Les deux types cagoulés sentent les épices. On m’avait prévenue. Des épices que je ne connais pas. Peut-être que ces types sont employés de restaurant ou cuisiniers, dans une baraque de leur village. Au-dessus de la jungle, dans la montagne. Ils se grattent la cagoule de temps en temps. Un jour, on est venu les chercher dans leur village et on leur a montré des billets de banques. C’est un boulot facile.
Les deux types se tournent vers moi. J’ai l’impression qu’ils ont un peu peur. Dans ce pays, la superstition est plus fort que le petit business de fin de soirée, à l’angle du resto où on bosse. Ils sont à trois mètres et je sens les épices, c’est piquant, ça me rappelle les faux restos chinois près du port. À croire que tout sent cette odeur dans ce pays. La sueur de tout un peuple ?
Et j’ai tellement faim que je ne pense pas à la suite.
Est-ce que les cuisiniers des montagnes me prépareraient quelque chose à manger ? Avant de passer à la suite.
Ils parlent entre eux avec leur langue qui sonne comme des pommes de terre en train de frire.
Je leur fais signe. Sans succès. Il faut dire que j’ai les mains attachées dans le dos.
L’un des deux types dit, je crois, de me taire.
Si j’avais les mains libres, je leur ferais le signe qui veut dire, pour l’instant, le syndrome de Stockholm ne fonctionne pas des masses.
On m’avait dit de ne pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. Je sais. C’est plus fort que moi. Ce n’est même pas volontaire, genre justicière qui serait prête à se sacrifier pour un concept en té. Non, c’est plus simple que ça. Quand on veut me la faire, quand on veut arnaquer les autres, ça m’énerve. Alors, j'ouvre ma gueule, je mets les pieds dans le plat. Une simple secrétaire, peut-être, mais je ne lâche pas le morceau, je m’accroche comme une huître amoureuse. Si la perle à l’intérieur était ma rage, l’huître aurait depuis longtemps fait exploser sa coquille.
Je viens de constater que l’odeur d’épices ne vient pas des deux canaris qui papotent. Je pense que ce sont plutôt les bâtons que j’ai autour du ventre. Une ceinture qui sent la poudre. Le tout relié par des fils à un boîtier artisanal, à quelques mètres.
Mon scénario est écrit. J’ai entendu des rumeurs sur des employés de la boîte qui disparaissent mystérieusement dans la jungle, ici et là dans le monde. Ceux qui en savent trop. Ceux qui parlent trop. Ceux qui demandent trop. Ceux qui travaillent pour d’autres. Ceux qui sont prêts à chuchoter justice. Ceux qui ne restent pas dans leur coin.
Disparaître mystérieusement, je trouve ça plus sympa qu’exploser en mille morceaux dans une jungle où deux faux skieurs se racontent des blagues de village en se tapant sur la cuisse.
Pour être Shéhérazade, faut-il encore parler la langue.
Ils vont peut-être oublier d’actionner le boîtier. Pourquoi ne l’ont-ils pas encore fait ? Ils attendent la nuit. Ils préfèrent profiter de leurs instants de repos ?
Moi, qu’est-ce que je ferais à leur place ? Je torcherais le travail pour ensuite enchainer une nouvelle tâche, ou je prendrais tranquillou une pause, avec un bon bouquin, dans un hamac, sous les singes hurleurs.
Ce serait impossible de me concentrer sur mon bouquin avec les singes hurleurs et des types comme eux qui papotent, on dirait une réunion de coiffeuses et de concierges. Je réalise pour la première fois que ce n’est pas chose aisée que de trouver le calme dans la jungle.
Mon esprit est en train d’essayer d’imiter la jungle.
Je suis attachée, une ceinture de dynamite sur le ventre. Quand je parle, ils ne me regardent pas. Ils sont comme mes parents, finalement. Si je crie, les singes hurleurs vont me prendre pour l’un des leurs ?
Je n’ai pas beaucoup d’options.
Une secrétaire qui travaille dans le business de l’armement devrait toujours avoir une arme sur elle. Pour se défendre contre des cagoulés des montagnes qui viennent en centre-ville en camionnette noire. Comme par hasard, le policier qui a regardé la scène (ma scène) n’a pas bougé. Je suppose que le ruissellement de la corruption coule tranquillement par tous les interstices de ce pays.
On m’avait prévenue. Partir dans un pays flou. Assister ceux qui vendent des armes. L’humidité, les moustiques, les mains sous la jupe, la jungle partout, même dans l’hôtel de luxe. J’aurais dû lire entre les lignes. Ce n’était pas seulement un boulot qui gagne bien, c'étaient aussi des vacances très exotiques, forcées et dernières.
Les deux encagoulés parlent dans leur coin de jungle. Singes savants. Le boitier semble transpirer. Leur langue faite de piaillements et d’aboiements. Ça me rappelle des souvenirs de bris de glace. Les deux singes parlent de mon enfance. Quand le soleil enflammera la jungle, ils appuieront simultanément sur la manette. Ou peut-être pas. Ils prennent leur temps, ils en profitent pour parler tranquillement de leurs problèmes familiaux, des filles du village, des difficultés de tous les jours. Ils n’ont pas envie de penser à moi. Je ne suis qu’une donnée d’un problème auquel ils ne comprennent rien. Je leur fais un peu peur. C’est comme s’ils avaient capturé une créature maléfique de la montagne et qu’ils ne savaient plus quoi en faire. Ils discutent revenant, malédiction, bouffe empoisonnée, avortement, craquement inhumain dans les rêves. Moi, j’aimerais bouquiner à la terrasse de cette jungle. Ils m’apporteraient un café bizarre. Une boisson noire et amère. Tout sauf du café. Comme leurs yeux. Ils regarderaient le livre que je lis. Je leur dirais, Kundera. Vous ne connaissez sûrement pas. C’est sympa. L’auteur pose des questions sur les personnages. On se croirait à l’école. Et puis boum ! il a la réponse existentielle qui va bien. On se sent stupide et admiratif et insatisfait. Voilà un écrivain qui utilise des techniques de gourou. On le surnomme le mentaliste non nobelisé.
À la terrasse, il n’y a personne. De toute façon, je suis bâillonnée et je suis fatiguée de pleurer pour rien dans ce que je dis.
En même temps, je remercie les deux hésitants encagoulés. Ils auraient pu profiter de la situation. Une femme blanche condamnée à exploser au ras de la jungle, loin de toute ville, dans la chambre close de la jungle, une pièce de carne blafarde à goûter, une peau magique de sanglier albinos, c’est avoir pour des années quelque chose à raconter aux potes, aux clients du resto qui raffolent d’histoires extraordinaires. Tu sais quoi, j’ai testé une Blanche et je peux te dire que c’est quelque chose, si, je te jure, non, je peux pas te dire comment, mais c’est vrai, c’est pas la même texture, c’est plus doux, oui comme le derrière de la cuisse d’un poulet écorché, te fous pas de ma gueule, je te dis que c’est vrai, demande à Jo, tu vois ? tu dois le croire, je sais pas, elle était perdue dans la jungle, près du Rocher aux Loups, paniquée, elle m’a demandé de l’aider, elle avait pris des médicaments la veille, beaucoup de médicaments, des soporifères de marque Kundera, dans la grande ville moderne de sa tête, tu vois le topo, elle a glissé dans le coma et elle s’est réveillée en pleine jungle, dans un pays inconnu, ici, rigolez pas, par Crisgu, notre grand ancêtre qui a tatoué le Soleil, rigolez pas. Clairement un cas de téléportation chamane. Comment on communiquait ? Je parle quelques mots d’anglais, je peux saluer en français, je tiens ça de mes vies antérieures, mais la plupart du temps, on dessinait sur un carnet. Tout ce qu’elle dessinait ressemblait à des singes mal faits.
Je l’ai accompagnée à l’arrêt de bus, et elle a dessiné un homme et une femme qui s’embrassent. Qu’est-ce que tu peux faire contre le destin ? Elle voulait me remercier de l’avoir sauvée et on s’est embrassés comme on a pu, malgré la différence, les singes criaient leurs légendes incompréhensibles à faire exploser les nuages, elle sentait la rose dans de la laine de chevreau, sa langue était mouillée comme un sexe mâle. J’ai senti qu’elle était possédée par Toumigi. Son corps tout entier est devenu baleine écorchée contre les rochers, elle m’entourait en long et en large. J’ai obéi à Toumigi sur le banc rouillé de l’arrêt de bus. Non, ce n’est pas de la chance. Je raconte ça parce que tu es un ami et un bon client du restaurant, mais après, tu ne sais pas quelle maladie on t’a refilé, tu dors mal. Depuis cette histoire, je fais des rêves étranges. Je suis sur mon hamac, c’est la nuit, j’entends le cri des étoiles, quelque chose est dans la nuit, je n’ai pas envie d’aller voir ce que c’est, je ferme les yeux de toutes mes forces, j’ai l'impression que des lambeaux de chair passent sur mon visage, et puis je me rends compte que c’est un rêve, parce que je ne dors jamais dans un hamac, je me lève et je prends mon café italien du matin. Je sens le sang qui circule de mon cœur à mon corps et inversement et je suis prêt à mordre le monde à la gorge. Je tape des mains et mon appartement se met à dormir au-dessus de la gigantopole. J’imagine une femme, aussi grande que Godzilla, qui s’avance nue, dans la gigantopole, et elle s’empale de plaisir sur la tour rose, dont les étages supérieurs ont été modelés à partir de restes de chars de la Guerre de Corée. Je frappe des mains et mon chauffeur apparaît, avec son plumeau. Je lui dis de se grouiller, d’éviter les embouteillages, car aujourd'hui, je dois signer un important contrat. La géante qui se fait un solo avec la Tour de Tokyo dans ma tête et elle a les formes de la nouvelle secrétaire. L’important, c'est le suspense feint et la surprise. Son sourire est comme un décolleté horizontal. L’invitation est palpable. Je vais tourner en spirale autour du pot et planter mon drapeau. Pour elle, ce sera une attraction gratuite. Après, elle pourra choisir entre promotion et déchéance. Exactement comme uriner sous la Lune, quand tout le monde dort et qu’on s’est retenu des jours entiers. Le soulagement, l’effondrement de l’ego, pour être à nouveau d’attaque.
Le DRH me saisit le bras.
– C’est la nouvelle. Elle a téléphoné au siège. Elle parle d’agression et de contrôle.
– Elle est folle. Une parano. Je n’ai rien fait du tout.
– On connaît ta réputation. Elle doit avoir des dons de voyance.
Je sens la rage de l’injustice monter en moi. Accusé à tort, par cette pouffiasse, par cette fissure, par ce demi-métacarpe, par ce vieux Kit Kat ? Elle rampera à mes pieds pour que je lui accorde son licenciement.
La salle de repos des secrétaires ressemble à un cagibi.
– Bonjour.
– Bonjour, Monsieur Toumigi.
– Tu peux m’appeler Jo.
– Je ne savais qu’on pouvait se tutoyer, dit Yukiko.
– Cette entreprise est un peu spéciale, tu sais, c’est un business à l’intersection de beaucoup de domaines déjà sensibles, c’est un monde à part, au-dessus ou au-dessous des lois, en quelque sorte. Je ne sais pas si tu comprends. C’est un vivarium. Tu connais ce mot ? C’est un imaginarium. Une fois à l’intérieur, c’est difficile de retrouver ce que les autres, les créatures du dehors, appellent liberté. Tu sais comment t’extraire de sables mouvants au milieu de la jungle ? Il faut doucement remuer une jambe pour la dégager et puis s’appuyer sur le genou pour avoir une plus grande surface de portage, s’allonger, il ne faut pas perdre sa lucidité, doucement, sensuellement, remuer l’autre jambe, et puis s’appuyer de tout ton corps sur l’humidité de ma queue.
– Pardon ?
– Je disais, est-ce que tu sais ce que les sauvages de la jungle font à ceux qui s’aventurent sur leur territoire ? Ils plantent des crochets en bambou dans leur chair nue, ils accrochent de grands cerfs-volants aux cordes et ils chantent leurs légendes gutturales derrière des masques de boue. Leurs prières font venir les vents monstres du dieu Tha et les cerfs-volants s’envolent avec fureur, déchiquetant la chair en mille morceaux, arrosant d’un sang frais arbres, visages, chèvres, fruit, singes ivres.
– Je ne comprends rien à ce que vous dites. Excusez-moi, j’ai du travail.
Yukiko sort de la salle de repos des secrétaires et se rend au rez-de-chaussée. Elle se trompe d’étage et se retrouve dans une grande salle illuminée. Au milieu de la salle, des hommes en costard et des femmes en costard entourent une sorte de missile nouvelle génération, flambant neuf, une merveille de miniaturisation, de calculs savants et de mort. Ce sont les cadres de la boîte, et ils baissent leur pantalon et commencent à se masturber frénétiquement contre le missile intelligent. Avant que tout ce beau monde explose, Yukiko referme doucement la porte.
Au rez-de-chaussée, tout est éteint. Elle sort dans la rue. Attend. La camionnette noire arrive. Un local en sort, tenant un grand sac bizarre.
– Voilà. Six menus végétariens premium, aux épices parfumées.
Yukiko regarde les nuages aux formes étranges dans le ciel de ce pays humide. Elle n’arrive pas à distinguer de visage ou d’animal mignon. Ce ne sont que des nuages étranges, flottant. Annonçant une tempête ou un tremblement de terre ? Elle n’en a aucune idée. Elle se souvient. Depuis toute petite, elle rêve d’être un nuage, mais elle sait que ce sera difficile à cause de sa forte myopie.