La « guerre contre les terrrorisme » de l’administration Bush

Question: Sait-on si la « doctrine française » a inspiré l’administration Bush ?

Marie-Monique Robin Il est frappant de constater que dans les semaines qui suivent les attentats du 11 septembre l’usage de la torture est publiquement débattu. En janvier 2002, le magazine 60 Minutes de CBS lui consacre un numéro spécial , auquel participe le général Aussaresses. Celui-ci affirme que la torture est “ le seul moyen de faire parler un terroriste d'Al-Qaida ”. Le 21 janvier 2003, le général Johns et le colonel Bernard, les deux anciens élèves d’ Aussaresses à Fort Bragg, participent à un séminaire organisé à Fort Myer et consacré au livre du général Aussarresses[3] qui vient d’être traduit sous le titre The Battle of the Casbah . Le 27 août 2003, la Direction des opérations spéciales du Pentagone organise une projection de La Bataille d’Alger à des officiers d’Etat major en partance pour l’Afghanistan (et bientôt l’Irak). Il faut souligner au passage l’incroyable “carrière” du film de Gillo Pontecorvo qui avait été réalisé pour dénoncer les crimes de l’armée française en Algérie en reconstituant précisément les techniques de la “guerre antisubversive”. Le film a été détourné par l’armée argentine, israélienne ou américaine pour former les officiers aux méthodes de l’”école française”.

Dans le même temps , la torture fait l’objet d’un débat inconcevable quelques années plus tôt dans les grands journaux américains, comme le Los Angeles Times ou Insight of the News, où Alan Dershowitz, professeur de droit à Harvard, propose de légiférer sur la torture et de l’autoriser au cas par cas. De même le juriste Richard Posner et le philosophe Jean Bethke Elshain prennent officiellement position en faveur de l’usage de la torture contre une petite catégorie de terroristes qui peuvent avoir de l’information permettant de sauver la vie d’innocents. L’organisation Human Rights First a aussi montré le rôle joué par des séries comme « Vingt-quatre heures chrono », diffusées en prime time, où la torture est systématiquement employée, qui ont largement contribué à sa banalisation dans l’opinion publique américaine.

Question: Quand l’administration Bush a-t-elle décidé d’utiliser la torture pour “lutter contre le terrorisme”?

Marie-Monique Robin Dès le soir du 11 septembre 2001, ainsi que me l’a expliqué Matthew Waxman, qui était alors l’assistant de Condoleeza Rice, conseillère à la sécurité à la Maison Blanche. Cette décision fut prise par le vice-président Dick Cheney qui a joué un rôle capital dans la mise en place du programme de torture. Dès le début de la “guerre contre le terrorisme”, Cheney suggère de se débarrasser des Conventions de Genève et de contourner les lois internationales –comme la convention contre la torture de 1984, ratifiée par les Etats Unis dix ans plus tard- et nationales, comme le War Crimes Act de 1996 qui prévoit la ... peine de mort pour ceux qui utilisent ou ont ordonné la torture ou qui n’ont rien fait pour empêcher son usage. Afin d’éviter d’éventuelles poursuites judiciaires pour “torture et crimes de guerre” qui pourraient être engagées à la faveur d’un changement d’administration ou par des victimes dans un pays tiers, l’administration Bush tente de se “protéger” en demandant à des juristes ultraconservateurs de détricoter et de vider de leur substance les textes qui fondent le droit humanitaire international. Il est absolument fascinant de voir le nombre de documents que vont produire les « petites mains » de l’administration censés mettre Bush, Cheney et Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, à l’abri des tribunaux, car ceux-ci savent pertinemment qu’ils vont délibérément violer les lois internationales et américaines.

Question: Comment ces juristes ont-ils procédé ?

Marie-Monique Robin La première manœuvre a consisté à obtenir de l’Office of Legal Counsel (OLC), le bureau juridique dépendant du ministère de la justice, chargé de vérifier la légalité des décisions prises par la Maison Blanche, une “opinion” établissant que les conventions de Genève ne s’appliquent pas aux Talibans ni aux membres de Al Qadha, car ceux-ci ont déclenché une guerre d’un « genre nouveau » . Le 9 janvier 2002, John Yoo, le directeur adjoint de l’OLC, écrit un mémorandum qui sera repris par le Pentagone , puis la Maison Blanche, où il tente de justifier d’un point de vue juridique le fait que les prisonniers présumés de Al Qadah et les Talibans ne peuvent pas jouir du statut de « prisonniers de guerre » et donc du traitement que leur garantiraient les Conventions de Genève, car ils ne portent pas d’uniforme et ne portent pas leurs armes ouvertement. Les pseudos « arguments juridiques » de Yoo ont été vivement critiqués par Colin Powell, le secrétaire d’Etat, dans un mémorandum où il explique que le fait de ne pas respecter les conventions de Genève allait saper l’autorité morale des Etats Unis dans le reste du monde et mettre en danger les soldats américains. Finalement , Powell sera mis sur la touche puis finira par démissionner.

Pour bien comprendre l’ampleur de l’affrontement, il faut savoir que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats Unis avaient toujours été des promoteurs inconditionnels du statut de prisonnier de guerre : lors du procès de Nuremberg (dirigé par les juristes américains), le fait que le général maréchal Wilhelm Keitel, chef de l’armée allemande, ait refusé ce statut aux soldats russes, avait constitué un fait aggravant conduisant à sa peine de mort.

Voilà pourquoi, le désaccord de Powell embarrasse la Maison Blanche qui demande à Alberto Gonzales d’affuter la couverture juridique. Le 25 janvier 2002, celui-ci adresse un nouveau mémorandum au président Bush où il suggère que pour se protéger de poursuites éventuelles, il suffit de dire que dans le cadre de la guerre contre le terrorisme les Conventions de Genève sont « obsolètes » et « bizarres » et qu’elles ne peuvent donc pas s’appliquer ; si elles ne peuvent pas s’appliquer, alors on ne peut pas les violer... Ce mémorandum sera entériné par un décret secret de Bush, le 26 janvier 2002, où , pour la première fois, il parle de « unlawful combattants » (de « combattants illégaux ») , un concept nouveau qui permettra tous les abus.

Question: Dans le même temps, l’administration Bush a revu la définition de la torture?

Marie-Monique Robin Effectivement. La deuxième manœuvre consiste à établir une nouvelle définition de la torture. Capital, ce problème de définition avait déjà fait l’objet d’intenses débats, en 1994, lorsque le sénat américain avait ratifié la convention de l’ONU contre la torture de 1984. Il avait finalement opéré une différence subtile entre ce qui peut être considéré comme relevant d’ un « interrogatoire coercitif et légal » et de la torture. Pour le sénat, celle-ci désignait une « souffrance ou peine physique et mentale grave » provoquant un « dégât mental prolongé ».

Avec la “guerre contre le terrorisme”, la frontière est largement déplacée. Dorénavant, pour qu’un acte puisse être considéré comme de la torture il faut qu’il soit équivalent en intensité à la « douleur accompagnant une blessure physique grave, comme une défaillance organique, l’altération d’un fonction corporelle ou même la mort ». C’est ce qu’écrit John Yoo dans un mémorandum de l’OLC du 2 août 2002, surnommé le « Torture memo ». Ce texte servira à couvrir les agents de la CIA qui torturent des prisonniers en Afghanistan, Irak, à Guantanamo ou dans un centre de détention clandestin faisant partie du programme des « extraordinary renditions ». Ce programme secret permet l’enlèvement et la séquestration de suspects n’importe où dans le monde, pour les conduire dans des prisons cachées où ils peuvent être soumis à la torture, notamment dans des pays du Moyen Orient, comme l'Égypte et la Syrie, sous la houlette d’officiers américains.

Question: L’armée américaine a-t-elle pratiqué la torture?

Marie-Monique Robin. Très largement! Le 27 novembre 2002, Donald Rumsfeld signait une directive secrète, (rédigée par son conseiller juridique William Haynes) intitulée « Counter – Résistance Techniques » où il autorise seize techniques d’interrogatoire formellement interdites par le Army Field Manuel 34-52 (FM 34-52) qui constitue la bible du soldat américain. Parmi elles : le port de la cagoule, la mise à nu, l’usage de chiens (« utiliser les phobies individuelles des détenus – comme la peur des chiens – pour induire le stress »), la privation de sommeil, les positions de stress, ou la technique du sous-marin (le “waterboarding”) considéré comme un acte de torture depuis l’Inquisition. La diffusion de ce document a suscité beaucoup de réserve, voire d’opposition, au sein des trois corps d’armée, très attachés aux Conventions de Genève et inquiets des conséquences que pourrait avoir pour les soldats américains cette banalisation de la torture. Et c’est peut-être, la seule bonne nouvelle de mon enquête : le programme de torture qui accompagne la « guerre contre le terrorisme » a été vivement critiqué à l’intérieur de l’administration Bush et la plupart de mes interlocuteurs qui étaient pourtant des républicains de pur sucre continuent de le dénoncer en affirmant que ce fut une grave erreur qui a terni pour longtemps l’autorité morale des États Unis. Tous rappellent aussi qu’outre la dimension éthique, la torture est techniquement inefficace puisque les « aveux » qu’elle arrache sont inexploitables car « on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui sous la torture ». Certains, comme Larry Wilkerson, le chef de cabinet de Colin Powell, soulignent que la torture provoque la haine de ceux qui l’ont subie ou de leurs familles, et qu’elle engendre, à terme, de nouvelles recrues pour le terrorisme. La plupart, comme le général Ricardo Sanchez, qui dirigea les forces de la coalition en Irak, regrettent qu’à ce jour aucun responsable de ce programme criminel n’ait été jugé.

Quelles conclusions tirez-vous de vos deux enquêtes ?

Marie-Monique Robin. La solution au problème du terrorisme ne peut pas être militaire, mais politique. Dans le cas de l’Algérie, si le gouvernement français avait su apprécier le Front de Libération Nationale pour ce qu’il était, à savoir un mouvement d’indépendance nationaliste tout à fait légitime, il aurait éviter sept ans d’une guerre très sale qui continue de hanter notre histoire. C’est la même chose pour les attentats terroristes du 11 septembre : si l’on veut éradiquer le fléau de l’islamisme radical, il faut s’interroger sur ses racines, et donc chercher une solution politique qui passe vraisemblablement par la Palestine et les structures politiques des pays arabes qui essaient aujourd’hui de s’émanciper de pouvoirs dictatoriaux. À chaque fois que l’on choisit la réponse militaire à un problème de terrorisme, on tombe systématiquement dans l’obsession du renseignement qui conduit tout aussi immanquablement à l’usage de la torture, en arguant que la fin justifie exceptionnellement les moyens. Ce faisant, non seulement on ne résout pas le « problème », mais on alimente sa pérennité, tout en perdant son âme, car la torture finit par anéantir ceux qui la subissent mais aussi ceux qui la pratiquent.

Source: Marie-Monique Robin http://robin.blog.arte.tv/2011/07/31/escadrons-de-la-mort-lecole-francaise-et-torture-made-in-usa-ou-comment-fabriquer-des-terroristes/

[1] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort: l’école française, La Découverte, Paris, 2004, édition poche, 2006. Le documentaire a reçu le Prix du meilleur documentaire politique (Laurier du Sénat), le Prix de l’investigation du FIGRA, le Prix du mérite de la Latin American Studies Association (LASA). Ce film est disponible en DVD (Editions ARTE).

[2] Le film a reçu le Prix Olivier Quemener du FIGRA et le Prix spécial du jury au Festival des Libertés de Bruxelles. Ce film est disponible en DVD (Editions ARTE).

[3] Paul Aussaresses, Services spéciaux : Algérie 1955-1957, Editions Perrin, Paris, 2001.