Coups de feu dans la nuit

Henri fit l'effort de participer au souper, même s'il n'avala rien, se fut l'occasion pour lui d'exposer les multiples raisons qui allait l'empêcher de prendre part à l'expédition.

Il était difficile de refuser son congé à un modeste comptable au plaidoyé incessamment interrompu par des grimaces de douleur. Cependant Emile lui demanda de bien vouloir veiller sur leurs affaires en ville durant leur absence et donner l'alerte auprès des autorités s'il n'avait de leurs nouvelles avant jeudi. Lepoil accepta bien volontiers, et ayant obtenu ce qu’il souhaitait, leur faussa compagnie pour regagner son lit.

De leur côté les deux hommes ne tardèrent pas a se préparer en vue de leur sortie nocturne. Emile emporta son couteau Bowie, une torche électrique, sa flasque a whisky et son fidèle Luger. Le naturalise se contenta de son appareil photo déjà bien assez encombrant. Lorsque vint l’heure de se plonger dans la nuit, les deux hommes se résolurent à passer par la fenêtre de leur chambre pour éviter que le propriétaire de l’hôtel ne puisse les voir sortir durant le couvre-feu.

Leur premier objectif, le cabinet du docteur Thomasson, était sur le trajet pour se rendre chez Avranche. La porte de ce dernier donna encore du fil à retordre à l’archéologue, décidemment moins habile qu’à l’accoutumé. Peut-être était il gêné par le sang qui gonflait maintenant ses paupières au-dessus de son nez brisé. Une fois à l’intérieur, Hector reprit les investigations tandis qu’Emile se remettait au travail sur la serrure du bureau. Le naturaliste commença par « prélever » un peu de matériel. A savoir une seringue, une tablette d’Arpedine un médicament antalgique à base de morphine, et une autre de Chloral un somnifère assez puissant. Il s’intéressa ensuite à la bibliothèque du médecin, mais il découvrit presque instantanément ce qui avait échappé quelques heures auparavant à son confrère : elle était factice. Du moins, de chaque livre ne restait que la couverture, le contenu en ayant été arraché et remplacé par une cale en bois ou une épaisseur de papier blanc. Ce constat plongea les deux hommes dans un abîme de perplexité, mais il les amena tout de même à se rendre compte du fait que même le bureau d’Andrew ne comportait aucuns documents… pas même dans son petit placard dont le verrou avait enfin cédé aux assauts de l’archéologue. Evidemment, le docteur avait deviné leurs soupçons et avait dû faire le ménage avant qu’ils ne reviennent. Néanmoins leur attention fut retenue par autre chose que le contenu décevant du petit meuble. Sa structure en elle-même les interpela. Le bâti de la porte était composé d’une succession de chanfreins recouverts d’un cordon de latex, si bien que l’ensemble, une fois fermé, devait être parfaitement hermétique. Ce détail, comme la particularité de la bibliothèque, échappait à leur logique... ce qui s'avère être difficilement tolérable pour des esprits cartésiens comme ceux des deux scientifiques. L’heure passant toutefois, ils durent se résigner a remettre leur réflexion à plus tard pour se consacrer à la difficile mission qu’ils s’était fixés.

En approchant de la maison bourgeoise où vivait Avranche, ils constatèrent que, bien qu’il fût minuit, tout le monde ne dormait pas à Revelstoke. Les maisons du maire, du pasteur ainsi qu’une autre sur la rive de la rivière Shuswap étaient encore éclairées. Hector, en chemin, remarqua aussi l’improbable présence en ville de plusieurs martres assez peu farouche. Les investigateurs se postèrent tout d’abord quelques instants à proximité de la demeure pour observer d’éventuelles allés et venues. La maison du gangster était carrée, elle disposait d’un étage et était montée sur pilotis au-dessus d’un vide sanitaire d’une cinquantaine de centimètres. Comme tout semblait calme, ils commencèrent par faire le tour du bâtiment en espérant découvrir l’accès qu’était sensé leur avoir laissé ouvert une de leur deux complices. Avant de trouver la fenêtre entrebâillée qu’ils cherchaient, ils s’avisèrent qu’il y en avait une autre remarquable par le fait qu’elle était la seule dotée de barreaux.

Emile fut le premier à se risquer dans la maison. Il se trouva dans le coude d’un couloir en « L » et invita Hector à rapidement le suivre jusqu’à la troisième porte qu’il distinguait devant lui. Celle-là même qui devait mener à la pièce pourvue d’une fenêtre à barreaux. La traversée du couloir, sur une dizaine de mètres n’était pas sans risque et dans leur course fébrile les Français firent bien plus de bruit qu’il ne l’aurait souhaité. Ils se précipitèrent donc, refermant la porte au plus vite et s’immobilisant dans la pénombre comme s’ils s’assuraient, se faisant, la possibilité d’effacer le vacarme qu’ils venaient de commettre.

La pièce dans laquelle ils étaient en train de retenir leur respiration était une remise. On y distinguait pêle-mêle tout un arsenal et divers outils. Ils n’eurent pas le loisir de commencer à fouiller ce joyeux bazar, qu’ils entendirent quelqu’un approcher dans le couloir. Pressentant le risque d’être découvert, ils descendirent se cacher sous la maison en passant par une trappe qu’avait repéré Emile. Et ils furent bien inspirés car à peine l’avaient-ils refermée que la porte de la remise s’ouvrait laissant s’engouffrer la lumière du couloir de laquelle se découpait la silhouette d’un homme. Celui-ci fit ensuite quelque pas prudent dans le petit espace, juste au-dessus du visage des deux hommes allongés dans la terre battue sous le plancher. Lorsque le danger fut passé, ils remontèrent et commencèrent a s’intéresser au matériel présent. Pendant ce temps ils distinguèrent les bribes d’une conversation venant du couloir. Un homme à l’accent africain se faisait réprimander, probablement par celui qui venait de visiter la remise :

-« Tu racontes n’importe quoi Sabin, il n’y a personne dans le couloir, je ne sais pas ce que tu as entendu, mais tu m’as fait perdre mon temps, en plus j’avais une bonne main. Allez retourne à ta cuisine faire la vaisselle et ne nous dérange plus. »

Deux portes claquèrent puis plus un bruit, si ce n’est quelques rires venant de loin. Après un rapide inventaire du local, qui n’était en définitive pas si petit que cela mais juste fort encombré, les deux hommes dérobèrent en vrac : Deux revolvers, un fusil Martini-Henry à canon scié, une matraque, cinq bâtons de TNT, autant de détonateurs, deux bobines de cinquante mètres de fil électrique, un masque à gaz et un boitier de mise à feu. L’ensemble fut dissimulé dans le vide-sanitaire en vue d’être récupéré à leur retour; exception faites de la matraque qu’Hector préféra garder sur lui pour pouvoir discrètement réduire au silence une éventuelle mauvaise rencontre. Dans cette perspective d’ailleurs, l’attention du naturaliste s’arrêta sur un bocal de liquide transparent qu’il identifia aisément comme étant du chloroforme. Emile pris sur lui de vider sa flasque de whisky, en en ingérant partiellement le contenu et en vidant le reste au sol, pour en prélever un échantillon.

Echaudés par leur peu concluante première course dans les couloirs de la bâtisse, les apprentis monte-en-l’air se firent la réflexion qu’il serait judicieux de s’essayer au premier étage probablement moins fréquenté que le rez-de-chaussée et potentiellement aussi riche en secrets. Emile s’aventura de nouveau en éclaireur et lorsqu’il se fut assuré que la route était dégagée il enjoignit son compagnon à le suivre. Une fois n’étant pas coutume, ils ne parvinrent pas à passer inaperçu et durent marquer une pause au sommet de l’escalier pour se faire oublier.

A l’étage ils commencèrent par investir la chambre de Noël où ils ne trouvèrent rien si ce n’est une clef dissimulée sous le tiroir de sa table de chevet. En continuant leur chemin vers la chambre suivante, les deux hommes eurent enfin l’occasion d’observer les bandits à travers les baies vitrées donnant sur le patio en mezzanine en haut de laquelle ils se tenaient. Ils étaient quatre autour d’une grande table, occupés à jouer au poker. Il y avait Avranche, Cobec et deux autres hommes déjà croisés lors de l’altercation matinale à l’hôtel. Etendues sur la table, débraillées et menottées, les deux filles semblaient somnolentes tandis que les jetons s’amoncelaient sur leur chaire avachie. Outre les bouteilles d’alcool et les différents reliefs de l’orgie qui venait sans doute d’avoir lieu dans la pièce, Emile remarqua la surprenante présence de masques à gaz au pied des chaises de chaque truand. Au centre du patio se dressait une très vaniteuse colonne romaine de pierre blanche au sommet de laquelle avait été déposé un livre ouvert. Ne se risquant pas à s’éterniser devant cet étrange mais dangereux spectacle, les Français poursuivirent leur route en empruntant la porte derrière eux.

Il découvrir une sorte de boudoir tout en satin rose, équipé de plusieurs lits et de miroirs dont la finalité ne laissait que peu de place pour le doute. Sentant l’importance de ne pas s’attarder en des lieux sans intérêt, les scientifiques essayèrent la porte suivante qui s’avéra, par bonheur, être celle du bureau personnel de Noël. Avant d’y pénétrer, un rapide coup d’œil à la partie de poker acheva de les convaincre de l’urgence de la situation. Les quatre malfrats avaient interrompu leur jeu et revêtus leur masque à gaz pour contempler les deux filles, toujours étendues, sanglotantes, sur la table. Conscient de l’importance de la recherche qui s’offrait à eux et du peu de temps dont ils disposaient, Emile et Hector se concentrèrent sur le coffre-fort du bureau, qu’il leur fut par ailleurs facile d’ouvrir avec la clef précédemment récupérée dans la chambre du patron. Ils y trouvèrent cinq cylindres métalliques semblables à des étuis à bouteille hermétiquement fermés par un couvercle vissé et équipé d’un système pneumatique permettant probablement d’y créer le vide. Alors qu’ils tergiversaient pour savoir s’il était avisé ou non d’ouvrir les étranges boites, les scientifiques sentirent une comme une odeur de moisi leur parvenir. Faisant le lien avec les masques à gaz, ils s’empressèrent de tout rassembler dans un seul et même boitier… et la pêche fut excellente : Trois milles dollards en billets de vingt, l’accord de paix signé entre Noël et les Kungahaïs, datant de 1893 et une liasse de « Claims » qui sont des titres d’exploitation pour les parcelles de la zone d’extraction de Fond-de-Coppe ... Rien que ça !

Compulsant rapidement les documents avant de les ranger, les deux hommes commencèrent à se sentir victime d’hallucinations. Il leur semblait entendre un inquiétant murmure, comme si quelqu’un se tenait juste a côté d’eux, cela faisait :

Pris de panique, ils retournèrent avec précipitation sur leurs pas pour récupérer le masque à gaz sous la trappe de la remise. En passant devant la balustrade en surplomb du patio ils jetèrent un dernier coup d’œil sur les pauvres filles en train de convulser et remarquèrent que le livre, qui avait été déposé sur la colonne au centre du patio, s’était transformé en un petit amas de papier mâché. Médusé par l’incongruité de la situation ils s’attardèrent une seconde de trop et furent repéré par un des gangsters. Une folle course poursuite s’en suivie alors que maintenant, en plus des murmures de plus en plus insistant, les deux hommes commençait à sentir un engourdissement les saisir aux mains et aux pieds. Hector rallia rapidement la remise mais Emile manqua de se briser le coup en trébuchant dans les escaliers. Alors que le naturaliste tenait ouverte la trappe à travers laquelle Emile sauta instinctivement, des hommes approchaient dangereusement de la remise. Une ultime maladresse coûta une précieuse seconde à Hector qui se trouva surpris par un homme de main d’Avranche. Celui-ci venait d’ouvrir la porte de la remise, des ombres derrière lui présageaient de la présence d'au moins deux autres truands. Malgré le risque évident de tourner le dos a son assaillant, Hector décida de se faufiler à son tour à travers la trappe. Heureusement pour lui, stimulé par une décharge d’adrénaline, il parvint à franchir l'obstacle en un éclair et sans accrocs. Dés lors il s’écarta de l’espace laissé ouvert par la trappe à travers laquelle il venait de se glisser en laissant le passage libre à la meute des traqueurs. Le premier d’entre eux, qui avait probablement eu le temps de les reconnaitre, tenta de descendre les pieds en avant, si bien qu’il se retrouva engoncé dans l’étroite ouverture. Emile en profita pour dégainer son Luger et faire feu, mais la panique mêlée a la perte de sensibilité tactile et à l’obscurité ambiante lui firent manquer sa cible. Hector ne se posa pas de question et imita son ami avec plus de bonheur, projetant une balle de son tout nouveau colt 45 dans le bassin du bandit. Le choc empala littéralement l’homme que l’archéologue ne tarda pas à achever d’un troisième coup de feu, mieux ajusté. Le temps pour ses comparses de l’extirper du passage et les deux Français avaient pris la poudre d’escampette, non sans avoir, au préalable, récupéré le masque à gaz.

Le reste du butin restant sur place. Sur leur talon toutefois, couraient maintenant deux hommes qui étaient sortis par devant. S’enfonçant dans la forêt bordant Revelstoke, s’échangeant à tour de rôle le masque à gaz qui dissipait peu à peu les effets de l’étrange mal qui les rongeaient, ils parvinrent à les semer. Ils traversèrent la rivière Illcillwaet pour remonter vers Revelstoke le long de la ligne de chemin de fer et finir leur chevauchée nocturne tant bien que mal jusqu’à l’hôtel. De retour à leur chambre, épuisés mais satisfaits ils commencèrent à reprendre leur souffle et leur sang froid. Quelque chose toutefois n’allait pas. Ils se sentaient très mal, comme sous l’effet d’un choc violent et ils n’arrivaient pas à rassembler leurs esprits. Ils se contentèrent de se dirent qu’il leur faudrait disparaître aux aurores pour ne pas avoir à rendre de nouveaux comptes au gangster qu’ils venaient de spolier. Hector eu juste la présence d’esprit de dissimuler leur précieux butin dans l’édredon de son lit avant de se coucher. Il leur fut très difficile, en vérité, de trouver le sommeil. Il venait d’assister à une scène effroyable, d’être victime d’un mal étrange et qui plus est de tuer un homme. Allaient-ils parvenir à échapper à la vendetta de Noël? Quel produit mystérieux venait-il d’inspirer ? Y-aurait-il des séquelles ? La mission avait certes été un succès mais le prix à payer semblait très élevé.

Joué avec David et Arnaud le jeudi 25/03/2010.

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