C'est l'effervescence discrète dans ton bureau en fer gris. On dirait une cage à requin rêvant d'une goutte de sang. Bureau sans fenêtre, sans visage. Tous tes collègues veulent voir le match. Un mosaïqueur t'a défié en ligne. Les autres écrans dans le bureau sont noirs, sauf le tien, où ronfle la sphère noire de ta dextérité. Tous encouragent le champion. Une grande tape dans le dos ! Ils sont admiratifs à te voir ainsi chasser les démons. C'est comme ça que vous appelez entre vous les parties génitales. On te jalouse et on t'admire. Eux d’habitude galèrent pour terminer, deux jours pour une vidéo, ils courent après quelques bouts de lèvres ou un anus comme derrière des cafards résistant au spray. Cries de joie devant l'article 175 du Code pénal affiché sur le mur sous le drapeau de l'empire ! Tu mosaïques à une vitesse incroyable. Tu expédies l'affaire en quelques heures. Rien ne t'échappe, vulve, label, numéro de maison, pénis plus ou moins en érection. Tu te concentres. Tu arrives déjà aux dernières scènes de la vidéo avec de l'avance. Teint de poupée, sourire de petite copine acéphale, poitrine en champs de mines. La fille à l'écran te regarde. Criaillements de captive en chaleur. La fille à l'écran ne sait même pas que le rouleau compresseur de ta mosaïque va attiser la frustration du consommateur jusqu’au fantasme de meurtre qu'on retrouve parfois dans le journal ou dans les yeux d’un type dans le métro. Tu barbouilles tout, tu rends tout méconnaissable, soldat d'élite de la censure. Et puis à l'écran, à peine le temps de voir ce qui se passe, les images sont soudain envahies d'obscurité. Le réal devait être fatigué, le réel devient un extérieur éclairé à la lampe de poche, la mosaïque sous tes doigts lutte avec les ombres les arbres et puis Alice est là, furtivement, dans l'arbre, là-bas, tu reviens en arrière, c'est une erreur fatale, là, dans l'arbre, elle te fait signe, pourtant, c'est elle, tu voulais la revoir et elle est là, et tu perds le match sur le fil de l'angoisse.
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Ça s'était passé dans le métro, comme toujours. Les passagers autour de toi avaient ce visage brouillé de cataracte. Certains dormaient, chien et maître qui se ressemblent. Le gris en compote sous les yeux. Ce sont les mosaïqueurs de leur vie. Tu cherchais quelque chose de toi dans le reflet de la vitre et tu revenais toujours à cette place vide à côté de toi. Ils ont la manie de laisser un siège inoccupé à côté de toi. Ce jour-là, tu as cru voir autre chose, une femme, triste et belle comme une créature, ayant perdu le don de lire les cartes du retour. C'était elle. Celle que tu appelles Alice. Ce n'est sans doute pas son nom. Pourquoi aurait-elle un nom ? Tout se passait dans ses yeux et tu y voyais la promesse de mille vies. Tu as compris que c'est elle que tu cherchais au-delà des mosaïques. Quand Alice t'a souri avec ses yeux, le reste du monde ne bougeait plus, et ton sang a cascadé dans tes chaussures. Tu tremblais de vouloir lui parler et pourquoi pas se perdre dans une première fois. Les autres dormaient avec plus d'autorité. Pourtant, les yeux d'Alice étaient clairs dans le reflet de la vitre. Par réflexe, ta main s'est agitée, cherchant à barbouiller le réel autour. Dans la brume de ton esprit, tu t'es dit que ça ne te dérangerait pas si le métro déraillait. Pour être avec elle. Dans la mosaïque infinie de corps emmêlés sur les rails tièdes. Tu t'es vu te lever pour briser la vitre du signal d'arrêt d'urgence et l'alarme stridente a brisé les crânes des dormeurs et le freinage les a envoyés cul par-dessus tête, à l'autre bout du wagon, et à côté de toi, de tous tes sens, tu cherchais encore Alice. Tu voulais lui dire quelque chose, mais les mots étaient ligotés en toi. Et puis la lumière s'est éteinte une fois, deux fois. Le wagon était vide. Tu sentais les yeux d'Alice sur toi, mais elle n'était nulle part. Tu as regardé ta main. Elle était brouillée de stridence, tu avais l'impression que la foule était dans ta main et elle criait dans un tunnel sans fin et finissait par dévorer les dernières miettes de ta vision d’Alice.
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Le lendemain, tu ne vas pas travailler. Tu as perdu le courage de revenir au saccage des images. Tous les yeux sont gris. Tu te dis qu'il faut au moins saluer ce champion. Son adresse te mène à une vieille baraque dans les franges extérieures de Tokyo, carrelée de vie et de mort. Une végétation rendue folle par la moiteur dévore la maison en bois. Tu tapes à l'entrée, aucune réponse. Tu entends pourtant comme un faible gémissement à l'intérieur. Tu fais coulisser la porte couverte de poussière. L'impression d'entrer dans une grotte faite de moisissures vivantes, parcourues d'ombres moirées pareilles à des anguilles aveugles. Tu avances dans cette jungle puante et silencieuse. Les murs sont d'un vieux rose insupportable. La maison te paraît trop grande, un tunnel d'ombres succède à un tunnel d'ombres, combien de couloirs encore ? Tu arrives devant une porte rose. L'impression qu'une foule chuchote derrière cette porte. Tu te sens très affaibli, mais tu vois ta main se poser sur la poignée. La chambre ressemble au cœur en furie d'un vaisseau spatial. Une tuyauterie complexe, fumante, relie des machines nictitantes entre elles, projetant une brume d'images. Des corps, des mots criés, des clients attablés, des pièces noires de rituel, une brume d'images qui finit par ressembler à une mosaïque vivante, ça s'allume, ça s'éteint, ça clignote honteusement, ça fait striduler le pauvre écran noir d'un corps. Tu la vois dans le lit assombri, au milieu de tout ça. C'est Alice et ce n'est pas elle. C'est elle qui t'a défié ? On dirait plutôt un de ces vieux bonzes momifiés qui bougent encore, la peau mauve sur les os, mais Alice ne bouge pas, des tubes pénètrent son corps, et ses yeux blancs semblent s'agiter dans un ciel brouillé. Tu comprends qu'elle commande tous les appareils avec les vibrations de ses yeux blanchis. Elle pilote le chaos de ses identités miroitées sur les écrans. Programmeuse, robot-serveuse dans un café de Shinjuku, ouvrière dans une usine, conseillère en ligne, avatar, hackeuse, mosaïqueuse, tout ça à la fois et simultanément, en une larme immense et invisible. Sur un écran, elle écrit, salut. Tes mots sont ligotés dans la cave. Sur l'écran, t'es un timide. Tu veux bafouiller que tu dois partir loin, très loin. Sur l'écran, reste. Tu veux dire que. Mais c'est plutôt un hurlement que tu entends dehors, dans la rue. S'il en existe encore. Comme si tous les hurlements de la rue se nouaient en toi. Sur l'écran, on va bien s'amuser. Tu trembles un peu. Alice ? Sur l'écran, je te plais pas ? Tu fais un effort pour reculer. Mais quelque chose. La vibration de ses grands yeux blanchis. Tu voudrais tout débrancher. Dérailler. Ton corps s'alourdit. Et puis ton bras se couvre de carreaux de chair teintés d’ombre, une chair qui ne t'appartient pas, comme si un boucher espiègle s'amusait à disposer un à un des carrés de carne putréfiée sur ton corps, sur tes bras, sur tes jambes, tu le sens, et cette pourriture vivante se répand sur ta joue et entre tes jambes, pénètre ta bouche, tes souvenirs, tout devient humide et sombre, tu ne peux plus bouger, tu penses, signal d’alarme, et sur l’écran, tu es à moi, pour toujours, et sur tous les écrans, j'ai pris la place vide en toi.