Isa n’a plus la force de se souvenir pourquoi elle est venue se perdre dans ce pays. On dit que les cafards détectent mieux que personne les ondes sismiques. Isa perçoit le Japon qui colle à sa peau comme une humidité sismique.
Elle tape « Tokyo » dans le moteur de recherche.
« Aucun résultat. »
Elle tape « Isa » dans le moteur de recherche.
« Erreur d’inconscient. »
Isa regarde par la fenêtre. La nuit glisse à travers la cage à lapin du voisin.
Puis l’idée de se masturber alcoolise son sang. Elle rêve avec détermination une révélation blanche. Elle cherche n’importe quelle vidéo. Elle veut faire irruption dans la tanière d’une proie. Qu’un rideau tombe sur cette ville. Qu’un tourbillon entomologiste emporte sa vie tokyoïte. À quoi sert un gong coincé dans des grands fonds sous-marins ?
Sur l’écran, une fille entre dans un appartement. C’est lointain et excitant comme une histoire qui ne fonctionne pas. L’innocence aux orties, pense Isa. Elle monte sur les échasses de l’excitation. Il n’y a pas de mal à se scarifier le moral en secret.
Isa regarde la fille à l’écran. Elle surjoue, c’est tellement ridicule que c'en est fascinant. Et puis ce décor autour, c’est d’un banal. Isa reconnaît, à côté des fesses de la fille, un cahier qu’elle a acheté dans un magasin à 100 yens.
Le monde est microscopique.
D’ailleurs, la table dans la vidéo provient sûrement d’un magasin qu’elle connaît. Isa a la même. La fille dans la vidéo éclabousse le mur de son urine. Isa s’étonne, la reproduction de fleurs des prés est la même qu’elle a sur son mur.
Elle appuie sur pause, plisse les yeux.
Ce n’est pas parce que ce n’est pas possible.
Son excitation est déjà un cafard qui fuit la lumière.
À l’écran, c’est son appartement.
Le rideau de la peur s’ouvre.
Isa a soudain l’impression d’être téléportée dans la vidéo. Elle a l’impression que des caméras sont placées un peu partout dans son appartement. Un type dans l’ombre avec une lumière circulaire sur le front marche dans son appartement.
Les hypothèses éclaboussent son esprit.
Ils fabriquent ce genre d’appartement en série et elle a emménagé dans l’un d’eux.
Mais comment expliquer la disposition précise des éléments ?
Est-ce qu'Isa n’a pas déplacé quelque chose depuis qu’elle a emménagé ?
Isa tremble.
Cette putain de vidéo est folle.
La folle qui crie a été prise sur ma table.
Pendant que j’étais absente ?
Dans son esprit, elle voit le petit groupe, le caméraman dans l’ombre, l’actrice qui doit se maquiller toute seule en consultant son smartphone à côté d’une moitié de sandwich de konbini, les mecs se masturbant sur son divan.
Ce petit monde a donc dû crocheter sa porte et tourner en mode guérilla.
Isa renifle le mur. Elle sent une légère odeur, mais laquelle ?
Tout cela a dû se passer avant qu’elle emménage.
Pourtant, les objets dans la vidéo sont ceux qu'Isa a achetés.
Pour en avoir le cœur plus paniqué, elle visionne encore une fois la vidéo. Elle ne regarde plus la fille qui en fait trop, et qui semble déjà différente, ni les mecs bedonnants qui ne savent pas où se mettre. Isa regarde le sosie de son appartement. Elle ne veut pas y croire. Ça ne peut pas être ça. C’est une suite monstrueuse de coïncidences.
C’est comme distinguer un visage qui vous sourit dans un seau rempli d’entrailles.
Et soudain l’excitation revient au galop dans un décor sans personnages. C’est ridicule. Mais puisqu’elle est dans le même décor. Le vase vagit et les fleurs pleurs. La table est plus brillante en elle. Isa a envie de se frotter à son intérieur japonais. Elle veut contaminer tous les objets dédoublés, ici et dans les images, au moyen de son désir de jouir. C'en est presque douloureux.
L’actrice semble regarder Isa, lui transmettre un message.
Isa va jouir par compassion. Il faudra qu’elle explose dans la jungle de son désir.
Quelqu’un tape à la porte.
Dans la vidéo, une autre femme entre.
Isa ne voit pas bien son visage.
C’est un rêve qui tape à la porte d’un autre rêve.
Isa est dans les yeux de l’autre fille. Elle voit l’autre fille lui sauter dessus et déchirer ses vêtements. Même les mecs dans le film ont l’air d’avoir peur.
Quelqu’un tape à la porte.
Il ne reste personne. Son appartement dans la vidéo regarde son appartement.
Isa est devenue cet appartement, filmé par une caméra morte.
Son excitation n’est qu’un cube de béton autour de son ventre.
Quelqu’un tape à la porte.
Isa va ouvrir la porte.
Il y a une fille à genoux. La fille de la vidéo. Plantureuse et gémissante. À peine plus habillée.
L’univers réfléchit à la vitesse du désir.
La fille dit, aidez-moi.
Il existe au Japon de nombreuses applications permettant de trouver des appartements à loyer réduit. Si dans l’appartement en question, un suicide a eu lieu, le loyer baisse. Les applis en question recensent les « accidents » et les géolocalisent sous forme de flammèches cliquables. Ce sont surtout les étrangers et les solitaires qui n’ont plus d’illusion qui acceptent de vivre dans ces lieux marqués. Ce n’est pas seulement à cause des revenants éventuels. Si c’est un meurtre, la ristourne est encore plus intéressante.
Isa aide la fille à se relever. Elle l’assoit sur le divan et lui offre un thé anglais. La fille baisse la tête.
Quand Isa a cherché un appartement, elle a consulté toutes les applications, fait des recoupements, lu entre les kanji la nature des « accidents » dans chaque quartier pour enfin choisir un appartement exempt de malheur. Elle se sentait assez mal, merci, pour ne pas emménager entre quatre murs qui gazouillent un silence macabre.
« Avant, dit la fille, je vivais dans les tunnels du métro. J’étais une idole souterraine. Une fille aveugle qui se consacre à la danse et au chant dans les tunnels du métro. On est le plus souvent en maillot de bain. Les fans venaient de très loin, de France parfois, pour nous voir évoluer. Les fans venaient renifler l’illumination de nos yeux laiteux et doux. Et la fille la plus populaire s’appelait Juli. Ses concerts étaient comme des funérailles muettes. Tout le monde était jaloux d’elle. On crachait de la pastèque dans la neige lumineuse. Mais Juli était différente. Sa peau avait la couleur d’un bus en feu et sa transpiration était un mille-crêpe fatal. Je voulais être sa piscine empoisonnée. Je voulais être son seau d’entrailles. Mais un jour, lors d'une séance particulièrement éprouvante sur scène, Juli s’est retrouvée à terre, la cheville en miettes. Tu connais les lois tacites des souterrains. Celle qui est incapable de se relever, on la laisse dans le tunnel. Les rats et les insectes viendront plus tard. »
L’application dit, vous vivez dans une montagne de fantômes entassés.
Ce que tu prends pour des escaliers sont des flammes.
Elle a l’impression de parler en lettres de sang. Isa demande ce qu’elle peut faire pour l’aider.
Sa peau commence à sentir la pastèque.
« Aide-moi, avant l’arrivée des rats du souvenir. »
Isa regarde par la fenêtre. Des oiseaux en lambeaux volent paresseusement, sans chance ni volonté.
Isa lui montre la vidéo.
« C’est ton appartement.
– Oui.
– L’actrice me ressemble.
– Oui.
– La fille qui arrive à la fin, c’est… »
Isa n’a pas envie de penser plus loin.
Elle tape « Tokyo » dans le moteur de recherche.
« Aucun résultat. »
Elle tape « Isa + Isa + Isa » dans le moteur de recherche.
« Votre géolocalisation a disparu des radars. »
Son appartement regarde l’appartement dans la vidéo.
Elle comprend que l’appartement de la vidéo ne ressemble pas seulement à son appartement.
Il lui ressemble.
Littéralement.
Son inconscient (c’est-à-dire son corps) est structuré comme ce film.
C’est un film ennuyeux.
Assoiffé de rosée.
Avec des fleurs malades accrochées au mur.
Chaque élément du décor ressemble à une partie de son corps.
Autrement dit, une partie de sa vie.
Sa vie ici qu’elle oublie.
Une table dans la cuisine et pourtant, c'est sa hanche.
Le placard, sa gorge.
Dans son souvenir, elle se voit dans le rétroviseur de sa peur.
Demandez-moi de jouer la laide endormie, pense Isa.
Qui a eu l’idée de mettre des guêtres à un lapin pour qu’il coure plus vite ?
Le divan minuscule, c’est ma glande lacrymale.
Isa essaie une dernière fois d’entrer en contact avec son appartement.
Elle a raté toutes ses télépathies.
Une chaise au bord d’une piscine ?
Le téléviseur sombre, c’était l’ongle de mon petit orteil tordu, comme pour dire, je ne veux rien savoir.
Isa frissonne.
Quelqu’un tape à la porte.
La fille va ouvrir.
« Alors, tu viens ? »
Elle part.
Isa est devenue son appartement.
Il se rêve dans la vidéo qui passe en boucle entre les corps.
La lumière est une langue violette qui goûte le papier de l’ennui.
Sur le mur de l’appartement, un poster avec un visage, gris.
Connaissez-vous cette personne ?
Tout se condense et fume.
Isa habite toutes les distances.
L’humidité s’invite dans ses murs.
Un objet lourd dans un coin.
Qu’elle n’a jamais vu.
C’est peut-être un corps endormi.
C’est peut-être un typhon.
C’est peut-être une vie écrabouillée entre les deux pages d’une folie
Isa attend que les lumières infernales s’allument à nouveau.