Le massacre du 17 octobre 1961 à Paris : « ici on noie les Algériens ! »

Le 17 octobre 1961 alors que la guerre d’Algérie touche à sa fin, le FLN appelle à une manifestation pacifique dans les rues de Paris pour dénoncer le couvre-feu raciste imposé quelques jours plus tôt aux Algériens et par extension à tous les Maghrébins (obligation d’être sans cesse isolé, et interdiction aux travailleurs algériens de sortir de 20h30 à 5h30, les cafés tenus par des musulmans doivent fermer à 19h...). Cette manifestation rassemble environ 30.000 personnes.

Le préfet de police de Paris, Maurice Papon, qui a reçu carte blanche des plus hautes autorités, dont de Gaulle, lance, avec 7.000 policiers, une répression sanglante. Il y aura 11.730 arrestations, et peut-être beaucoup plus de 200 morts, noyés ou exécutés, parmi les Algériens.

Ce crime au coeur de l’État français n’a toujours pas été reconnu officiellement alors même que les partisans de la Nostalgérie prônent la promotion de l’oeuvre positive française durant la colonisation dans les programmes scolaires !!!

Le 27 octo­bre 1961, Claude Bourdet, alors conseiller muni­ci­pal de Paris et aussi jour­na­liste à « France-Observateur », avait inter­pellé le préfet de police, Maurice Papon, en plein conseil muni­ci­pal de Paris sur l’exac­ti­tude des faits qui se lisaient dans la presse pari­sienne, à savoir le repê­chage dans la Seine de 150 cada­vres d’Algériens depuis le 17 octo­bre 1961 entre Paris et Rouen.

« Monsieur le Préfet de Police »

Intervention de Claude Bourdet au Conseil muni­ci­pal de Paris, le 27 octo­bre 1961

Les silen­ces de Monsieur Maurice Papon

« J’en viens d’abord aux faits. Il n’est guère besoin de s’étendre. Parlerai-je de ces Algériens cou­chés sur le trot­toir, bai­gnant dans le sang, morts ou mou­rants, aux­quels la Police inter­di­sait qu’on porte secours ? Parlerai-je de cette femme enceinte, près de la place de la République, qu’un poli­cier frap­pait sur le ventre ? Parlerai-je de ces cars que l’on vidait devant un com­mis­sa­riat du quar­tier Latin, en for­çant les Algériens qui en sor­taient à défi­ler sous une véri­ta­ble haie d’hon­neur, sous des matra­ques qui s’abat­taient sur eux à mesure qu’ils sor­taient ? J’ai des témoi­gna­ges de Français et des témoi­gna­ges de jour­na­lis­tes étrangers. Parlerai-je de cet Algérien inter­pellé dans le métro et qui por­tait un enfant dans ses bras ? Comme il ne levait pas les bras assez vite, on l’a pres­que jeté à terre d’une paire de gifles. Ce n’est pas très grave, c’est sim­ple­ment un enfant qui est marqué à vie !

Je veux seu­le­ment men­tion­ner les faits les plus graves et poser des ques­tions. Il s’agit de faits qui, s’ils sont véri­fiés, ne peu­vent pas s’expli­quer par une réac­tion de vio­lence dans le feu de l’action. Ce sont des faits qui méri­tent une inves­ti­ga­tion sérieuse, détaillée, impar­tiale, contra­dic­toire.

D’abord, est-il vrai qu’au cours de cette jour­née, il n’y ait pas eu de bles­sés par balle au sein de la Police ? Est-il vrai que les cars radio de la Police aient annoncé au début de la mani­fes­ta­tion dix morts parmi les forces de l’ordre, mes­sage néces­sai­re­ment capté par l’ensem­ble des bri­ga­des... et qui devait donc exci­ter au plus haut point l’ensem­ble des poli­ciers ? C’était peut-être une erreur, c’était peut-être un sabo­tage, il fau­drait le savoir ; et peut-être, d’autre part, n’était-ce pas vrai. C’est pour cela que je veux une enquête.

Claude Bourdet

Photo d’Elie Kagan prise le 17 octobre 1961

De même, est-il vrai qu’un grand nombre des bles­sés ou des morts ont été atteints par des balles du même cali­bre que celui d’une grande manu­fac­ture qui four­nit l’arme­ment de la Police ? Qu’une grande partie de ces balles ont été tirées à bout por­tant ? Une enquête dans les hôpi­taux peut donner ces ren­sei­gne­ments. Il est clair que ce n’est pas n’importe quelle enquête et que ceux qui la feraient devraient être cou­verts par son carac­tère offi­ciel et savoir qu’ils ne ris­que­raient rien en disant la vérité.

Et voici le plus grave : est-il vrai que dans la « cour d’iso­le­ment » de la Cité, une cin­quan­taine de mani­fes­tants, arrê­tés appa­rem­ment dans les alen­tours du bou­le­vard Saint-Michel, sont morts ? Et que sont deve­nus leurs corps ? Est-il vrai qu’il y a eu de nom­breux corps reti­rés de la Seine ? Dans les milieux de presse, et pas seu­le­ment dans les milieux de la presse de gauche, dans les rédac­tions de la presse d’infor­ma­tion, on parle de 150 corps reti­rés de la Seine entre Paris et Rouen. C’est vrai ou ce n’est pas vrai ? Cela doit pou­voir se savoir. Une enquête auprès des ser­vi­ces com­pé­tents doit per­met­tre de le véri­fier. Cela impli­que, ai-je dit, non pas une enquête poli­cière ou admi­nis­tra­tive, c’est-à-dire une enquête de la Police sur elle-même, mais une enquête très large, avec la par­ti­ci­pa­tion d’élus.

L’essen­tiel

J’en viens main­te­nant au propos qui est pour moi l’essen­tiel : celui qui vous concerne direc­te­ment, Monsieur le Préfet de Police. Mon projet n’est pas de clouer au pilori la Police pari­sienne, de pré­ten­dre qu’elle est com­po­sée de sau­va­ges, encore qu’il y ait eu bon nombre d’actes de sau­va­ge­rie. Mon projet est d’expli­quer pour­quoi tant d’hommes, qui ne sont pro­ba­ble­ment ni meilleurs, ni pires qu’aucun de nous, ont agi comme ils l’ont fait. Ici je pense que, dans la mesure où vous admet­trez par­tiel­le­ment ces faits, vous avez une expli­ca­tion. Elle a d’ailleurs été donnée tout à l’heure : elle réside dans les atten­tats algé­riens, dans les pertes que la Police a subies.

Il s’agit seu­le­ment d’expli­quer, sur le plan sub­jec­tif, l’atti­tude de la Police, cette expli­ca­tion est, en partie, suf­fi­sante. Nous nous sommes incli­nés assez sou­vent ici sur la mémoire des poli­ciers tués en ser­vice com­mandé pour le savoir, mais cela n’expli­que pas tout. Et sur­tout, ces expli­ca­tions sub­jec­ti­ves ne suf­fi­sent pas. Le poli­cier indi­vi­duel riposte lorsqu’il est atta­qué, mais il faut voir les choses de plus loin. Ce qui se passe vient d’une cer­taine concep­tion de la guerre à outrance menée contre le natio­na­lisme algé­rien. Ici on peut me répon­dre : « Auriez-vous voulu que nous lais­sions l’ennemi agir libre­ment chez nous ? Et même com­met­tre des crimes impu­né­ment ? » Sur ce plan, la logi­que est iné­vi­ta­ble : l’ennemi est l’ennemi ; il s’agit de le briser par tous les moyens, ou pres­que. Mais l’ennemi répond alors de la même façon, et on arrive là où nous sommes aujourd’hui. Il était impos­si­ble qu’il y ait une guerre à outrance en Algérie et qu’il ne se passe rien en France. Mais ce que je dis - et cela me semble véri­fié pour tout ce qu’on a dit ici, à droite, sur la puis­sance du FLN en France, et sur la menace qu’il repré­sente -, c’est qu’il aurait pu rendre la situa­tion infi­ni­ment plus grave qu’il ne l’a rendue.

La guerre à outrance

Les diri­geants algé­riens ont agi non pas en vertu de sen­ti­ments d’huma­nité mais dans leur propre inté­rêt, parce qu’ils vou­laient pou­voir orga­ni­ser les Algériens en France, parce qu’ils vou­laient « col­lec­ter » comme on l’a dit et cela, vous le savez bien, en géné­ral beau­coup plus par le consen­te­ment que par la ter­reur. Il y avait là aussi, pro­ba­ble­ment, l’influence d’un cer­tain nombre de cadres algé­riens, en par­ti­cu­lier de ces cadres syn­di­caux de l’UGTA, très enra­ci­nés dans le mou­ve­ment syn­di­cal fran­çais, très pro­ches de la popu­la­tion métro­po­li­taine, hos­ti­les au ter­ro­risme. Ce sont mal­heu­reu­se­ment eux, jus­te­ment, parce qu’ils étaient connus, repé­rés, voyants, qui ont été les pre­miers arrê­tés, sou­vent dépor­tés en Algérie, et on ne sait pas mal­heu­reu­se­ment, vous le savez, ce que ceux-là sont deve­nus.

Vous répli­que­rez qu’il y a eu, dès le début de la guerre, des règle­ments de compte entre Algériens, des liqui­da­tions de dénon­cia­teurs, etc., c’est-à-dire des crimes que la Police ne pou­vait pas tolé­rer, quelle que fût sa poli­ti­que. Oui, mais il y a, pour la Police, bien des façons d’agir et dans les pre­miers temps, on n’a pas vu se pro­duire, du côté poli­cier, les vio­len­ces extrê­mes qui sont venues ulté­rieu­re­ment. Ce que je dis, c’est qu’à un cer­tain moment, on a estimé que cette action de la Police ne suf­fi­sait pas.

On a estimé qu’il fal­lait qu’à la guerre à outrance menée contre le FLN en Algérie cor­res­ponde la guerre à outrance menée contre le FLN en France. Le résul­tat a été une ter­ri­ble aggra­va­tion de la répres­sion, la recher­che par tous les moyens du « ren­sei­gne­ment », la ter­reur orga­ni­sée contre tous les sus­pects, les camps de concen­tra­tion, les sévi­ces les plus ini­ma­gi­na­bles et la « chasse aux ratons ».

Je dis, Monsieur le Préfet de Police, que vous-même avez par­ti­cu­liè­re­ment contri­bué à créer ainsi, au sein d’une popu­la­tion misé­ra­ble, épouvantée, une situa­tion où le réflexe de sécu­rité ne joue plus. Je dis que les consi­gnes d’atten­tats contre la Police étaient bien plus faci­les à donner dans un climat pareil de déses­poir. Je dis que même si de telles consi­gnes n’exis­taient pas, le déses­poir et l’indi­gna­tion suf­fi­saient sou­vent à causer des atten­tats spon­ta­nés, en même temps qu’à encou­ra­ger ceux qui, au sein du FLN, vou­laient en orga­ni­ser. Je dis qu’on a ali­menté ainsi un enchaî­ne­ment auquel on n’est pas capa­ble de mettre fin.

Est-il vrai ?

Je pense, Monsieur le Préfet de Police, que vous avez agi dans toute cette affaire exac­te­ment comme ces chefs mili­tai­res qui consi­dè­rent que leur propre succès et leur propre mérite se mesu­rent à la vio­lence des com­bats, à leur carac­tère meur­trier, à la dureté de la guerre. C’était la concep­tion du géné­ral Nivelle au cours de l’offen­sive du Chemin des Dames, et vous savez que l’Histoire ne lui a pas été favo­ra­ble. C’est cette concep­tion qui a été la vôtre à Constantine et celle que vous avez voulu impor­ter dans la région pari­sienne, avec les résul­tats que l’on sait. Maintenant, vous êtes pris à votre propre jeu et vous ne pouvez pas vous arrê­ter, même en ce moment, à une époque où la paix paraît pos­si­ble. La ter­reur à laquelle la popu­la­tion algé­rienne est sou­mise n’a pas brisé la menace contre vos pro­pres poli­ciers, bien au contraire. J’espère me trom­per, j’espère que vous n’aurez pas relancé, d’une manière encore pire, l’enchaî­ne­ment du ter­ro­risme et de la répres­sion.

Car, enfin, il n’était pas condam­na­ble, il était excel­lent que le FLN cher­che, lui, à sortir de cet engre­nage par des mani­fes­ta­tions de rue, des mani­fes­ta­tions dont un grand nombre de gens ont dit qu’elles étaient, à l’ori­gine, paci­fi­ques. Nous aurions dû com­pren­dre, vous auriez dû com­pren­dre, que c’était là l’exu­toire qui per­met­trait au déses­poir de ne pas se trans­for­mer en ter­ro­risme. Au lieu de cela, vous avez contri­bué à créer une situa­tion pire. Vous avez réussi, et peut-être cer­tains s’en féli­ci­tent-ils, à dres­ser contre les Algériens, il faut le dire, une partie impor­tante de la popu­la­tion pari­sienne qui ne com­prend pas évidemment pour­quoi ces Algériens mani­fes­tent. Elle n’est pas algé­rienne, cette popu­la­tion, elle ne vit pas dans les bidon­vil­les, sa sécu­rité de tous les ins­tants n’est pas mena­cée par les harkis, etc. Alors, évidemment, « que vien­nent faire dans les rues ces Algériens ? Leur atti­tude est incom­pré­hen­si­ble ! »

Je dis, Messieurs les Préfets, mes chers col­lè­gues, que loin de cher­cher à répri­mer l’agi­ta­tion poli­ti­que des Algériens, nous devons dans cette pers­pec­tive de négo­cia­tion, de paix, qui s’ouvre enfin, même si c’est trop tard - nous devons cher­cher à léga­li­ser l’acti­vité poli­ti­que des Algériens en France. Il faut que leur action poli­ti­que s’effec­tue au grand jour, avec des orga­ni­sa­tions léga­les, donc contrô­la­bles, avec des jour­naux que l’on puisse lire. Nous devons leur lais­ser d’autres moyens que ceux du déses­poir.

Monsieur le Préfet de Police, cela sup­pose que vous, vous chan­giez d’atti­tude. Ici je suis obligé de vous poser une ques­tion très grave. Je vous prie, non pas de m’en excu­ser, car vous ne m’en excu­se­rez pas, mais de com­pren­dre qu’il est dif­fi­cile, pour un jour­na­liste qui sait que son jour­nal sera saisi, si quoi que ce soit déplaît un peu trop à la Police ou au gou­ver­ne­ment, d’écrire un arti­cle sur ce sujet. Mais quand ce jour­na­liste est conseiller muni­ci­pal, il a la pos­si­bi­lité de venir dire ces choses à la tri­bune et de les dire sans amba­ges.

Voici ma ques­tion : est-il vrai qu’au mois de sep­tem­bre et d’octo­bre, par­lant à des mem­bres de la Police pari­sienne, vous ayez affirmé à plu­sieurs repri­ses que le minis­tre de la Justice avait été changé, que la Police était main­te­nant cou­verte, et que vous aviez l’appui du gou­ver­ne­ment ? Si c’était vrai, cela expli­que­rait, en grande partie, l’atti­tude de la Police au cours de ces der­niers jours. Si ce n’est pas vrai, tant mieux. De toute façon, d’ici quel­ques années, d’ici quel­ques mois, quel­ques semai­nes peut-être, tout se saura, et on verra qui avait raison. Et si j’avais eu tort aujourd’hui, je serais le pre­mier à m’en féli­ci­ter. »

- Extrait du livre “Mes batailles” de Claude Bourdet (Ed. In Fine, 1993) pages 161/167 et aussi paru dans la revue France-Observateur du 2 novem­bre 1961 -

Même si Papon a été débouté de la plainte dépo­sée contre lui, tous ces faits, tout ces mas­sa­cres ont été com­plè­te­ment avérés au cours du procès, cepen­dant aujourd’hui le gou­ver­ne­ment fran­çais ne les a tou­jours pas offi­ciel­le­ment reconnus.

P.-S.

Voir cet article du popouri sur le 17 octobre 1961

Site du 17 octobre 1961 contre l’oubli

Notes

[1] C’est Alexis Violet qui a écrit à la peinture sur le pont. Voir : « Alexis Violet, un rebelle de toujours »