cuisine moléculaire", qui est bien trop souvent confondue avec "gastronomie moléculaire". Ici, dans "cuisine note à note", il y a d'abord "cuisine", puis aucune référence à la science quantitative

- et autres raisons inavouables...

Une question et une réponse à propos d'un email reçu ce matin :

    Bonjour. J'espere que vous me pardonnerez de vous contacter de façon si cavalière. Ma question peut sembler naïve ou farfelue je pense cependant que vous êtes une des personnes les mieux placées pour y répondre. Je suis vos travaux avec intérêt, et j'aime beaucoup le principe de la cuisine note à note qui permettra peut être de répondre à un grand défi de notre époque.

     Comme vous le savez, il est difficile de répondre à la crise alimentaire actuelle, nous connaissons l'impact énorme de la consommation de viande sur l'environnement et il parait difficilement envisageable de nourrir une population de 7 milliards d'individus avec de la viande rouge.

     Je ne vous apprend rien en vous disant que l'entomophagie est pour beaucoup, moi y compris, une solution d'avenir. Des protéines de qualités en grand nombre et qui necessitent peu d'eau, de nourriture et d'energie, insensibles à la douleur (sans système nerveux) faciles à stocker et presentant peu de risques sanitaires. A ma grande surprise, si beaucoup d'associations se créent pour promouvoir l'entomophagie, je n'ai pas vu de travaux visant à transformer ces proteines. je ne pense pas que les gens soient pret à abandonner leurs habitudes alimentaires pour manger des insectes sous leurs formes originales.

     Ma question est donc : La cuisine note à note peut elle nous permettre d'utiliser des protéines provenant d'insectes, de leur donner différents gout et textures (si possible le plus proche possible de la viande) à moindre cout et avec un impact environnemental faible.

Je comprend que votre temps est précieux, veuillez m'excuser d'en abuser.

Avec toutes mes salutations,

Bien cordialement,

Et ma réponse :

Cher Monsieur

merci de votre message amical. Il arrive alors que je suis en train de programmer une séance publique de l'Académie d'agriculture de France sur les insectes dans l'alimentation humaine. Oui, il n'est absolument pas difficile d'utiliser des protéines de ces bestioles pour de la cuisine note à note. Pour la cuisine, une protéine qui coagule (ovalbumine, sérum albumine, etc.), c'est une protéine qui coagule, et une protéine qui ne coagule pas (collagène, par exemple) est souvent un agent gélifiant, quelle que soit l'origine.

Cela étant, il y a la question de savoir s'il vaut mieux cultiver des plantes qui apporteront des protéines végétales, ou d'élever des insectes pour le même but.

La solution : le nerf de la guerre!

bien à vous

Comment vous est venue l'idée de la cuisine note à note?

Je me demande plutôt comment personnes d'autres n'en a pas eu l'idée, car c'est d'une absolue évidence. Nous savons tous que les ingrédients culinaires sont des mélanges de composés, et nous savons tous que nous ajoutons des composés purs, tels que le saccharose (sucre) ou chlorure de sodium (sel) quand les ingrédients doivent être "assaisonnés". Je me souviens même que j'avais dû faire un effort intellectuel, lors d'expériences sur le vinaigre, dans les années 1980, pour comprendre que ce n'était pas une solution d'acide acétique dans l'eau et que, au contraire, il y avait une foule de composés supplémentaires.

Cela dit, l'idée de la cuisine note à note, que j'ai eue en 1994, est quand même venue parce que j'avais "joué" à ajouter du paraéthylphénol dans des vins ou dans des whiskys, sans compter la vanilline que j'utilisais alors beaucoup. Dans le tournage d'une émission sur Arte, d'un diner chez Michel Bras j'avais joué avec du diacétyle que j'injectais à la seringue dans des échalotes, et j'ai abusé du 1-octène-3-ol, qui a une merveilleuse odeur de sous-bois.

Finalement, j'ai publié l'idée dans l'article que j'avais fait dans la revue Scientific American, en avril 1994.

Comment marche la cuisine note à note?

L'idée, c'est de tout construire, par des mélanges de composés : les odeurs, les saveurs, les consistances. Voir la recette de Pierre Gagnaire :

Note à note Perles de pomme, opaline, granité citron

     

Recette N°1

Le petit lait

Le marché

500g de lait

1gr d'acide citrique

La méthode

Mélanger l'acide citrique avec le lait froid

Chauffer l'ensemble jusqu'à ce que le lait coagule (vire au fromage).

Filtrer à travers un linge humide pour obtenir le petit lait.

Réserver au frais.

Recette N°2

Perles de pomme

Les marchés

1) Base petit lait

100gr Petit lait

25gr Maltitol (sucre de synthèse)

25gr d'arôme pomme

2) Solution Alginate

½ l d'eau

4gr d'alginate

(mixer à froid)

3) Solution calcium

¼ l d'eau

2,25gr de calcium

4) Le mélange pour les perles

125gr de base de petit lait

75gr de solution alginate

1,25gr de citras

La méthode

Avec une seringue faire tomber des gouttes de mélange perle dans la solution calcium, les retirer avant quelles ne durcissent complètement et les rincer à l'eau claire.

Les conserver dans de l'eau avant l'emploie.

Recette N°3

Péligot de glucose

Le marché

100gr de sirop de glucose

40gr d'eau de source

La méthode

Cuire l'eau et le glucose jusqu'à obtenir un caramel brun.

Couler ce caramel sur un silpat pour le refroidir.

Réduire en poudre très fine ce caramel.

Déposer sur un silpat une plaque à empreintes de cercle de 6 cm de diamètre.

Saupoudrer le caramel de glucose sur 2mm d'épaisseur maximum.

Retirer la plaque à empreintes.

Enfourner dans un four chaud pour reconstituer le sucre.

Laisser refroidir.

Conserver les opalines dans une boîte hermétique, dans un endroit très sec.

Recette N°4

Granité citron

Le marché

¼ l d'eau de source

100gr de glucose

80 gouttes d'arôme citron

La méthode

Faire fondre complètement le glucose dans l'eau.

Ajouter l'arôme et mettre à congeler.

Ecraser à la fourchette lorsque le granité sera pris en glace.

Le dressage

Dans une assiette creuse déposer délicatement les perles de pomme, le granité de citron au centre et le Péligot de glucose sur l'ensemble.

BIentôt, j'ajouterai ici une autre recette, de Hubert Maetz (Le Rosenmeer, à Rosheim) et d'Aline Kuentz (Cuisine Aptitude, Strasbourg)

Comment envisagez-vous le renouveau culinaire ?

La cuisine note à note… En 1995, j’ai publié un article où j’écrivais : « je rêve d’un temps où les recettes de cuisine contiendront des phrases comme « ajouter trois gouttes de linalol à 0,03 % ». Parce que dans les laboratoires de chimie nous avons des tas des molécules non toxiques qui ont des goûts originaux avec des saveurs, des odeurs…

 

Qu’est-ce exactement la cuisine note à note ?

Pour l’instant la cuisine se compose d’accords. Des accords de différents produits eux-mêmes composés d’une grande variété de molécules. Pourquoi un cuisinier ne pourrait-il pas jouer comme un pianiste qui, pour sa mélodie, utilise des accords et des arpèges. Avec la cuisine note à note, il est tout à fait possible de préparer une sauce sans cuisson, uniquement avec de l’eau et quelques molécules, telles des polyphénols (extraits du jus de raisin, pourquoi pas), du glucose (extraits de la carote ou du blé, pourquoi pas)…

 

Préconiseriez-vous ces apports de molécules parmi les ingrédients des recettes ?

Je n’aurais aucun scrupule à utiliser des molécules présentes dans la truffe pour avoir un plat agréable, mais il faudra faire très attention à ne pas dire que c’est un plat à la truffe.

 

Les chefs crieraient au sacrilège…

Oui, il est trop tôt.  Mais il y a 50 millions de Français qui aiment la truffe et qui n’ont pas les moyens d’en acheter.  Bien sûr manqueront le croquant de la truffe, son odeur… Mais vous savez que l’odeur de la truffe, c’est un fantasme. Vous mettez des truffes dans un panier, vous les sentez une par une, elles ont toutes des odeurs différentes. C’est ça qui est merveilleux. Les fraises, c’est pareil, vous n’en trouverez jamais deux identiques. C’est ça qui est merveilleux en cuisine. Un nouveau monde culinaire…Personne n’est prêt à ça. J’en ai parlé sur France Inter ; des auditeurs ont crié que je voulais empoisonner tout le monde… J’ai donc fait marche arrière car pour le moment il y a mieux à faire : le constructivisme culinaire.

 

Le constructivisme culinaire…

Lorsqu’un cuisinier construit un plat dans l’assiette , c’est pour vous dire : « regardez ce que nous avons construit pour vous ». Et si on a construit pour vous, on vous aime.. Certains cuisiniers nous déroulent le tapis Rouge, avec un « ah ! Je suis content de vous revoir… Je vais vous servir un verre de vin, c’est le verre du patron… ». Peu importe ce que nous aurons dans l’assiette, nous avons été reconnus, nous sommes aimés, notre ego est satisfait et nous passerons un bon moment.

 

Une construction visuelle ne suffit pas toujours…

En bouche, on doit sentir la construction, sentir les filets de poisson glisser… Construire, c’est aimer et parfois cela s’apprend. Vous savez, beaucoup d’entre nous ne savent pas dire «je t’aime».Moi compris. Alors je travaille.

 

1.       Quel est le concept de la cuisine Note à note ?

Cuisiner avec des composés purs (si possible), tout comme avec la musique acoustique. Evidemment, on a le droit de mêler la trompette, le violon et le synthétiseur,  et l'on a le droit (de tout faire ce qui est sain et bon) de mêler des ingrédients traditionnels et des composés, mais c'est moins dans l'idée. Pourquoi se raccrocher au passé quand un nouveau continent s'offre à nous ?

2.       Quelle serait la différence majeur entre la cuisine moléculaire et la cuisine note à note ?

La définition de la cuisine moléculaire, c'est "de nouveaux outils, ingrédients, méthodes". Mais avec la cuisine moléculaire, on peut très bien utiliser des carottes ou du boeuf. Avec la cuisine note à note, on utilise des composés si possible purs, pas des mélanges qui se nommeraient boeuf ou carotte

3.       Quels sont les principaux avantages de la cuisine note à note ?

Il y en a de tas de sortes. Artistique, d'abord. Technique (précision), ensuite. Politique : on donne de la valeur ajoutée aux produits agricoles, et l'on enrichit les fermiers qui feront la préparation des composés, ou, au moins, qui prépareront des fractions. Je joins un texte

4.       Quelles sont les principales barrières pour la popularisation du note à note dans les cuisines du monde entier ? La crainte du nouveau, toujours. Et pour l'instant, aussi : la difficulté de se procurer les produits, la méconnaissance de leur goût, la difficulté artistique de partir de composés au lieu d'ingrédients classique (c'est encore parce que c'est nouvea)

5.       Quand et comment avez-vous commencé à penser au note à note ? (expliquer un peu l’histoire et la situation actuelle) : 1994, dans mon article de Scientific American, c'est expliqué

6.       Existe-t-il certains chefs qui ont déjà mis en pratique votre théorie ? Si oui, qui ?

Pierre Gagnaire a été le premier, à Hong Kong, le 24 avril 2009. Puis Hubert Maetz et Aline Kuentz, à Strasbourg, puis les chefs enseignants du Cordon bleu, puis l'équipe de Potel et Chabot

7.       Avez-vous des photos et recettes de certaines assiettes réalisés sur ce concept ?

Plein

8.       Quel serait le chemin à suivre pour un chef qui voudrait se lancer dans le note à note ? Se procurer des produits, les goûter, apprendre à les utiliser, travailler, réfléchir, et ne jamais oublier de "faire bon"

9.       La cuisine note à note requiert-elle certains produits spécifiques comme ce fut le cas de la cuisine moléculaire ? (alginates, agar-agar, …)

Oui, encore plus!

10.   Existe-t-il des cours sur la cuisine note à note ?

Le premier sera le 21 novembre, pour les chefs des Toques blanches internationales, à l'Hôtel La Renaissance de La Défense/Paris. Puis mes cours de janvier 2012.

Vous avez récemment déclaré, alors que vous en étiez l’inventeur, que la « cuisine moléculaire » était dépassée et que c’est la « cuisine note à note », qui sera la prochaine grande tendance culinaire, durable !

Hervé This : je persiste et signe. Je voudrais revenir sur un certain nombre d'erreurs. Peu après avoir proposé la terminologie "gastronomie moléculaire et physique", en 1988, avec Nicholas Kurti, nous avons organisé les International Workshops on Molecular and Physical Gastronomy. Nous avons invité des cuisiniers, parce que nous avions le sentiment (juste) que nous devions partir de véritables phénomènes culinaires, et non pas de nos élucubrations théoriques. C'est là que - du point de vue des media et pas du nôtre - il y a eu confusion. Les média ont considéré que la cuisine rénovée se confondait avec la gastronomie moléculaire. Les cuisiniers, aussi, ont eu leur part de responsabilité, quand ils ont dit à la presse qu'ils faisaient de la "gastronomie moléculaire", ce qui n'est pas exact, puisque aucun cuisinier ne fait de science. Depuis ce temps, je ne cesse de répéter que non, aucun cuisinier ne fait de gastronomie moléculaire. Et, lors d'un séminaire à Paris, fin 1999, j'ai même corrigé Heston Blumenthal... et j’ai introduit la terminologie "cuisine moléculaire", pour distinguer l'activité scientifique (gastronomie moléculaire) et l'activité culinaire (cuisine moléculaire). Aujourd'hui, la rénovation technique de la cuisine moléculaire étant faite, j’accompagne un nouveau mouvement, la "cuisine note à note".

De quoi s’agit-il exactement ?

Hervé This : Je vous propose d'abord de considérer la   définition de la « cuisine moléculaire ». C'est

« la production d'aliments (la cuisine, donc) par de « nouveaux » outils, ingrédients, méthodes ». Dans cette définition, le terme « nouveau » désigne plus ou moins tout ce qui n'était pas dans les cuisines des cuisiniers français en 1980 : le siphon, l'alginate de sodium (pour faire des perles à coeur liquide, des spaghettis de légumes, etc.) certains gélifiants (agar-agar, carraghénanes, etc.), l'azote liquide, l'évaporateur rotatif, et, plus généralement, l'ensemble des matériels de laboratoire qui peuvent avoir une utilité technique.

Avec la cuisine note à note, c’est très différent, car l'objectif est ici de ne plus utiliser les ingrédients classiques que sont les légumes, fruits, viandes ou poissons, mais de construire les plats à partir de composés. Des composés purs, ou bien des mélanges inédits, tels qu'on en obtient par fractionnement des tissus végétaux ou animaux.

Au moment où les français se tournent vers valeurs du terroir, de l’origine, et manifestent une grande méfiance à l’égard de tout ce qui - de près ou de loin - a à voir avec la chimie, n’avez vous pas l’impression d’aller plus qu’à contre courant ?

Hervé This :  j’ai l’habitude ! Quand ma démarche scientifique à conduit les cuisiniers à s’interroger sur les plus simples de leurs gestes comme monter des blancs en neige, on ne peut pas dire qu’elle a été bien accueillie, et j'ai même reçu des menaces de mort quand j'ai réformé l'enseignement culinaire, en dénonçant les idées fausses de cuisson « par concentration » et « par expansion ». Cela étant, on aura raison de penser que je n'ai rien à vendre, mais que je crois, au contraire, que le rôle  de la science est d’avoir une longueur d’avance. La cuisine note à note se développera, et pour ne pas être seulement une "tendance", mais, au contraire, un phénomène durable !

Alors demain que se passera-t-il ?

Hervé This : La cuisine note à note est née en 1994 (article publié dans la revue Scientific American) alors que nous nous amusions à introduire des composés dans des aliments : du paraéthylphénol dans des vins ou dans des whiskys, du 1-octène-3-ol dans des plats, du limonène, de l'acide tartrique, etc. Nous voulions alors simplement améliorer des aliments, mais il m'est rapidement venu à l'idée  l'idée qu'amender les mets n'était qu'une étape, analogue à l'assaisonnement, et que l'on pouvait faire bien mieux, à savoir  composer des aliments entièrement à partir de composés. Autrement dit, la cuisine note à note ne fait plus usage de mélanges traditionnels de composés alimentaires (viandes, poissons, fruits, légumes), mais seulement de composés... tout comme la musique électroacoustique ne fait pas usage de trompettes, violons, etc.,  mais seulement d'ondes sonores pures que l'on combine.

Le cuisinier de demain devra donc concevoir :

- les formes des éléments constitutifs des mets,

- leur couleur,

- leur saveur,

- leur odeur (ante et rétronasale),

- leur consistance,

- la températures à laquelle les servir,

- leur constitution nutritionnelle etc.

La cuisine note à note existe-t-elle déjà ?

Hervé This. Oui, dans le cercle encore confidentiel des chefs les plus audacieux. A ce jour, la faisabilité de cette cuisine encore expérimentale s’est concrétisée au travers d’un premier plat, présenté à la presse par Pierre Gagnaire à Hong Kong,  en 2009. Deux chefs alsaciens, Hubert Maetz et Aline Kuentz ont ensuite fait un plat note à note en 2010, et des dîners complets ont été préparés deux fois, à un an d'intervalle, par les chefs de l'école Le Cordon bleu Paris. Le  26 janvier 2011, en lancement de l'Année internationale de la chimie, à l'UNESCO, l'équipe de Potel et Chabot a produit un menu qui a été à nouveau servi lors de la remise des étoiles du Michelin, et, plus récemment, des chefs des Toques blanches ont enseigné la cuisine note à note à du public, à l'occasion du Téléthon.

CA : Pourquoi une telle révolution ? Pensez vous qu’elle se traduira vraiment un jour dans nos repas quotidiens ?

Hervé This : J’en suis persuadé,pour plusieurs raisons concordantes :

1. une crise de l'énergie s'annonce : il n'est pas certain que la cuisine traditionnelle - laquelle d’ailleurs ? - soit durable

2. les Anciens sont toujours battus par les Modernes, lesquels veulent des objets de leur génération

3. le « fractionnement », c’est-à-dire la séparation des différents constituants d'une matière première agricole comme le lait ou les céréales existe déjà. Pourquoi pas pour la carotte, la pomme, etc. ?

4. Les objections qui sont faites contre la cuisine note à note ont été les mêmes pour la musique moderne... et maintenant toutes les radios diffusent de la musique électronique. Autrement dit, je pense que nous sommes du point de vue culinaire et nutritionnel à l'équivalent de 1947, quand Varèse et quelques autres lançaient la musique électronique, avec le succès que l’on sait.

L’affolement des papilles

Pour Hervé This, qui a participé aux dîners proposés par les Chefs de l'école Le Cordon Bleu, la cuisine note à note fait perdre la tête à nos papilles et c’est bien sûr ce qui l’enchante.  Propos d’après repas : « le premier plat comportait une sphère jaune et tendre dans un "nid" blanc, foisonné: nous n'avons pas pu nous empêcher de penser à de l'œuf... d'autant que le menu évoquait des œufs en meurette.  Il y avait cependant une petite acidité... qui dérangeait pour un œuf... mais qui était bien moindre que dans une salade. Au nom de quoi aurions-nous pu juger que le mets était trop ou insuffisamment acide ? Pour un autre plat, le menu indiquait  "pot au feu" : nous avons tous comparé ce qui était servi à de la viande... alors que les cuisiniers avaient mêlé de l'amylose à de la gélatine, pour donner une consistance mi végétale-mi animale, inconnue, remarquable. Autre exemple, le menu  évoquait la mozzarella: la consistance du mets servi n'avait rien à voir avec de la mozzarella (c'était bien mieux), mais nous avons tous comparé. Au total, ce fut un très étonnant diner, parce que, pour une fois, les repères étaient perdus. »

Menu d’octobre 2011 Ecole Le Cordon Bleu

Note à n’œuf en rappel « Meurette »

Mille feuille terre et mer trois couleurs 

souligné des deux sauces « Kientzheim » et crustacés

Recherche note à note en pot-au-feu

Reconstitution d’une mozarella, huile d’olive et mâche  

 Dessert Le Cordon Bleu

Préparé par les chefs : Patrick Terrien, Patrick Caals, Philippe Clergue, Frédéric Lesourd,  Patrick Lebouc, Franck Poupard, Bruno Stril et Marc Thivet,  Jean-François Deguignet, Xavier Cotte, Nicolas Jordan  et Jean-Jacques Tranchant

Les 7 commandements du cuisinier note à note

Sachant qu’à partir de composés  en éprouvettes, en flacons, il faut... composer un « plat ».

1. Les parties tu agenceras : dans le saumon à l'oseille, il y a la pièce de saumon, et la sauce à l'oseille. La question est donc : qu'agencer, et comment ? L’une des règles de la cuisine classique est de jouer des contrastes, d’agencer des “morceaux” qui ont des consistances différentes. Par exemple, un morceau dur à côté d'un morceau mou. Puis des parties de différentes couleurs (du jaune à côté de l'orange), des parties de différentes saveurs (du salé à côté d'acide), des parties de différentes odeurs (une odeur de zeste de citron entre une partie à l'odeur d'orange, et une partie à l'odeur de pamplemousse), des parties de différentes températures (une quenelle glacée dans un consommé froid)...

2. Les formes tu définiras : chacune des parties devra avoir une forme particulière. On ne "subit » plus la forme du poulet... puisqu'il n'y a plus de poulet… Il faut donner des formes, les décider. En s’inspirant de l’existant ou en faisant toute autre chose : une pyramide dans un cube transparent, une sphère contenant un cube. Pour l'instant, seuls nos amis pâtissiers font cela... mais pourquoi pas les autres professions de bouche ?

3. Les couleurs tu choisiras : difficile de choisir une couleur qui ait du sens. De nombreux pigments existent, extraits des végétaux : les chlorophylles, bleus ou verts ; les caroténoïdes, jaunes, orange, rouges ; les anthocyanines, rouges et noirs, etc. Beaucoup de ces pigments  ont une couleur qui dépend de  l'acidité : de quoi s'amuser ! S’y ajoutent les produits animaux comme l’acide carminique de la cochenille, rouge donc, et les colorants de synthèse. Signalons, puisque nous évoquons des composés de synthèse, que les composés naturels ne sont pas plus "sains" que les autres : c'est la structure moléculaire, d'une part, et la dose d'autre part, mais aussi l'environnement moléculaire, qui font que les composés seront ou non inoffensifs. Vous en doutez ? A l’état pur, les caroténoïdes sont des explosifs !

4. Les saveurs tu décideras : il y a bien plus de saveurs  que les quatre usuelles : sucré, salé, acide, amer ! En cuisine classique, les cuisiniers connaissent le goût du poulet, du navet, du beurre... et savent comment les assembler. Pour la note à note, ils ne connaissent toutes les saveurs des acides aminés, des divers sucres et édulcorants, etc. Il doivent “apprendre les mots pour faire des phrases”, c'est-à-dire des plats.

5. Les odeurs tu composeras : cette fois, la pratique est un peu plus difficile, parce que les composés odorants sont très puissants quand ils sont à l'état pur. Des pistes : le limonène, qui fait la note particulière du zeste de citron ; le sotolon, qui fait la note du vin jaune, de la noix, du curry ; le 1-octen-3-ol, qui a une merveilleuse odeur de sous-bois ; la vanilline... que tout le monde connaît! Les cuisiniers, pour cet aspect, auront raison de se rapprocher des parfumeurs, qui ont déjà bien exploré ce monde des composés odorants, et qui savent les mettre en oeuvre, dans les parfums, les aérosols, etc.

6. De la fraîcheur ou du piquant tu décideras : ces sensations, dites “trigéminales”, sont différentes des odeurs et des saveurs. Ce sont des composés spécifiques qui les donnent, tels la pipérine du poivre, la capsaïcine du piment, le menthol de la menthe, l'eugénol du clou de girofle. Certains de ces composés sont à la fois sapides (ils ont de la saveur), odorants, et à action trigéminale, comme l'éthanol, ou alcool éthylique. La vodka, c'est 40 % de cet alcool dans de l'eau aussi pure que possible ; il a été découvert récemment que ce sont les « impuretés » de l'eau utilisée qui font les différences entre les vodkas.

7. La consistance tu considéreras. Certains ont reproché à la cuisine moléculaire d'être "molle", marce que faite de gels. Naïveté ! Car les tissus végétaux et animaux sont des gels : un liquide dans un solide. On obtient des sensations en bouche spécifiques si l'on structure les différentes consistances élémentaires que l'on produit. Pensons au surimi, obtenu par filage de protéines de poisson,  et n'oublions pas, que des techniques simples peuvent arriver à des résultats compliqués en termes de consistance, tel que tresser des spaghettis qui donne une merveilleuse sensation en bouche.

 

 Qu’est-ce qui distingue la cuisine moléculaire de la cuisine note à note ?

Hervé This : En termes de cuisine, j’ai proposé deux innovations : la cuisine moléculaire il y a de ça 30 ans et la cuisine note à note qui est, elle, ultra-moderne. L’idée, dans les années 80,  était de rénover les techniques culinaires : pour faire des sorbets,  de l’azote liquide donne de meilleurs résultats que des sorbetières. Il s’agit là de ce que j'ai été obligé de nommer «  cuisine moléculaire » (pour distinguer de la gastronomie moléculaire, qui, elle, est de la recherche scientifique) : on cuisine comme d’habitude,  sauf que les ustensiles sont nouveaux. Dans la cuisine note à note, on oublie tous les ingrédients habituels (fruits, légumes, viandes et poissons), on prend des composés et on fait la cuisine. Si je prends une tomate, que je la broie, l’assaisonne et que j’ajoute de l’azote liquide, alors je fais un sorbet à la tomate. C’est de la cuisine moléculaire. Si je prends plusieurs composés comme l’eau, le lycopène, le glucose, l’acide citrique, je fais de la cuisine note à note.

Quels sont les outils nécessaires pour la cuisine note à note ?

H. T. : Pour la cuisine note,  la question est la suivante : on part de composés qui servent à faire des parties ayant des microstructures différentes et où l'on introduit des éléments qui donnent de la couleur, de l’odeur, du piquant. Pour faire la cuisine note à note, il faut tout d’abord les ingrédients tels que de l’eau, des sucres, des glucides, des protéines et acides aminés, des lipides. Cela constitue la base du produit. Puis, il faut des colorants, des molécules odorantes, des sels minéraux. Finalement, pas besoin de matériel nouveau... mais évidemment, l'introduction de matériels spécifiques sera un atout, notamment pour la construction de consistances nouvelles. Imaginez que vous vouliez faire le croquant d’une pomme. Il va falloir réfléchir à la manière de le faire et là nous aurons peut-être besoin d’un matériel particulier. Pour l’instant nous ne savons pas. Il y a donc tout à inventer. Ceux que j’ai converti à la cuisine note à note se débrouillent avec des casseroles. La question du matériel ne s’est jamais vraiment posée. Quels matériels vont pouvoir être introduits pour rendre service dans cette composition ? Pour l’instant nous sommes en train d’imaginer des structures. Il serait intéressant de provoquer une discussion sur les ustensiles qu’il faudrait introduire et d’alerter les fabricants sur la question.

Avez-vous prévu d’associer votre nom à une gamme d’équipement ?

H. T. : Non jamais. Je n'ai aucune action dans une société qui commercialise des ingrédients note à note... et je fais même la promotion d'ingrédients gratuitement ! La cuisine note à note est si importante, pour l'alimentation de nos « enfants », qu'il faut que je puisse la promouvoir   sans que personne ne me reproche des intérêts cachés. Et puis, je ne suis pas payé par l'Etat pour faire du commerce, mais de la recherche scientifique ! Mon engagement, à propos de la cuisine note à note, est un engagement citoyen. Enfin, ne rien vendre me met en position merveilleuse de poser la question à mes interlocuteurs : à votre avis,  puisque cela me prend du temps et que je n’ai rien à y gagner,  pourquoi je le fais ? Et la réponse est donnée : la génération qui nous suit mangera note à note,  en 2050  ou avant, et il est urgent de se préparer à une transition alimentaire à laquelle je crois. Nous serons 10 milliards d’êtres humains. Pour l’instant nous ne savons en nourrir que 6 milliards. Comment allons-nous faire ? Il n’y a pas assez de protéines pour tout le monde. Nous avons 35 ans pour nous préparer. Nous ne mangerons peut-être plus de carottes ni de tomates, mais de la cuisine note à note. Et puis, pourquoi rester sur le poulet rôti alors que nous avons devant nous un océan de possibilités nouvelles ?



Qu’en est-il de l’effet matrice de l’aliment avec les aliments artificiels ? Ont-ils les mêmes apports nutritionnels ?

Il faut quand même que je commence par signaler que j’ai décidé de ne jamais parler de nutrition et de toxicologie (https://hervethis.blogspot.com/2019/10/ni-nutrition-ni-toxicologie.html). 

D’autre part, pour la cuisine note à note, il est plus juste de parler d’aliments synthétiques, plutôt qu’artificiels, car en français, artificiel signfie « qui n’a pas été produit avec l’intervention d’un être humain ». Or toute la cuisine, traditionnelle ou pas, est artificielle, puisqu’elle résulte de la production par les cuisinières et les cuisiniers. 

D’autre part, les aliments ont-ils des « avantages » nutritionnels ? Par exemple, les aliments qui contiennent de l’acide phytique sont antinutritionnels, en quelque sorte, d’où la malnutrition d’après guerre en Angleterre, quand on a abusé de parties de blé qui comportaient trop de ces composés, et d’où de nécessaires attentions portées à l’emploi de certaines légumineuses. 

Cela étant, pour répondre, c’est simple : on met dans les aliments note à note les composés que l’on veut, et l’on organise les matrices afin d’obtenir les bioactivités que l’on souhaite. 

D’ailleurs, je sais que  l’expression « effet de matrice » est souvent mal définie… au point que j’en ai fait un chapitre tout entier dans le Handbook of Molecular Gastronomy qui vient de paraître. 


A-t-il vu les émissions sur les aliments ultra transformés et tous leurs dangers ? Et l’humanité dans la relation aux aliments ?

Oui, bien sûr, et je renvoie à la séance que nous avions organisée à l’Académie d’agriculture à ce sujet : https://www.academie-agriculture.fr/actualites/academie/seance/academie/des-matieres-premieres-agricoles-aux-aliments-quel-impact-des . Méfions-nous des mots de plus de trois syllabes, et des idéologies. 

On lira aussi avec intérêt les analyses statistiques rigoureuses publiées ici : https://www.academie-agriculture.fr/publications/notes-academiques/1722020-n3af-2020-1-sante-et-alimentation-attention-aux-faux 


L’alimentation note à note et les maladies chroniques dont le diabète.

Là, je ne sais pas quelle est la question ? Ce que je peux répondre, c’est que la cuisine note à note permet de faire des aliments sur mesure, du point de vue nutritionnel (fibres, graisses, sucres, etc.), et que, de ce fait, on ne subit plus les compositions  figées des ingrédients classiques.