Un prêtre Africain est venu. Il m’a dit que le plus important, c'est la douche. Avant l’univers, il y a la douche. Il veut m’amener chez lui. Il dit, ça ressemblera à la vie d’avant. Qu’est-ce qu’il en sait. J’imagine que la douche est minuscule. Comme tout dans ce pays. Quand j’ouvrirai le rideau, il y aura un flic. Il sourit sous la douche. Il faudra que je fuie encore une fois. Il n’y a pas assez de miroir pour disparaitre. Le flic me retrouvera jusque dans mes rêves, avec son grand sourire immobile, comme un bâton pour faire tomber les olives des arbres.
Dans ma tête, je ne parle plus à personne. Le silence fredonne en moi. Le corbeau gueule et j’entends la mélodie de Comme d’habitude. Je sens qu’il y a des rats dans la mémoire. Le Japon a ligoté mon inconscient.
J’aime être sous le pont. La couleur de la bâche ne tient pas compte des saisons. Je touche le mur de béton. J’imagine que c’est une cuisse. Si on regarde en face les choses, la douleur diminue un peu. Rien n’est jamais lisse.
Un bonze est venu. Il parlait avec passion de danse de salon. Il a dit que ça lui permettait d’oublier les liquides corporels. Il a proposé une valse. Je lui ai dit, il faut être trois. Le bonze a alors sifflé et un flic a descendu le terre-plein.
Ça fait trois ans que le matin est affalé à petit feu en moi. J’ai perdu les pétillements de l’esprit. C’est la réalité qui me réveille le matin.
Le silence ventriloque en moi.
Un type qui me ressemble est venu. Il veut m’expliquer comment on fabrique le fromage noir. Je sais que je n’ai pas envie d’entendre cette histoire. Le corbeau gueule My Way.
C’est un fromage fait par un vieux gaijin bedonnant qui n’a plus peur du ridicule. Un type sans destin, sans scénario. Il se rend tous les jours dans une cave, sous le métro. Pour trouver la cave, il suit du bout des doigts des graffiti en braille jaune. Puis, il arrache des fils électriques dans le mur souterrain. Le court-circuit permet d’ouvrir la porte de la cave. Froidement, il commence son fromage noir. Il arrache les racines des plantes qui poussent que dans le métro. Il découpe l’écorce, la réduit en poudre. Il y a des cuves remplies de sang, de sperme et d’ombre.
Il existe sûrement, quelque part, des créatures qui se goinfrent de vingt ans d’oubli du Japon.
Est-ce que le voyeur amnésique est encore celui qui regarde ?
Un jour, je serai une momie et on construira une ville autour de moi.
J’ai trouvé une boîte en fer blanc dans la rivière. Je l’ai ouverte. C’était le contraire de la boîte de Pandore.
Il suffit pourtant d’un miroir pour constater le stigmate de son visage.
Une fugueuse est venue. Elle m’a demandé de l’argent. Je lui ai dit que je n’en avais pas, mais que je pouvais lui chanter une chanson de mon pays, que j’avais composé pour dire mon dégoût. Deux ou trois pêcheurs du dimanche se sont approchés. J’ai commencé à fredonner maladroitement. Un flic m’a saisi le bras.
La fugueuse m’a lancé un caillou. Je l’ai ramassé et je le lui ai rendu.
Elle me le relance.
Nous avons déjà une relation intime.
Elle me dit qu’elle veut repeindre le pont en gris.
Je lui dis que le pont est déjà gris.
Pendant que tu dors, le centipède Japon entre dans ton oreille.
Je lui raconte l’histoire de la douche. Tu prends la douche pour la première fois dans un endroit inconnu et tu te dis, je vais mourir sous cette douche.
Le flic sous la douche te sourit.
La nuit humide me parle du silence.
Tout ce que je dis n’intéresse pas la fugueuse.
Elle me demande de l’argent.
Il y a ceux qui se prennent pour un corbeau et ceux qui se prennent pour le caillou qui frappe le corbeau.
Je suce n’importe quoi pour dormir.
La fugueuse me dit, tu es là, à côté de moi, comme une sangsue grise dans un jardin zen.
Je lui raconte ce que je peux.
Quand ma femme est partie, je suis resté assis dans la cuisine pendant deux ans. Un jour, je me suis levé et j’ai constaté que je n’avais plus rien, plus de droit, j’ai mangé le chat, on m’a mis sur un toboggan et j’ai glissé jusque dans une pièce, je me suis retrouvé avec neuf autres types au regard évidé, fatigués d’être observés jour et nuit, et on me chuchotait à l’oreille, maintenant, il faut être sage, il faut rentrer chez vous, prendre l’avion, good-bye, ils me disaient ça en me serrant le cou pour que ça rentre mieux dans mon crâne, et puis ils ont dit, sortez, les réunions de dix personnes sont interdites par la loi, rentrez chez vous, loin d’ici, loin de chez nous, marchez droit et franchissez les mers comme votre Seigneur, mais surtout, disparaissez, sinon ça ira mal, disparaissez loin de nos femmes et de nos emplois, disparaissez dans les communautés invisibles qui se noient comme des chatons dans la foule sérieuse, homogène et tourbillonnante.
La fugueuse dit, tu me donnes envie de fuguer.
Avant de venir vivre sous ce pont, je suis passé au Comedy Club. Le vrai nom du lieu était GGCC (Gaijin Gag Comedy Club). Une scène un peu pourrie, dans un trou de Shibuya. Quand le moment de la battle est arrivée, j’ai levé la main. L’autre candidat, un Japonais, qui ressemblait à un yakuza gay, m’insultait. Le public pleurait de rire. J’ai lancé des phrases cassantes sur la police, la pègre, l’extrême-droite, les politiciens véreux, le droit des femmes, l’empereur, l’impératrice, les exactions pendant la guerre, la scatologie, la discrimination des burakumin. Le public était perplexe. Puis je suis passé à Okinawa, Fukushima, Hiroshima, la prostitution adolescente, les drogues synthétiques, les politiciens qui se font fouetter avec l’argent de l’État. Le public a fait les gros yeux. Un type a sorti des jumelles. Les flics sont arrivés et m’ont enroulé dans une bâche kaki. Le lendemain, ils m’ont retiré mon visa. Dans le centre pour immigrés, ça sentait la Javel. Des femmes mouraient de faim sous les caméras. Puis, suite à une directive, on m’a libéré, je croyais que c’était une blague, mais nous n’avions plus le droit de travailler. On était suivi en permanence par des flics à bord d’une Mercedes blanche. Ils étaient une dizaine dans la voiture.
Pourquoi tu rentres pas en France ? crient les corbeaux sur le toit des love hôtel.
L’ambassade a fait la sourde oreille.
J’ai marché tout droit. Je volais dans les konbini. Les magazines me parlaient. Je me remplissais de nuages.
Ça fait trois ans que je dors sous ce pont. Je n’ai pas envie de me mettre un carton sur la tête.
La fugueuse dit, je connais un magicien. Je ne sais pas s’il pourra t’aider.
Si j’en avais le courage, je revêtirais un costume de kangourou qui laisse les tétons apparents.
Je sais que je ne pourrai pas trouver un mur assez long pour aligner toutes les fugueuses dont j’ai rêvé.
Elle me dit, la ville ronronne pour toi.
Tu n’as plus besoin de manger.
La fugueuse habite les couvertures de magazines dans le konbini.
Elle dit, traîne ton odeur plus loin, jusque dans les profondeurs carpes des conversations.
Elle dit, lève-toi et guide la ville jusqu’au village du Christ siamois.
Quand tu atteindras le village, les pieds comme des lapins écorchés, on t’accueillera comme l’oreille coupée du Christ instable.
À travers la télépathie des odeurs, guide les animaux morts vers le cinéma dans la forêt.
La fugueuse écorche un corbeau et me le tend comme une hostie.
La même scène est projetée sur le béton gris du pont.
Une fugueuse écorche un corbeau et le tend à un vieux gaijin.
La nature est en liberté inconditionnelle.
Tu seras le sans-ciel, et on viendra des quatre coins de l’archipel pour te demander où tu es né et tu diras, je suis né sous un pont après avoir parlé avec une femme sur la couverture d’un magazine dans un konbini.
La fugueuse dit, avec mon corps, fais comme les Romains.
Un chien est venu. Il m’a demandé si je n’avais pas vu sa rage. Je lui ai dit que j’avais vu une panique, mais ce n’était pas ce qu’il cherchait.
Sous le pont, il y a une caméra de surveillance. Installée par qui ? Pour qui ?
La caméra est bouchée comme des toilettes bouchées.
Le chien dit, il est 3 h 29.
La fugueuse dit, ma femme a laissé un mot sur la table.
« Je suis fatiguée. »
Il y a d’autres mots éparpillés sur le sol.
« Je suis fatiguée. »
Il y a des milliers de papiers.
« Je suis fatiguée. »
Dans le lit, près du frigo miniature.
« ¥ = 夫 ? »
Dans la baignoire.
« Je suis fatiguée. »
« Tout est allemand. »
Dans le tas de vêtements poussé dans un coin.
« Je suis fatiguée. »
J’en ai ramassé un dernier.
« Je ne supporte pas le grenier. »
Le bonze dit, j’ai regardé le plafond.
L’Africain dit, il y avait une trappe.
Je ne l’avais jamais remarquée, dit le chien.
J’ai ouvert la trappe.
Le gris des ruelles me parle en langue grise. Je passe le quartier des noyés. Ils ne me saluent pas de leur main noire. Ils sont attachés les uns aux autres pour les besoins d’un jeu de nantis. Je continue à glisser sur le toboggan gris. Je vise le bord de mer et j’atterris dans les hauteurs, là où les corbeaux n’osent aller de peur de se faire électrocuter le bec. Je vois des maisons grises s’effritant au soleil. Le gris d’un casino en ruine, le ciel est une bille de métal.
Lumineuse, une femme est en train de peindre avec rage sur le pont.
Je ne distingue pas son visage.
Elle dit, lève-toi et va conquérir la Babylone taiseuse, ondulant dans ses algues immobiles.
Un chat court après un poisson d’argent.
Un cheval blanc court après un cafard.
Un groupe d’hommes masqués transportent une femme dans la rivière.
J’aimerais qu’on me dise pourquoi seuls les animaux à sang chaud rêvent.
Un chat court après un poisson d’argent.
Un cheval blanc court après un cafard.
Un magicien est venu.
Le magicien est là, devant moi, inquiet.
On dirait qu’il a une corde qui vibre autour du cou.
Je pense qu’il attend que je lui dise quel tour il doit faire.
Je n’ai rien commandé.
La corde du magicien vibre.
Ça ne m’impressionne pas.
Tout cela me ramène à mes débuts.
On dit que 40 % des souvenirs sont faux. Un faux souvenir de rêve, est-ce la même chose qu’un faux rêve ? Un faux rêve peut-il contenir de vrais souvenirs ?
Le magicien sort un couteau et se le plante dans la gorge.
C’est un jouet avec une lame rétractable.
Il commence à danser, il se trémousse frénétiquement, le silence vibre de plus en plus vite, il dépasse tout ce que j’aurais pu lui demander, nous dansons déjà loin, loin de toute surprise. Ensemble.