Le jeu consiste à entrer dans une ruelle étroite, ouvrir une porte rouillée à peine plus grande qu’un poney, entrer dans un vieil atelier qui sent les pièces détachées en fer raboté, continuer dans l’obscurité, et là, dans un casier de vestiaire, sous les vielles bâches, un autel.
Le jeu consiste à trouver tous les autels cachés de Tokyo, de les ouvrir et de prendre en photo la statuette.
Je suis content d’avoir trouvé celui-là. On me congratule. Ce sont les autels cachés qui protègent les quartiers. Il y en a des milliers. Celui que j’ai trouvé dans le casier de vestiaire est constitué d’une statuette de pierre dont le visage semble avoir fondu. Une divinité que je suis bien incapable de reconnaître.
Pour trouver un autre autel, je dois me rendre dans un vieux cinéma dans le quartier de Ueno. Il est au bout d’une rue étroite. La porte double à l’entrée grince. Il n’y a que des hommes d’un certain âge qui attendent devant le guichet. Quelques types sont habillés en femme. La salle a deux étages et l’odeur à l’intérieur n’est pas très agréable. Une cave remplie de vieilles peaux d’animaux. La séance commence. Sur l’écran, un vieux film érotique des années 80 avec des images baveuses. À côté de moi, deux vieux types commencent à s’embrasser avec passion. Je sens une main sur mon épaule. À l’étage, je vois un autre vieux habillé en femme s’appuyer sur la rambarde et un groupe silencieux se coller à lui. Quelque chose de gluant gicle sur mon cou. Je ne crois pas que je pourrais rester plus longtemps. Je sors. Je prends une photo de ma montre pour indiquer ma performance. On me congratule faiblement. À l’intérieur du cinéma, j’entends des râles continus. Je n’ai pas encore trouvé l’autel caché dans la salle. C’est la troisième fois que j’essaie.
Je me rends ensuite à Shinjuku. Un autel coincé dans le flanc d’un love hôtel. Ça devrait être facile. Mais dans la ruelle étroite, un groupe de jeunes est en train de tabasser un clochard. J’essaie de m’interposer, mais ils m’insultent et sortent leur lame. Ils crient qu’ils ont l’intention de mettre le feu au clochard parce que c’est Noël. Je leur dis que ce n’est pas Noël. Après quelques instants, ils s’en vont, désintéressés, vers d’autres méfaits. Au moment où je m’approche de l’autel au bas du mur, j’entends un cri. Des passants pointent leur smartphone en direction du toit. Je regarde à mon tour. Une fille trop maigre et tremblante est en train de crier son amour pour un host. Ce qu’elle dit est confus, elle parle d'amour éternel et de dettes, puis elle se jette du toit et s’écrase à quelques mètres de l’autel. Un policier est déjà dans la ruelle, le visage ennuyé. Je préfère m’éclipser. Mon score à la chasse aux autels est plutôt mauvais aujourd’hui. Je décide de rentrer.
Il est minuit. Je n’ai pas sommeil. Je me demande s’il n’y a pas d’autel dissimulé dans mon petit appartement qui sent la moisissure.
Depuis qu’Isa est partie, je ne fais rien d’autre que courir après les autels dans la ville. Je suis comme indifférent à ce que je suis. Les autels sont des amis que je ne connais pas. Le jour où Isa est partie, elle m’a regardé et m’a dit, pourquoi tu souris tout le temps, tu es malade ? Ce jour-là, je me sentais bien. J’étais mou. Sans désir.
Quand on vivait ensemble, cela ne voulait pas dire qu’on se voyait souvent, même dans un appartement aussi petit. Isa avait travaillé un temps dans un konbini, mais elle avait préféré tenter sa chance en tant qu'underground idol. Je n’ai pas bien compris en quoi consiste ce boulot. Isa m’a dit qu’elle devait faire des spectacles, habillée en maillot de bain une pièce, dans les tunnels du métro. Les fans s’agglutinent avec des bâtons lumineux et effectuent des chorégraphies obscures. À la fin, Isa mord dans une pastèque et crache le tout dans la bouche d’un fan comme un oiseau nourrit son oisillon. Isa ne trouve pas ça dégoûtant. C’est plutôt mignon, dit-elle, on dirait que leur cerveau flotte dans un bocal de chloroforme, ils ont l’air innocents, de gros enfants qui n’osent pas jouer pleinement à l’exhibitionnisme.
Pourquoi est-elle partie ? Elle m’a dit que je souriais bêtement, elle est partie pour son boulot dans le métro. Elle n’est pas revenue. J’ai reçu un message une semaine plus tard. « J’ai des dettes. Je dois intégrer une communauté pour me faire pardonner de tout. Je ne crois pas que je pourrais te revoir. Isa. »
J’aurais bien aimé continuer un peu encore avec elle. Au moins jusqu’à ce que je découvre tous les autels cachés de la ville. Après ça, je suis sûr que ça n’aurait plus été pareil, de nouvelles opportunités se seraient présentées et nous aurions eu assez d’argent pour déménager quelque part. Il suffit de mettre la main dans l’engrenage pour avoir une vie normale, non ?
Le chef des chasseurs d’autels se fait appeler Kolero. Personne ne l’a jamais rencontré. C’est une sorte de gourou. On dit qu’il revend les photos des autels à des croyants qui habitent à l’étranger et qui en font un talisman. Tout se vend, je suppose. Les images prises sous la jupe de lycéennes, les coups de ciseaux, les molles éjaculations sur des sacs de marques dans le métro, tout trouve acheteur. Sur le forum des chasseurs d’autels, quelqu’un, un jour, a lancé la rumeur que Kolero vivrait des rentes d’une chaîne de casinos clandestins ou d’un héritage lié aux affaires immobilières louches de son père. C’est en parcourant le forum que j’ai constaté que certaines photos étaient étranges. Un autel avec sa statuette très ancienne posée sur une table de cuisine. Un autre emballé dans un carton. Je me contente de les prendre en photo, mais je commence croire que d’autres vont plus loin.
J’ai ouvert tous les placards de mon appartement, j’ai tapé sur les surfaces pour vérifier si ça sonne creux. À force, je me suis convaincu qu’il existe un autel caché dans toutes les habitations à Tokyo. Même les plus pitoyables comme la mienne. J’ai lu que toutes les nouvelles maisons étaient sacralisées par des prêtres shintô, mais il s’agit d’un rituel qui consistait autrefois à enterrer, dans les fondations, un animal sacrifié, pour obtenir une protection contre les incendies et les cambriolages. Si jamais un autel se cache chez moi, il ne m’a pas protégé contre le départ d’Isa.
Le lendemain, j’essaie à nouveau dans le cinéma d’Ueno. Un gros type qui exhale des vapeurs de saké se frotte à moi, mais je réussis à esquiver. Je vais chercher près de l’écran. Dans les cinémas, l’autel se trouve souvent près de l’extincteur. Je ne vois rien, je suis ébloui, les seins à l’écran sont comme une pieuvre qui veut me saisir. J’ai l’impression que tous les hommes dans la salle se sont immobilisés et me regardent. Ils sont prêts à me sauter dessus. La porte de sortie se trouve de l’autre côté. Je crois que je vais passer un mauvais quart d’heure. J’ai oublié le numéro de la police à Tokyo. Je me jette sous le siège le plus proche. Là, sous le siège, l’autel. Je l’ouvre. Une sorte de mascotte en pierre ponce avec un bonnet bleu décousu et de la cendre d’encens. Si je le prends en photo, je devrais utiliser le flash et les gars du cinéma me repèreront. Sur le forum, je reçois un message privé de Kolero.
Ceux qui s’emparent d’un autel ou de sa statuette, et me les ramènent, gagneront des points de vie.
Je ne sais même pas comment je suis sorti du cinéma. J’ai mis le petit autel dans mon sac et j’ai couru dans l’allée centrale, les mecs me sautaient de dessus, ils ont déchiré mon tee-shirt, des doigts ou autre chose, se faufilaient dans mes vêtements et la femme gigantesque à l’écran ouvrait la bouche et accouchait d’un long cri.
Un policier me regarde parce que je suis un étranger et que j’ai le tee-shirt déchiré. Heureusement, il passe son chemin. Mon sac est très lourd. Sur le forum, je demande l’adresse à laquelle je dois me rendre.
Comme c’est sur mon chemin, je vais voir l’autel dans le mur du love hôtel. Il n’est plus là. Il y a une tache noirâtre sur le sol. Le clochard n’est plus là non plus. La journée, ce genre d’endroit semble abandonné, sans âme, un décor, un corps qui dort. La nuit, cela s’anime, une certaine luminescence circule, un inconscient drogué. Mais avant de me rendre à l’adresse, je décide de faire un tour dans les tunnels du métro.
Après avoir cherché des renseignements, un employé de la station m’indique vaguement la direction d’un tunnel avec un air de dédain, comme s’il se faisait violence pour ne pas révéler l’information à un gaijin. Par son mouvement dédaigneux et silencieux, il choisit à la fois la trahison et la déliquescence, c’est son geste anarchique de la journée.
Le tunnel est sombre, normal, avec ses ombres grouillantes, ses rats furtifs, sa goutte qui tombe inexorablement. Puis un ronflement, un battement, des criaillements, de la musique, une lumière kaléidoscopique. Les fans sont au nombre de dix et ils se trémoussent en harmonie, éructent avec régularité.
Sur la scène (un renfoncement où ont été posés des palettes de bois), trois jeunes filles en nuisettes transparentes tournoient comme en proie à une danse de Saint-Guy. Un fan s’allonge par terre, une jeune fille s’accroupît au-dessus de son visage, et elle laisse tomber une cerise qu’elle avait coincée entre les fesses, que le fan attrape goulûment. Les autres crient, hourra. Quand le spectacle est terminé, les fans retournent dans le tunnel, marchant comme des zombies. Les trois filles sortent leur smartphone et des clopes, le visage soudain relâché, coulant, effrayant, comme celui des grands dépressifs. Je m’approche et je leur demande si elles ne connaissent pas Isa. Je leur montre une photo. Elles rient. Elles croient à une plaisanterie. Des filles comme elle, dit la plus grande, des filles comme nous, il y en a tellement dans Tokyo. Il faudrait passer plusieurs vies pour la retrouver. Avant de repartir, j’aperçois dans l’ombre un autel. Une statuette ressemblant à peu près à un rat en pierre, avec un gros ventre et deux grosses couilles de la taille de cerises de Yamagata. Je pèse mon sac. Il est assez lourd déjà. Je prends juste une photo. Les filles ne lèvent même pas la tête de leur écran quand je les remercie.
L’appartement de Kolero est aussi miteux que le mien. C’est un homme sans âge. Il a les yeux rougis des insomniaques. Je pose l’autel du cinéma d’Ueno sur la table de la cuisine. Il le regarde et dit que c’est un beau spécimen.
Je lui demande ce qu’il se passera quand tous les autels de Tokyo seront rassemblés chez lui.
Il me regarde.
Dans le blanc de ses yeux, le rouge irradie. La lave rouge envahit l’œil. Je vois les flammes ravager une ville.
– Tous les autels formeront une boule d’énergie, un moteur de haine, une horde de contre-bonheur. Tout s’éteindra et la vie deviendra le sommeil impossible dont parlent les livres interdits. Le malheur s’attablera dans toutes les familles. Le présent sera une brûlure insupportable et la réalité chaotique inondera les sens.
La lumière de la cuisine s’éteint.
Puis se rallume.
Je décide de repartir tout de suite à la chasse aux autels.
J’entends les applaudissements dans les arbres.
Je suis motivé.
Aujourd’hui sera une bonne journée.
Je ne m’arrêterai pas, jusqu’à ce que je trouve le dernier autel.
Je creuserai jusqu’aux visages pour découvrir le dernier autel.