Je rêvais de piscine, de fraîcheur sur ma peau, de dissolution de vêtements, de glace dans mon estomac. La moiteur surie parasitait tout. La sueur piquante brouillait la vue. L’air tremblait à faire éclater les murs dans la rue. Les plantes étouffaient.
J’arrivai devant un magasin minuscule. On y vendait une spécialité locale : des madeleines plates sur lesquelles était dessiné un visage. Ce visage me disait quelque chose. J’entrai en espérant trouver de la fraîcheur.
C’était à peine plus frais et ça sentait le bois moisi.
Une vieille dame très maquillée me regarda, comme fascinée et effrayée. Chose rare, elle s’adressa à moi en anglais.
Je lui fis comprendre que j’étais intrigué par ses madeleines.
Elle sourit.
Autrefois, elle était chanteuse de jazz. Elle me montra une photo sur laquelle elle portait une robe de princesse, mais elle n’avait pas l’air forcément plus jeune. Elle m’expliqua qu’elle avait fait le coup de poing avec la police et les autres factions de la nouvelle gauche.
« Et ce visage sur vos madeleines ? »
Elle me regarda avec espièglerie.
« Oh, c’est le visage d’un vieil ami qui venait régulièrement dans ce magasin. Il les trouvait délicieuses. C’était un écrivain. Je ne sais pas si vous le connaissez. Il s’appelle Yukio Mishima. »
Je me dis qu’elle se moquait de moi.
Elle m’expliqua qu’il venait tous les étés dans les parages avec ses amis. Ils ne manquaient jamais l’occasion d’acheter quelques madeleines.
Je remarquai une photo de Mishima dans le fond du magasin. Comment n’avais-je pas reconnu le visage sur la madeleine ?
Il était assis, torse nu, sur la plage, souriant, séducteur, intelligent.
« Je ne me suis jamais remise de sa mort, dit la vieille femme.
– C’était un artiste multiple, complexe.
– Vous aimez ses livres ? »
J’ai voulu l’impressionner en disant qu’il avait été un homme providentiel, celui qui aurait pu sauver le Japon de la décadence actuelle.
La femme resta bouche bée.
Son maquillage semblait couler.
Elle tremblait d’émotion.
J’achetai trois madeleines, me préparai à sortir, quand elle me saisit le bras.
« Vous voulez le voir ? »
Elle devait avoir d’autres photos de lui dans sa chambre.
Dehors, la chaleur faisait onduler la réalité. Je n’aurais pas eu, de toute façon, le courage de retourner dans cette bouilloire balafrée d’or.
La vieille dame me demanda de la suivre. Nous avons monté un escalier étroit. La pièce était minuscule, nue de meubles. Au centre, il y avait un énorme autel funéraire. Comme nous nous approchions, j’eus l’impression que l’autel émettait un vrombissement.
Bêtement, je me dis que cela ressemblait plutôt à un congélateur peint.
La vieille femme s’agenouilla devant et me proposa d’en faire de même.
Elle fit résonner une petite clochette et s’inclina.
Puis, elle tendit le bras et ouvrit l’autel.
À l’intérieur, dans un bocal, une tête humaine.
Je fus trop surpris pour avoir peur.
« Je ne me suis jamais remise de sa mort, dit la vieille femme. J’ai demandé à un ancien amant yakuza de la subtiliser à la morgue. C’est mon secret. Je lui parle tous les jours. »
La tête dans le bocal ressemblait vaguement à Mishima. Je ne pouvais pas jurer que c’était lui. Elle flottait doucement. J’avais l’impression qu’il me faisait des clins d’œil. Séducteur, intelligent.
« Si on s’approche, dit la femme, on l’entend parler. Essayez. »
Comme je ne voulais pas décevoir la femme, j’ai tendu l’oreille.
C’était assez faible. Dans le vrombissement, une voix. Peut-être.
Je voyais aussi des tentacules sous la tête. La vieille s’approcha du bocal et les tentacules se tendirent vers elle.
En m’approchant, je finis par percevoir quelques mots, comme chuchotés.
« … la Chose japonaise est-elle blanche ? Une fourmi blanche ? Une réponse à cette question serait une farce de la nature. Si la Chose japonaise était parmi nous, elle ne pourrait supporter ma vie de chasseur. Je suis un chasseur avant d’être un chercheur. Si vous me voyez un jour me jeter d’un toit, c’est que je tends un piège à la Chose japonaise. À n’en pas douter, je suis pourvu d’un organe surnuméraire qui est sensible à sa présence. Je peux la palper en aveugle. Je vous en prie, restons décents, je ne parle pas de mon jumeau aux muscles gorgés de sang, ni des Japonaises, ces créatures paludéennes. À quel âge cela a commencé ? Difficile à dire. Je crois que j’étais en train de rêver la vie. Pour mon ennui, tout était pachinko clandestin, un casino sans lumière, reflet dans l’œil d’un insecte. Mon père était toujours fiévreux, je ne le voyais pas souvent. J’ai poussé son lourd bureau comme j’ai pu, un bureau en bois d’olivier fabriqué par son grand-père, abattu d’un coup de fusil par son frère prêtre. Derrière ce bureau, il y avait une cassette VHS. Sur la pochette, le dessin d’une pierre en forme de fusil, ou de carpe. Mes parents n’étaient pas à la maison, ils étaient partis faire une compétition de tennis, du côté de Macao, je crois. En fait, je n’étais même pas sûr de l’origine de mes parents. Je crois qu’ils ont changé de nom à plusieurs reprises, avant de m’avoir par accident. Ma mère a accouché dans un pachinko clandestin. Mais ce n’est pas le propos. J’ai donc rembobiné la cassette, ça a fait tchak ! comme un fouet empêtré dans la roue d’un vélo, et la neige électrique est remontée dans les bords noirs. J’ai aperçu un bref instant mon salon et puis je me suis retrouvé dans une ruelle de Shinjuku. Je sais qu’il est interdit à un enfant, même en vidéo, de se promener dans ce genre de rue. J’ai vu les effrayantes affiches près de chez moi, avec leurs lettres comme électrifiées par des cris de douleurs ineffables, et l’ombre énorme et mauvaise qui semble tendre ses griffes radioactives vers la frêle silhouette aux yeux arrondis par l’innocence. Je n’ose même pas imaginer le poster qui succéderait à celui-ci, rien que d’y penser ça me donne une chair de poulet frit. Quand j’ai commencé à visionner cette vidéo, mon doigt s’est dirigé vers le bouton incliné marqué d’un carré blanc. Mais le calme de cette ruelle m’a fasciné. Dans Shinjuku, je m’attendais au pire. Des orgies, dans les poubelles, de junkies défoncés au wasabi génétiquement modifié, en train de tourner un porno et un film d’art et d’essai en même temps, des clodos en feu en train de pérorer sur les soldes du magasin voisin, une fille très jolie en train de parlementer pour vendre au plus offrant les restes de son cordon ombilical. Vous m’avez compris, le calme de la ruelle filmée jurait au sein des signes alarmants que mon éducation angoissée avait forgés en moi. Pourtant, c’était un calme particulier. Plus tard, bien plus tard, j’ai compris que ce calme était la matrice de la Chose japonaise, celle qui allait m’obséder jusqu’au point de sculpter sans pitié ma vie. Et c’est la lourdeur d’une vie entièrement sculptée autour de moi qui m’a amené à élaborer mon projet de capturer enfin la Chose japonaise dans ma villa de luxe. Je suis là pour mettre à jour les moments saillants de mon parcours. Non pour me vanter de quelque exploit, mais pour enrichir les connaissances sur la Chose japonaise et sa chasse. Ce n’est pas encore une discipline officielle à proprement parler, car personne ne peut jurer, au jour où je vous parle, que quelque part, dans quelque mauvais rêve de ruelle calme, dans un pays autre, au fond d’un esprit tordu par le peu de réalité, dans la bouche du menteur puant la vérité, une Autre Chose japonaise ne fasse son apparition, ou n’émerge dans les marécages de nos récits. Et cette idée qu’il existerait une Autre Chose japonaise, à quelque chose du goût de la damnation, comme si soudain me prenait l’envie devant vous de me suicider en me plantant ce stylo dans la gorge, mais qu’en même temps, je voyais pour l’éternité vos visages horrifiés, surpris, grimaçants, car un dieu quelconque m’aurait condamné à recommencer ce même geste dans une boucle de douleur et de flottement de conscience sans fin, secondes répétées, fantomatique. Enfin, j’espère que vous voyez ce que je veux dire. Ma contribution s’arrêtera à la Chose japonaise, de l’image grésillée de cette ruelle jusqu’à la grande réunion dans la cave illuminée, sous la piscine. Et puis elle est apparue dans la ruelle calme. Ça m’a fait drôle, comme si quelqu’un me regardait alors que je regardais cette fille nue (j’ai pensé bêtement, comme un doigt dénudé) qui portait un masque d’insecte, mais elle a tout de suite disparu, je ne savais même pas si c’était une Japonaise ou non. Ce pouvait être, autant que j’en savais, une Coréenne ou une Taïwanaise. J’ai rembobiné la cassette pour la revoir apparaître, mais elle marchait déjà moins longtemps dans la ruelle calme. J’ai rembobiné plusieurs fois, et elle apparaissait de moins en moins. Quand j’ai rembobiné une dernière fois, elle a commencé à enlever son masque, mais je n’ai pas eu le temps de voir distinctement son visage. Puis la vidéo a montré une foule dans la ruelle de Shinjuku, une foule ininterrompue, j’avais beau rembobiner, il ne restait que la foule. Pourtant, je me souvenais de la femme nue portant un masque d’insecte. J’ai éjecté la cassette VHS. Sur l’étiquette, était écrit : « La Chose japonaise ». C’était l’écriture nerveuse de mon père. Ce fut la première fois que je rencontrais la Chose japonaise. Pendant plusieurs années, je n’ai plus entendu parler d’elle. Doit-on identifier la Chose japonaise à cette femme nue portant un masque d’insecte ? Je n’en suis pas sûr. J’ai l’image de cette femme mystérieuse en moi, au fond de moi, dans l’enceinte fermée et moite de mon cœur d’enfant. Son souvenir faisait une drôle de sensation en moi, j’avais l’impression de porter un masque sur le visage, je le sentais sur mon visage et une angoisse naissait en moi, comme une nuée de poissons millimétrés, car je ne savais pas quelle forme avait ce masque, et j’avais peur de l’image que ce masque pouvait créer dans le regard de mon père. J’avais l’impression d’être décapité, ou plutôt, d’être sans tête, car le monde entier s’engouffrait en moi, par l’orifice qui me servait de tête. Le monde était un étang, et mon visage y flottait parmi les algues, aussi nu que la femme de la vidéo. Comme vous pouvez l’imaginer, cette vidéo a ouvert une brèche en moi. C’est à partir de ce moment que je suis devenu chasseur de la Chose japonaise. J’ai demandé des explications à mon père, mais j’ai l’impression qu’il avait mille aiguilles dans la bouche. Il parlait mal. Il étouffait des rires, il vacillait des cajoleries concentriques. Il parlait avec un tic de samouraï. Son regard avait une odeur sentimentale. « C’était à l’époque où je voulais devenir réalisateur, dit mon père. J’avais acheté une caméra hors de prix et j’étais sûr que la ville allait venir à moi et que tout se mettrait en place, et que les femmes m’inviteraient timidement à filmer leur intimité pour devenir plus vivantes, et il ne me resterait plus qu’à monter le tout pour faire un beau film sur la solitude de la ville parmi les femmes. Je me suis posté dans une ruelle et j’ai attendu. » Je lui ai demandé pourquoi ça s’appelait La Chose japonaise. « Ce n’est pas moi qui ai écrit ça sur la cassette. À l’époque, j’étais amoureux d’une fille qui travaillait dans un magasin de douceurs. Je lui ai parlé de mon projet de devenir un grand cinéaste. Ça l’a fait rire, on aurait dit un bord de mer. Elle a écrit quelque chose sur la cassette que j’avais utilisée dans la ruelle et elle est partie. Je ne l’ai plus revue. » J’ai alors demandé à mon père si sur la vidéo, il y avait une femme avec un masque. « Des centaines de femmes, sur la vidéo, semblent porter un masque, c’est vrai. » J’ai compris qu’il ne comprendrait jamais ma quête. Après ça, il est parti en voyage. Pour toujours.
Je vous demande maintenant d’imaginer la Chose japonaise dans une boîte. Je sais que je n’ai pas encore eu l’occasion de vous montrer la Chose japonaise sous tous ses angles, mais pour les besoins de ma démonstration, je vous prie de bien vouloir imaginer, pour l’instant, une boîte à musique de dimension moyenne, celle que vous trouveriez au grenier d’une maison abandonnée. Bien, à présent, dans votre main, il y a un couteau. Plus exactement, un couteau mexicain, fabriqué à partir d’os de tigre albinos. Quand vous ouvrez la boîte, une musique s’exhale. Où est-ce un chant crié ? Et la Chose japonaise est là, dans la boîte, comme endormie d’un sommeil exotique, comme gonflée d’orgueil pendant un rêve particulièrement désagréable. Ma question est la suivante, allez-vous planter le couteau mexicain dans la Chose japonaise parce que vous êtes un scrupuleux scientifique prêt à toutes les expérimentations pour mieux comprendre les phénomènes qui l’entourent ? Que ceux qui useraient du couteau lèvent la main. Vous êtes donc une bonne moitié. C’est intéressant. Je me permets juste d’affirmer que j’appartiens à l’autre moitié. Pourquoi ? Si la Chose japonaise pouvait s’acheter, elle serait tellement bon marché que personne ne pourrait l’acheter. Car il n’existe pas suffisamment de division du yen, et celui qui s’entêterait à essayer de fractionner sa monnaie (ici, planter le couteau mexicain) en deviendrait fou. Ce n’est ni le plus riche, ni le plus pauvre qui peut se payer la Chose japonaise. Pourtant, aux yeux de tous, elle est présente dans tous les magasins du désir, n’est-ce pas ? Il suffit de tendre la main pour la sentir à portée. Elle remue entre les rayons. Si elle n’y était pas, alors il n’y aurait plus de limite et le Japon cesserait d’être le Japon.
Je pense qu’il est temps de revenir aux prémisses de mes recherches. Je revenais d’une conférence à Prague dont le thème était le golem. Dans l’avion, j’ai aperçu un groupe de Français qui semblaient déjà à moitié ivres. J’ai tout de suite été intéressé par leur approche du Japon. Contrairement à certains touristes, ils s’exprimaient directement. « Le Japon, a dit l’un d’entre eux, j’ai l’impression que c’est un labyrinthe en béton, où un vieux type à moitié à poil court derrière une ado à moitié à poil, tous les deux à la fois sérieux et ivres. » Après tout, c’étaient des Français. « Moi, dit un autre, j’y vais pour écrire mon premier et dernier roman. Je me donne un an pour percer l’abcès du secret. Je vais me marier avec la première venue et prendre des notes. Ensuite, j’écrirai un roman d’au moins 500 pages. Et puis je me suiciderai à la sauce Mishima. » L’hôtesse de l’air, une Française aussi, a apporté d’autres bouteilles d’alcool et elle s’est assise sur les genoux de l’homme qui parlait de Mishima. « Il faudra d’abord trouver un maître qui accepte de t’assister. C’est lui qui va te décapiter, parce que l’éventration n’est pas si radicale que ça. Et puis on doit se mettre un bouchon dans le cul pour ne pas tout salir. » Les autres ont ri. Je me suis contenté de sourire, car je ne voulais pas donner l’impression d’appartenir à leur groupe. Celui qui parlait de suicide rituel a sorti quelque chose de sa poche. « Ça, c’est le bouchon de champagne de mon mariage. J’ai divorcé, j’en parlerai dans mon roman, mais il a une valeur symbolique. Je ne sais pas, une sorte d’apex de cette vie absurde. J’espère que mon maître acceptera ce genre de bouchon. » L’hôtesse a levé la main. « Vous voulez des parachutes ? Ce que j’aime dans la Japonaise, a-t-elle ajouté, c’est sa manière naturelle de jouer les ingénues, les petites sœurs, tout en faisant des trucs dégueux. Des actrices d’une classe supérieure. Capables de poser un sourire assassin au moment le plus hard. Capables de piailler pendant des heures comme un robot déréglé, tout en gérant sa mèche. Les Japonaises, c’est Diderot. Je fais mon dernier vol. Trinquons. Une fois arrivée, je prendrai mes cliques et mes claques et je tenterai ma chance pour devenir vidéo-idole. » Il y avait une autre femme, qui ressemblait à un Français travesti. « J’ai fait, il y a une semaine, un rêve bizarre. J’étais entourée de bonzes et je me suis dit que je n’étais pas prête pour ce genre de rêve érotique. Mais au lieu de me sauter dessus, un bonze a dit, ton bonheur se trouve au Japon. Ça tombait bien, je venais d’essuyer un accident de cœur. Ce rêve prémonitoire tombait à pic. J’ai tout vendu, j’ai laissé le chien à mon ex et j’ai décidé de tenter ma chance. Il ne reste plus qu’à trouver le bonheur. Quitte à ce qu’il ne soit que la haine de ce pays. » Chacun, assis l’un à côté de l’autre, était l’abacule d’une figure secrète qui commençait à me fasciner. Plus classiquement, Louis était au Japon pour se taper des Japonaises. Un autre Français a parlé. « Je crois que, dans un premier temps, j’essaierai de trouver une vraie contorsionniste d’une beauté à couper le souffle. » Les autres ont froncé les sourcils. « Mourir fou et heureux au pays qui ne me ressemble pas. Luxe de surface, calme et propreté. C’est du Pascal Malpierre. On le surnomme le Hachiko français. Il reste assis toute la journée sur un banc dans un parc et il attend. On ne sait pas trop ce qu’il attend. On dit qu’il est devenu fou. Celui qui s’attarde dans ce pays ne ressemble plus à grand-chose. Il goûte l’oubli avant l’heure. À la roulette japonaise, Pascal Malpierre s’est arrêté à la case, vieux monsieur ayant perdu son inconscient en chemin, et qui regarde avec trop d’insistance les petites filles en robe légère dans le parc. » Je me suis dit qu’il fallait que je trouve le moyen de garder le contact avec ces personnes quand nous arriverions à Tokyo. J’ai tenté un mot d’esprit absurde. « Est-ce que vous savez pourquoi on appelle les vidéos pour adultes JAV ? » Ils m’ont regardé d’un air outré, sans doute à cause de mon accent. « Ça vient du français Javel. Car il faut beaucoup de Javel pour laisser les lieux propres après le tournage. » Ils ont ri et m’ont donné des claques dans le dos. J’ai eu l’impression furtive de faire partie d’une famille court-circuitée. « Je croyais que ça venait de Gainsbourg. La Javanaise. » On se marrait ensemble, comme si nous nous rendions à une guerre. Et puis on s’est mis à fredonner en chœur la chanson et les autres passagers nous ont fait les gros yeux. Ce cocktail de rire, d’acidité, de détermination, de fierté tordue m’a semblé un beau paysage culturel, et en moi, ce groupe de fanfarons et la Chose japonaise formaient désormais un couple monstrueux.
La suite de l’histoire s’est passée deux ans après notre rencontre dans l’avion. J’étais dans une soirée cosplay à Shinjuku, dont le thème était Kafka. Tout le monde était habillé en Kafka, mine triste, corps émacié engoncé dans un trois-pièce poussiéreux, chapeau, les filles avaient à l’oreille un pendentif constitué d’un cancrelat vivant, s’agitant sempiternellement.
Au cours de cette soirée, j’ai rencontré un Français avec une drôle de tête, sympa, un peu parano qui affirmait être le fils caché d’un célèbre homme politique français. Une serveuse recouverte de la tête au pied de paillettes argentées nous a servi un cocktail indéfinissable qu’elle appelait « De fil en anguille », dans cet indéfinissable pidgin franponais qui servait de signifiant à toute nouveauté, capable d’attirer les clients comme des papillons de nuit par les phares d’un corbillard. « Je connais celui qui crée tous ces noms bizarres en pseudo-français. C’est un ermite aveugle qui vit dans une grotte en bord de mer, du côté de Zushi. On le drogue (il a une maladie héréditaire) avec un alcool philippin et on lui demande de taper sur une vieille machine à écrire. Il est payé à l’heure, à peine plus que le taux horaire d’un Vietnamien. C’est parfois difficile de regarder la Chose japonaise en face. »
Beaucoup de Kafka, des jeunes, des vieux, des fausses blondes, nous ont regardés, comme s’ils avaient perçu, avec leurs antennes, l’expression Chose japonaise. Je me suis dit qu’il essayait malgré lui de me transmettre une information importante.
« Est-ce que les mots et expressions qu’invente cet ermite ont un sens ?
– Sûrement. Il existe un groupe en ligne qui cherche à reconstituer ce sens plus large. Une sorte de secte de passionnés qui collectionne et réarrange ce lexique de fou. »
Il m’a montré l’écran de son portable. À ma grande surprise, le groupe était composé de mes amis de l’avion. Un post récent mentionnait le lieu et l’heure de funérailles. Suivi d’un émoji que je n’avais jamais vu, un drapeau avec, au centre, un cafard, suivi d’un drapeau français à moitié consumé.
Avant la suite, j’aimerais vous lire un passage d’un célèbre imposteur.
« Le Japon est une nouvelle Atlantide où virevoltent des sirènes putréfiées dans leurs dentelles de soubrette. Parfois, la Chose japonaise n’est pas plus grande qu’un vélo. Parfois, la Chose japonaise s’écarte comme un passage à niveau qui raconterait des histoires à foncer tête baissée contre les trains qui passent, vides de volonté et pourtant toujours à l’heure. Chaque fois que la barrière se lève, c’est la Chose japonaise qui crie son histoire au train qui passe en trombe. Nous avons un jour entendu l’une des histoires. La barrière s’est levée, un type (un Japonais ayant des traits étrangers, comme échappé d’une tribu disparue) a accueilli le train à bras ouvert. Il devait se dire qu’il était le seul au monde à pouvoir donner de l’amour au train. Lui, n’entendait pas l’histoire racontée par la Chose japonaise. Il la vivait. En le regardant ouvrir les bras devant le train, nous entendions l’histoire que la Chose japonaise essayait de dissimuler en la contant. Rencontrer la Chose japonaise, c’est comme rêver de la Chose japonaise. L’histoire que les barrières tremblantes racontaient n’était pas forcément intéressante. C’était l’histoire d’une barrière qui devait laisser passer à intervalles réguliers des boules noires d’un mètre de diamètre. Les trains passaient timidement le passage à niveau. Les boules noires se tassaient contre la barrière et la brave petite barrière avait les joues rouges à force de faire tant d’effort pour retenir les horribles boules noires d’un mètre de diamètre. Mais le propre de la Chose japonaise, c’est de dire l’évidence du vide entouré d’argile. Dans ce cas, l’argile est l’histoire et le vide la barrière. Et les boules noires d’un mètre de diamètre sont des créatures étrangères à l’histoire, comme nous sommes étrangers au Japon et que pour le Japon, nous sommes des reflets déformés, insupportables d’une Chose japonaise blessée sur un passage à niveau fantôme. »
Vous comprenez mieux maintenant pourquoi j’ai voulu devenir chasseur de la Chose japonaise. Cela ne suffit pas de lire ou d’écrire. Celui qui a écrit ce qui précède ne vaut pas deux madeleines. La police devrait arrêter ce genre d’écrivain qui tord les nerfs des lecteurs, et qui les pendent à des cordes au plafond du sens. Si, un jour, le coup d’État que j’envisage avec la Chose japonaise prend la forme du réel, alors, Bonjour tristesse pour les étrangers qui salissent notre beau pays dans leurs textes sous prétexte de ramasser leur inconscient mal fini dans le caniveau, ces clowns de l’ennui. Je demanderai à ma police spéciale, sans que personne s’en aperçoive, de les réduire en moins-que-cendre, en fourmis blanches immangeables. Je leur ferai bouffer leur silence jusqu’à ce qu’ils explosent.
Mais je n’en suis pas là. Je m’emporte un peu à l’idée de ce que je dois continuer à raconter pour vous montrer comment j’ai réussi à piéger la Chose japonaise.
Le lendemain de la soirée Kafka, je me suis rendu dans un quartier plutôt chic, où se tenaient les funérailles de Jean.
Je me suis rappelé ce que Jean avait dit dans l’avion. Il avait évoqué une vie bien remplie et son désir d’écrire un chef-d'œuvre. Puis d’en finir rapidement. C’est honorable de sa part.
Le problème, c’est que ses écrits étaient clairsemés, sans logique, avec très peu de valeur, car noyés dans un anonymat volontaire.
Il s’était marié rapidement à Yuki, une Japonaise quelconque. C’est elle qui travaillait pour deux pendant que Jean rêvassait dans les ruelles de Shinjuku.
J’ai eu l’occasion de parler à Yuki.
« Qu’est-ce que vous allez faire des écrits de Jean ?
– Les quoi ? a-t-elle dit.
– Les textes.
– Il n’y a presque rien. Deux ou trois histoires trop bizarres pour être lues par un être humain non extraterrestre. Tout ce que j’ai trouvé, je l’ai donné à ses amis français. Ils sont tous un peu inquiétants. Ils ne sourient jamais. Ils ont des yeux de racistes, trop clairs.
– Vous avez essayé de lire les textes de votre mari ?
– Un peu. Mais je n’ai rien trouvé. C’est une sorte de délire permanent. Comme s’il branchait son cerveau à un remixeur et qu’ils bidouillaient tous les boutons.
– Il faisait ça, peut-être, pour supporter l’ennui ?
– Vous voulez dire qu’il s’ennuyait avec moi ?
– Je parle d’un ennui profond. Un ennui des grands fonds. Sur le sable de ces profondeurs, on ne peut rien construire.
– Je ne veux pas entendre vos âneries. Ce que je sais, c’est que dans ses textes, je n’existe pas. Il n’y a rien de moi, aucun secret craché, aucune remarque irrespectueuse. Je n’existe pas dans sa folie. »
Dans la salle du temple bouddhique où avaient lieu les funérailles, je vis les autres Français rigoler. Certains m’adressaient la parole.
« Mieux vaut tôt que jamais. »
L’humour ne fonctionnait pas.
« Quelle Javanaise. »
Un sourire.
On chuchotait des explications. « Jean a écrit des trucs, mais c’est illisible. On n’en tirera pas grand-chose. Il s’est marié pour rester au Japon. Et puis l’histoire de la mort volontaire sauce Mishima, il a vite abandonné. Le maître qu’il avait trouvé sur un forum, c’était une sorte de clodo francophile à moitié schizophrène qui se prenait pour le fils d’Alain Delon. Entre-temps, un docteur japonais incompétent a annoncé à Jean qu’il ne lui restait que quelques semaines à vivre.
– Tu veux dire qu’il…
– Non, c’est un accident à la con comme on en trouve dans ce pays. Il était dans le métro. Une fille a crié à l’attouchement. Les passagers ont tout de suite regardé Jean. Un type l’a défendu devant les autres qui voulaient le lyncher. Ils sont descendus tous les deux copain-copain et Jean a compris que le type, c’était lui l’attoucheur. Un flic s’est approché, il a marché par mégarde sur le pied de Jean qui a sursauté et il a chuté en se fracassant le crâne contre un banc en plastique.
– Comment tu sais tout ça ?
– Sa femme m’a expliqué, elle était avec lui. Enfin, je crois plutôt qu’elle le faisait suivre par un détective. »
Le front plissé, les lentilles d’un bleu lézard, Yuki était sans expression.
Elle avait une petite valise en cuir de marchand ambulant. Elle l’a glissé à mes pieds. C’était très lourd.
Après la cérémonie, on a versé la moitié des cendres de Jean dans l’urne familiale de sa femme. L’autre moitié serait envoyée à la famille en France.
Entre les cérémonies absconses et les rituels opaques, on avait droit à de la bière et du saké. Un peu des cendres de Jean tombèrent à côté de la grosse urne, un moine a titubé et a failli tout renverser. Même les enfants avaient les joues rouges. La solennité était tellement chorégraphiée que l’alcool ne changeait rien au chronométrage.
Il y avait des corbeaux qui sautillaient sur le toit du temple.
On entendit une sirène.
Ce n’était pas une sirène.
C’était Yuki, la femme de Jean, qui hurlait depuis l’intérieur du temple.
J’avais ouvert la petite valise qui contenait les écrits de Jean et j’en lus une page au hasard.
« La part insupportable du rêve est celle où je me trouve dans une citation violente, une altercation sur le quai du métro de Tokyo, et je dois faire les preuves de ma virilité en cognant dans le noir, alors que j’en connais les conséquences périlleuses. Je repasse le scénario brumeux dans ma tête. Les autres passagers dorment. Je dois me jeter dans la bagarre, comme vivre au ralenti dans les chocs d’un carambolage, l’adrénaline me donne des conseils, les cris autour, le goût de sang dans l’œil, le bras qui ne m’appartient pas et pourtant qui me frappe, le sourire de ceux qui dorment.
Je ne pouvais pas laisser faire ce type. Je ne suis pas un couard. Je ne suis pas un fantôme. Je l’insulte comme je peux et je lui demande de laisser la dame qui pleure. J’ai un instant l’impression que la dame a peur de moi, qu’elle ne comprend pas que je me sacrifie pour la sauver, c’est à ce moment que je prends un coup dans les couilles. Je croyais, comme sur les vidéos que je regarde parfois, que nous allions devoir nous mettre en position du boxeur et lancer des uppercuts et des crochets, au petit père la chance, en jouant à la roulette du K.O. La douleur est immense. Le mec crache son venin en langue locale. Je comprends qu’il ne me porte pas dans son cœur et je lui décoche un coup de coude dans la tempe. Il trébuche. J’ai l’impression que tous les trains alentour s’arrêtent pour nous regarder. Je me vois supplier la dame d’appeler la police. Mais je me sens être percuté par un tracteur, ce n’est que le petit mec au crâne dégarni et aux lunettes de pervers. Comment a-t-il fait pour ne pas faire tomber ses lunettes ? J’ai presque envie de lui demander et il me saisit aux genoux. Un homme s’approche et dit au mec à lunettes qu’il a tout filmé. L’autre se calme d’un coup. Il ne veut pas d’ennui. Ce n’était pas méchant ce qu’il a fait à la femme. C’était presque amical, quand on y pense. L’homme qui filme avec son smartphone ne dit rien. C’est comme s’ils communiquaient par télépathie. Ils se comprennent et s’éloignent en discutant, un peu complice. La douleur testiculaire est un peu passée maintenant. Je me tourne vers la dame qui a toujours l’air effrayée.
Un policier arrive. Je lui explique la situation dans mon japonais approximatif. Il fronce les sourcils, sourit. La dame le regarde. Ce doit être la chaleur. Tout le monde a l’air étrange aujourd’hui. La dame se lève et s’approche du policier. Ils s’embrassent sur la bouche. La femme enlève la casquette du policier et une chevelure blond-jaune se répand dans son dos et je comprends que le policier est une femme. L’homme qui filme est revenu et il m’explique que le policier, c’est juste du cosplay, c’est une prostituée lesbienne à qui la cliente (la femme agressée) avait demandé de jouer une scène d’arrestation langoureuse. Je me tourne vers lui et je lui demande comment il sait tout ça. Il se contente de faire la moue.
La femme pelote la policière. Je suppose qu’elle en veut pour son argent. L’agression du pervers n’a pas l’air de l’avoir perturbée et je comprends un peu mieux, enfin, pourquoi elle avait peur de moi. Les trains entrent en gare et repartent. Le pervers à lunettes est dans un wagon et il me fait signe de la main. Je ne sais pas si le geste qu’il fait est une salutation ou un signe d’avertissement. J’ai du mal à remettre de l’ordre dans mon esprit. L’adrénaline en moi rend plus brillant le néon dans le couloir du métro. Pourquoi tous les passants me regardent ? Je touche mon visage pour vérifier que je ne porte pas de masque. Je m’en serais aperçu. L’homme qui filme est toujours à côté de moi et me demande ce que je tiens dans la main. Je lui dis que c’est le cahier d’un ami. Un cahier Campus acheté dans un konbini.
– Je peux vous l’acheter ? demande-t-il.
– Il n’est pas à vendre. C’est écrit en français et c’est tout ce qui me reste de mon ami. Il a une valeur sentimentale.
– Je ne comprends pas, dit l’homme. Je vous l’échange contre mon portable. Dedans, il y a des centaines d’agressions dans le métro et des gens qui s’embrassent comme des fous, jusqu’à se lécher le visage, c’est chaud, comme cette ville.
– Ça ne m’intéresse pas.
– Mais vous avez pris plaisir à vous lancer dans la bagarre.
– Je m’y étais préparé, dis-je. L’idée de vivre sans danger me fait peur.
– C’est un peu paradoxal. C’est comme si vous disiez que j’étais un fantôme. Que filme une caméra fantôme ?
Il me demande de lui en lire une page. J’essaie, en traduisant approximativement dans sa langue.
« Le Japon est écrit par de mauvais livres. Entre hortensia et cordelette.
Je me sens plutôt mouche sans visage. Scénario transgressif, petit larcin, éraflure, chewing-gum et morve sèche, on se sent exister quand on salit. Petite mouche n’ira pas plus loin que la passagère qui ferme les yeux. Et cette mouche, derrière la vitre de l’esprit, n’enrage pas moins que le fauve enfermé, à qui on montre en rigolant la savane.
Fringants figurants. Peau morte qui ne veut pas tomber. Morceau de cordon ombilical dans les ramen. Une mère sous-marine et lointaine applaudit à la brume que je suis devenu.
J’imagine que la police m’arrête, pour me sentir libre. J’imagine qu’une vigilante m’empoigne à la ceinture pour me traîner devant un œil de pieuvre.
Puis je me vois déjà au fond d’une cage où on ne peut ni se lever, ni s’asseoir, ni se coucher, en compagnie d’un drogué brésilien aux yeux de piranha et d’un Iranien gominé, condamné à la lumière crue et à la surveillance sadique, sans visage, les règles carcérales enfoncés en moi comme les aiguilles d’un acupuncteur sous LSD. Je ne veux pas tomber dans l’engrenage de la prison, de l’escamotage social, dans le pachinko kafkaïen à broyer les âmes. Même si cela me fournirait matière à écriture.
Dans le métro, personne ne me regarde et c’est comme si l’effet m’accusait d’une faute. Je voudrais faire une plaidoirie maladroite dans les hurlements de l’alarme. C’est ma parole solitaire contre toutes les autres. La lycéenne venimeuse n’en démord pas. Le travesti tremble. Une petite vieille qui a connu les bombes. Le travesti qui accuse l’étranger. On fouille mon sac, bafouille, et la preuve brille comme une carpe dans un étang sale, entouré d’une montagne de haine, la vieille femme travestie en policier, la victime qui dit qu’elle a peut-être rêvé, sur le quai, un cutter, coup de karaté dans la concorde sociale, les faits sont japonisés depuis le début, le héros est sur toutes les vidéos dans toutes les têtes et il tient le cutter, c’est un heureux peureux, le sauveur de genou japonisé, le héros qui recule dans le tunnel comme si le train du rêve s’éloignait dans l’autre direction, la chute déballe son crâne, la boîte des culottes dorées, le monde flaque chaude, on prend des photos en anglais amusant, le monde s’auréole rouge dans le tunnel à reculons, une télépathie totale autour de son cadavre comme une brume papillon.
Et puis je vois cette fille, tombée, endormie, évanouie. Personne ne s’occupe d’elle. Je trouve ça scandaleux. Elle est sur le sol. Je commence à paniquer bien que je ne la connaisse pas. Je voudrais demander aux autres passagers de m’aider, mais je n’arrive plus à me rappeler le moindre mot de japonais. Je remarque une boursouflure dans la poche de la fille. Je fouille sa poche et je trouve une pièce de Lego. Je l’imagine construire chez elle un château de trois mètres sur deux en Lego et se réfugier à l’intérieur. Cette image est insistante. Je me dis qu’il faudrait casser ce château pour la secourir, je pourrais peut-être la réveiller ainsi, le fracas d’un château qui s’effondre, je me vois brisant tous les meubles de son salon contre les parois du château, le bruit est terrible. Mais ça ne la réveille pas. Je suis sûr qu’on m’accusera de quelque chose. On viendra, on m’entourera et on me dira, qu’est-ce que vous avez fait ? Mais je n’ai rien fait. Je ne veux pas être mêlé aux histoires des autres, je veux être discret, rêver en basse fréquence et non me retrouver à côté d’un corps de femme inanimé. Une vieille femme se penche et me chuchote à l’oreille, vous devriez utiliser ce Lego. Je la regarde, elle fait semblant de dormir. Une autre vieille femme se penche et me chuchote à l’oreille, il y a bien un trou qui correspond à ce Lego. Les images qui affluent dans mon esprit me choquent. Je vois la fille maintenant sur le ventre, elle est déculottée et des mains, toutes les mains des passagers qui m’entourent m’aident à introduire la pièce de Lego entre les fesses de la fille. J’arrive à peine à bouger, paralysé par cette vision de dizaines de mains s’affairant autour du fessier de la fille. On parlemente autour de mon crâne. On s’inquiète que ça ne rentre pas. Je transpire et je pense, ils ne feront pas disparaître l’ego si facilement.
Dans le bouddhisme, dit la vieille femme au crâne rasé, on pense que le mort est perdu un certain temps dans un rêve impossible et effroyable. C’est notre rôle de le guider vers la clarté du réveil. Pour faire plus simple, le mort est drogué par la mort et il ne sait pas vraiment ce qui lui arrive. Il tourne en rond et le monde gris tourne autour de lui. C’est pour ça qu’après la crémation, la famille se réunit autour des cendres et de quelques os blanchis. Le rituel consiste ensuite à tour de rôle à trouver un os dans les cendres. Il faut en trouver 108. Le préposé rassemble alors les bouts d’os pour en faire une sorte de poupée. Même si la forme reste rudimentaire, cela prend plusieurs heures, le préposé transpire beaucoup, même en hiver, et la famille observe avec une profonde attention. La croyance veut que la poupée d’os aide le trépassé à s’orienter dans la drogue de la mort. Le mort devient cette poupée approximative. La famille doit alors briser un à un les 108 os avec un petit marteau fait à partir de fémur de tigre. Le paradoxe n’est qu’apparent. En détruisant la poupée, en l’émiettant, la famille libère plus rapidement le mort de son étourdissement. C’est comme mourir dans un rêve. On se réveille. On se transforme intérieurement. Tout bouddhiste, en ces instants, espère que le nouveau fantôme s’en est allé paisiblement dans la rivière des âmes mortes, que l’ectoplasme a été fondu en algues translucides que gobent les poissons portant un masque de Bouddha. Un bonze tape sur une cloche en bois en forme de poisson pour évoquer la pêche légendaire du disciple qui un jour a pêché un poisson dans la rivière des âmes mortes et s’en est mordu les doigts. En effet, la légende dit que le poisson a été ensuite partagé avec les gens du village et la folie est descendue sur eux, leurs organes ont commencé à parler dans une langue inconnue et les animaux pourrissaient et les oiseaux tombaient et la terre saignait, le dernier survivant du village y a mis le feu et les cendres continuent encore aujourd’hui à remuer et à crier. Il est bon de ne pas savoir pourquoi les morts sont honorés avec tant de respect. » »
Ce texte de Jean devait s’appeler Le Gros Prince. Ce devait être un brûlot sponsorisé par un konbini. Les médias et la police entamant leur danse de la pluie.
Puis le hurlement de Yuki est devenu un croassement de corbeau borgne sur le toit du temple, qui est devenu un chuchotement trilingue, puis une rumeur bizarre à l’odeur suspecte, puis la silhouette de Yuki courant en furie autour du temple et renversant une statue disposée sur l’autel destiné aux jouets morts, puis enfin la fumée de l’encens étouffant.
Yuki avait découvert des vidéos sur le disque dur de Jean.
Dans un dossier qui portait le nom Nutella.
Encore un projet littéraire farfelu ?
Les vidéos étaient classées par code, numéro et année.
Yuki aurait pu être admirative devant cette volonté d’ordre de la part de son mari.
Avec une nostalgie effrayée, elle s’est employée à les visionner.
La résolution était de bonne qualité, même si certaines vidéos dataient des années 2003 et n’étaient que de simples copies de cassettes VHS en 480p.
Le problème, c’est que Jean était arrivé au Japon en 2010.
Le problème, c’est que Jean n’avait jamais parlé à sa femme de ces vidéos.
Le problème, c’était ce qu’il y avait sur ces vidéos.
C’était répétitif et dégoûtant.
Yuki criait du français.
« Funéraille fumeuse ! Dans quel pays meurt-on pour ça ? Passion de saleté ! Pinocchio de fange française ! Assassin, tu n’avais pas le bras d’être japonais jusque-là ! »
« Écoutez, un jour Jean m’a parlé de sa sœur. Enfin, de sa sœur morte-née. »
La moitié des convives somnolaient.
Les bonzes jouaient aux cartes au soleil, le haut du crâne cramoisi.
« Dans une perspective psycho-quelque chose, on pourrait se dire que ces femmes dans les vidéos dont vous parlez, c’est une forme d’accouchement, et qui plus est, un accouchement d’une matière vivante, mais en même temps déchet. Le déchet, c’est l’argent que Jean rêvait d’obtenir après la publication de son best-seller. »
Yuki lance à l’assemblée : « Jean est un fils de pustule ! »
Les amis continuent leur conférence sur cet incident.
« Je crois que le corbeau est coincé sur le toit.
– Tous les culs sont dans la nature.
– Il s’est tatamisé au point d’imiter la prolifération du moisi.
– Pascal Malpierre doit se retourner sur son banc. »
Yuki lance à l’assemblée : « La morale de Jean est un deepfake raté ! »
Nous étions à court d’opinion sur cette histoire de vidéos. Une moitié pensait que, en effet, c’était peu ragoûtant, mais que la réaction de Yuki était un peu fort de saké. L’autre moitié considérait cela comme mineur, à la limite infantile.
« Le cerveau a ses tunnels que les hauts le cœur ne comprennent pas.
– On m’a demandé de faire ce genre de vidéo, mais j’ai coché NG. Je me voyais mal discuté avec une fille de ce qu’elle avait mangé la veille et attendre entre copines que cela sorte comme deux copines qui promènent un gros chien alors qu’il n’y a pas de gros chien.
– À trop valoriser la propreté mentale.
– Il reste des sushis, vous croyez ?
– Mais ça aurait pu être moins clownesque.
– Jean n’aura pas été le Kundera de Tokyo, mais plutôt le unkodera. »
Nous avons franchement rigolé à cette blague.
Les convives nous ont regardés de travers.
Yuki nous fusillait du regard.
« C’est votre matière sombre dans ces vidéos ! Même s’il n’y a que des horifices de Japonaises. Même si la pluie noire est dans l’aquarium de l’écran. Le pardon ne marche pas chez moi. La tristesse n’a pas eu le temps de prendre l’express de la déchéance et je comprends pourquoi il disait écrire (à qui ?) alors qu’il ne pondait que de la merde. »
« Peut-être que ce que Jean kiffait dans ces vidéos un peu spéciales, c’était la mise en scène inconsciente de la naissance de sa sœur morte-née ou la répétition de la mort de sa sœur née-morte, peut-être que ce qu’il regardait, c’était le théâtre d’une tristesse enfouie. »
Nous avons applaudi en pensant que Jean, notre pote carbonisé en pays bizarre, se branlant sur ce genre de chose, la tête enfermée dans le sac plastique de son désir, avait toutes les raisons du monde de voir ses funérailles partir en fumée de rage et en hurlements.
Dans nos têtes se formait ainsi la géométrie de la Chose japonaise à venir. La chasse avait déjà commencé. Nous étions dans la vidéo de la Chose japonaise. L’été déformait nos traits dans le commencement de tout et c’est comme ça que j’ai attrapé… »
La vieille a tapé sur le bocal : « Arrête d’embêter le monsieur ! »
Mon esprit était un peu embrouillé.
Nous sommes redescendus dans le magasin.
La vieille dame a emballé une madeleine supplémentaire. « C’est cadeau. »
Je l’ai remerciée.
Je n’ai pas osé lui dire que j’étais allergique aux madeleines.
Elle s’est inclinée.
Je me suis incliné.
Un peu inquiet à l’idée de retourner dans l’été bouillant.