Le jardin des voisins était connecté au nôtre par une haie basse, à la limite de l’inexistence. Si j’enjambais la mince végétation, je me retrouvais dans leur jardin, qui ressemblait en tout point au nôtre et à n’importe lequel. J’aimais m’aventurer dans leur jardin et imaginer ce qu’il y avait derrière les grands murs de leur somptueuse villa. Je me demandais à quoi ressemblait leur vie. La mienne, dans notre modeste maison, était ennuyeuse. Mon père était toujours parti et ma mère faisait frénétiquement le ménage sans m’adresser la parole.
J’étais assez libre après l’école. Alors, j'allais dans le jardin des voisins et je reniflais leur vie secrète. Jamais je ne les croisais. Mais c’est à 10 ans, le jour de mon anniversaire, que tout a commencé à changer. J’étais collé contre le mur extérieur pour écouter ce qu’ils pouvaient bien faire à l’intérieur, quand j’ai remarqué une sorte de poignet. Je l’ai tourné et une petite porte s’est ouverte directement dans le mur. J’ai compris qu’à travers cette ouverture, il était possible de se faufiler dans un espace entre le mur extérieur et le mur intérieur. La première fois, ça a été un peu difficile. Il y avait juste assez d’espace pour que je reste debout, les bras parallèles au corps. J’étais un peu effrayé à l’idée que des insectes et des rongeurs puissent à tout moment me mordre les mollets. J’ai réussi à progresser ainsi, en crabe. À l’intérieur du mur, je les entendais plus distinctement. J’entendais des cris, des grincements et des bruits d’ailes. Ma curiosité était à cran et je me suis promis de refaire le même parcours le lendemain avec comme objectif de voir ce qui se passait de l’autre côté de cette paroi.
Quand je suis revenu dans le jardin, la porte était toujours là. Avec une aiguille, j’ai percé un trou dans le mur. En approchant mon œil de la minuscule ouverture, cela me permettait de voir assez clairement l’intérieur du salon, un peu éloigné, comme à travers un périscope, mais dès lors, cela me suffisait pour comprendre d’où provenaient les bruits. Le père restait toute la journée devant la télévision à regarder des émissions débiles. La mère faisait de la balançoire, accrochée au chandelier. Elle préparait souvent une soupe grise aux œufs de caille. Et le fils des voisins feuilletait frénétiquement ce qui semblait être un album de photos. Je me suis dit que cette famille n’était pas si différente de la mienne. Mon père était toujours en voyage à l’étranger pour s’occuper de ses pachinkos clandestins. Ma mère s’endormait en faisant le ménage.
Puis j’ai compris que je pouvais monter à l’étage tout en restant entre les deux parois qui composaient l’ensemble du mur de leur maison. J’indiquais avec un crayon les lieux qui se trouvaient derrière telle ou telle paroi. Je m’intéressais particulièrement au fils de la famille des voisins. Il avait à peu près le même âge que moi. Je le voyais souvent au téléphone et aussi ouvrir avec beaucoup d’émotion des enveloppes. J’ai compris rapidement qu’il collectionnait des photos érotiques. Pour être plus exact, il faisait chanter des femmes au téléphone pour qu’elles lui envoient des photos d’elles. Comme il n’avait que 10 ans, il s’y prenait mal. Il parlait de secret honteux qu’il allait révéler à la face du monde. J’entendais les femmes rire au téléphone. Il disait, je suis sérieux. Les femmes riaient. Elles devaient trouver amusant d’être la cible d’un enfant qui jouait au parrain. Dans l’enveloppe, avec la photo de nu amateur, il y avait parfois des dragées amande de couleur rose et bleu. C’était un cadeau. Je sais que ma mère en achetait aussi de temps à autre, mais je ne voulais pas pousser mes réflexions plus loin que ça. Il suçait les dragées pendant des heures en contemplant les photos. Dans sa chambre, il collait les photos au mur. Il a fini par recouvrir tous les murs de sa chambre, ainsi que le trou que j’avais fait. Je n’ai plus eu accès à sa chambre pendant un certain temps. Mais je me suis décidé à faire un nouveau trou, au risque d’être découvert, en faisant tomber une photo. Quand j’ai pu à nouveau regarder dans sa chambre, j’ai constaté que même le plafond était maintenant recouvert de photos d’inconnues déshabillées.
Je restais longtemps dans les murs, comme enfoui dans un souvenir. J’avais fait des trous dans toutes les pièces de leur maison. Un jour, la mère est entrée dans la chambre de son fils. Je venais d’avoir 11 ans comme lui. Sa mère n’a pas parlé des photos. Elle se plaignait d’une douleur au ventre. Elle voulait que son fils l’examine. Le fils faisait non de la tête. J’ai collé mon œil plus fort contre la paroi. Elle s’est allongée et a levé son tee-shirt. Dessous, il y avait une crevette vivante qui remuait dans tous les sens. La mère a ri et a dit, je pourrais appeler la police, mais je ne le ferai pas. Elle regardait dans ma direction. J’avais l’impression de porter un masque brûlant. Est-ce qu’elle m’avait repéré ? La crevette se débattait dans ses poils pubiens. Il y avait une odeur de bord de mer. Dans un coin, le fils pleurait doucement.
Un an plus tard, à 12 ans, j’ai découvert qu’il y avait quelqu’un d’autre qui habitait dans les murs de la maison. C’était un type au visage aplati et gris, aux oreilles pendantes. Il y avait quelque chose d’orageux en lui, mais nous sommes devenus amis. Il m’a dit qu’il y habitait depuis vingt ans. Il avait fait une guerre quelque part dans le monde et puis quand il était revenu, il n’avait pas trouvé de quoi vivre. Alors, il s’était caché dans les murs de cette maison et il vivait des déchets laissés par la famille, quand ils s’absentaient.
Chaque jour, nous explorions ensemble d’autres recoins de la maison. Il y en avait tellement, si on savait chercher. L’intérieur des murs étaient finalement labyrinthiques et nous jouions de plus en plus souvent à nous perdre. Il ne me parlait pas trop de sa vie. Moi, je n’étais encore qu’un enfant. Pourtant, je me suis dit que sans lui, je n’aurais pas découvert les autres coins secrets de la maison. La cave, le grenier, les interstices inavoués. Il ne m’a jamais dit son nom.
On observait le père devant ses émissions débiles. Le père chuchotait. Qu’est-ce qu’il dit ? ai-je demandé à l’ancien militaire. Je crois qu’il a faim. Il chuchote, escalope.
Je n’allais plus à l’école et j’avais l’impression que mes parents ne s’en préoccupaient pas. Le fils de la maison avait fabriqué une sorte de manège dans sa chambre. Sa mère pédalait sur le vélo d’appartement, ce qui faisait tourner une courroie de transmission et des engrenages, mettant en branle une bassine, où le fils était assis, posée sur une table sans pieds. Il tournait ainsi des heures en regardant les photos qui placardaient sa chambre et ne laissait plus passer aucun rayon de soleil.
Quand j’ai eu 13 ans, je me suis aperçu que je ne pouvais bientôt plus circuler dans les murs de la maison. J’étais devenu trop gros.
L’ancien militaire m’encouragea à suivre son régime de déchets, mais j’aimais manger les plats de ma mère. Elle me servait copieusement. « Ta journée s’est bien passée ? »
Quelques mois plus tard, j’ai constaté que la voisine faisait sa valise. Elle est sortie de la maison. Puis j’ai entendu la porte dans le mur qui s’ouvrait. « Je suis prête », a-t-elle dit. L’ancien militaire m’a mis la main sur l’épaule et a dit, n’oublie d’aller à l’école. Les études, c'est important. Puis, il est sorti du mur. Je n’ai jamais revu la voisine ni l’ancien militaire.
Je suis allé derrière le mur du salon. Le père avait la tête dans le téléviseur fumant. Il ne bougeait pas. Il ne chuchotait pas.
La balançoire oscillait doucement au milieu du salon.
J’ai marché en crabe jusqu’au mur du fils.
Les photos étaient devenues toutes blanches.
Le fils pleurait dans la bassine. Cela faisait un début de flaque autour de ses genoux.
Je suis resté longtemps à le regarder.
Puis j’ai fait chemin arrière.
Je suis sorti non sans difficulté par la porte qui donne sur le jardin.
J’ai compris que je n’aurais plus l’occasion de retourner dans les murs de la maison des voisins.
Je n’avais qu’une hâte, être devant un bon plat et que ma mère me demande si j’ai passé une bonne journée. Même si le plus souvent, elle dormait.
Et tout en dégustant ma soupe, j’ai dit, et toi ?
J’étais inquiet du bruit que faisaient, dans les murs de ma maison, les rongeurs et les insectes.