Après le passage du typhon, la moitié du village, tombé dans le lac, ressemble à un Degas inversé.
Toutes les femmes sont vieilles et laides. Cela me rassure presque.
Un vieux s’approche. « Vous êtes un fétichiste des lacs ? »
Je ris de bon cœur.
Le vieux me regarde d’un air suspicieux et il émet un long bruit de succion, comme si la réalité était des nouilles invisibles. Les autres villageois se mettent en branle, reniflant en rythme. Je comprends qu’il s’agit d’un langage codé qui leur permet de communiquer, sans divulguer leurs intentions aux étrangers comme moi.
« Nous avons eu un fétichiste des lacs dans les parages, il y a quelques années de cela. C’est quelque chose de vraiment drôle, il restait devant le lac des heures durant, sans rien faire. Je crois qu’il dissimulait une caméra dans sa chaussure. Comme s’il voulait filmer l’ombre de sa mort. »
Encore écolier, j’avais écrit l’équation dans un cahier. L’ennui et la peur factorisés par la soumission donnent une inconnue de type asiatique. Après, je voyage dans la nuit d’une femme.
Après le passage du typhon, j’avais les mains dans un cube de ciment.
Les villageois projettent un film sur le mur du temple. C’est un film pornographique comme on pouvait en trouver dans les hôtels, dans les années 2000, avec les évangiles bilingues. Un film non censuré, et la coiffure des actrices indique une époque déjà révolue.
Comme les villageois s’entraident pour ramasser les débris et dégager les maisons effondrées dans la boue, je demande pourquoi ils ne semblent pas intéressés par le film. « C’est pour vous que nous le passons. Pour éviter une autre catastrophe. »
Au même moment, une petite vieille tâte mon entrejambe. « Ça ne vous intéresse pas, vous non plus. »
Un homme sort du temple et l’image d’une vulve se plaque sur son visage. L’homme me fait signe. « Je ne suis pas le bonze du village, ne vous inquiétez pas. Le bonze est tombé dans le lac, je crois. C’est mieux comme ça. En espérant qu’il fasse son boulot avec les revenants. Vous savez ce qu’on croit dans le village ? On croit que les revenants sont excités sexuellement par les vivants ? Nous sommes des fétiches pour nos morts. »
L’homme fait un bruit de lapement et de gargouillis. La petite vieille lâche mon entrejambe et elle me montre son smartphone. « Regardez, notre village est déjà sur la carte interactive des lieux à faibles loyers. C’est notre petite fierté locale. »
Je me retourne vers le mur du temple et je m’aperçois que les images ne sont plus celles d’un film pornographique, mais les images des ravages du typhon. Étaient-ce les mêmes images depuis le début ? La vulve que j’ai vue sur le visage du type me parait, à mesure que j’y réfléchis, de moins en moins vivante, sans âge, sans attrait, la longue balafre d’un crâne sortie d’un manuel de tératologie.
Je me dis que si je ne retrouve pas une joie simple, c’en est fini et je devrais me diriger vers le prochain typhon.
Je regarde le lac qui semble abriter l’image inversée d’un village ravagé, calme, entier.
Je regarde le ciel et l’homme du temple s’approche. « Depuis toujours, les hommes relient des points dans le ciel pour faire des constellations. Vous êtes-vous déjà demandé quelle figure cela formerait si on reliait tous les points visibles dans le ciel nocturne ? Une légende locale dit que l’on verrait le cadavre de l’univers dans toute sa nudité et que personne ne pourrait supporter ça. »
Les villageois m’invitent ensuite à des festivités de fin de typhon. Des feux d’artifice fatigués tirés au-dessus du lac. Je me dis bêtement que c’est un feu d’artifice idéal pour un kidnapping.
Quelqu’un me tape sur l’épaule. « Vite ! Le strip-tease des pendus va commencer. » Aux branches d’un grand arbre blanc, des hommes et des femmes se débattent dans les airs et leurs vêtements tombent. « Celui ou celle qui réussit à se mettre entièrement nu sera décroché le premier. C’est une discipline très prisée par ici. »
Je réagis un peu outrancièrement est disant que c’est une pratique cruelle et dangereuse. « Les grandes choses ne se font qu’en luttant avec l’ours du lac. C’est un proverbe de notre région. Mais vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes d’autre part. »
La petite vieille, qui m’a saisi l’entrejambe, me demande ensuite de l’accompagner jusqu’à sa maison. « Ne vous inquiétez pas. C’est juste un jeu saisonnier. Mais comme je me fais un peu vieille, j’aimerais que vous me remplaciez. Un grand gaillard comme vous. »
Arrivés devant la maison, elle me demande d’enlever mes vêtements. Je me retrouve en caleçon. Les enfants courent en riant autour de l’imposante maison.
« Dedans, il y a quelque chose de très précieux que vous devez aller chercher. »
Puisqu’elle m’a serré énergiquement l’entrejambe, je me sens connecté à elle. J’accepte de jouer le jeu. On ouvre la porte de sa maison et l’intérieur est organisé de manière à former un étroit couloir. Je me mets de côté, mais même dans cette position, le couloir est encore trop resserré pour y faire passer ne serait-ce que la moitié du corps. La petite vieille siffle et un jeune garçon arrive en poussant une brouette. À l’intérieur, une substance blanche que la petite vieille prend à pleines mains avant d’en frotter mon corps. « C’est de la bonne graisse de porc. On appelle ça, par chez nous, la cervelle des dieux. Si on s’enduit bien tout le corps, alors le prétendant peut glisser jusqu’à la chambre. Ramenez-moi mon vase précieux, vous serez gentil. »
Ainsi, enduit de graisse de porc, je me glisse maladroitement dans l’étroit passage, poussé par quelques enfants. La progression est difficile, plutôt qu’un long couloir, il s’agit d’un labyrinthe grossier, avec impasses et faux passages vitrés. Je prends le parti de ne pas avancer trop vite pour économiser la graisse. Ma peau commence à être irritée. J’arrive enfin dans un espace un peu plus large. Une sorte de chambre à coucher dépouillée. Sur le lit minuscule, un vase orné de motifs d’ours argentés. Avant de refaire le chemin inverse, j’étale un peu de graisse sur mon corps. Il faut, pour passer dans les couloirs, que je colle le vase contre ma cuisse. C’est de plus en plus difficile, je me vois soudain immobilisé dans ma progression, plié en crabe, pris au piège, appelant à l’aide sans aucun résultat, dépérissant, mourant de faim, debout dans cette maison abandonnée au bord du lac.
Je redouble d’effort en essayant de ne pas abîmer le vase. J’ai la moitié du corps encore prise dans le labyrinthe, quand on me débarrasse du vase. Des enfants m’enduisent rapidement le corps pour que je réussisse à retrouver l’air libre.
Quelques personnes applaudissent. J’ai l’impression que ce sont des applaudissements de déception.
La petite vieille ouvre le vase. Il est rempli de cendres. « C’est mon mari. Ce jeu, pour nous, est une forme de remariage spirituel. On considère que l’esprit de mon mari s’ennuie dans le gris de l’au-delà et que cette cérémonie sportive, dans le labyrinthe de notre maison, lui permettra de se sentir moins oublié, moins damné, moins fâché contre nous. »
Elle plonge sa main dans les cendres puis en sort une photo Polaroid. Je ne suis pas sûr de ce que je vois, car elle met tout de suite la photo dans la poche de son tablier. J’ai eu l’impression de voir un couple couvert de paillettes argentées sur un lit trop petit, celui que j’ai vu dans la chambre, au cœur du labyrinthe. Les ombres autour de ce couple enlacé semblent être celles de spectateurs disposés à l’entrée de la chambre, derrière lesquels une bougie fume, les silhouettes, sur les murs de la chambre, ondulant tels des nageurs épuisés dans les eaux sombres d’un lac trop immobile.
« Mon mari est mort de faim dans une femme. »
Sa confession fait apparaître des insectes sur ma peau. La démangeaison est insoutenable. Ma peau devient une religion de morsures.
« Vous avez attrapé le mal du lac. »
La petite vieille m’explique qu’il faut plonger dans le lac et nager jusqu’à la pharmacie engloutie sous les eaux. Si j’ai de la chance. Sinon, je vivrai dans d’atroces souffrances labyrinthiques encore un moment.
Au moment où je plonge dans le lac, le village s’éteint. La petite vieille et le temple perdent leur lumière comme un serpent fait peau neuve, et les villageois deviennent de la boue, si la boue était un clou d’ombre planté dans la planche de la nuit.
Je nage comme je peux dans l’eau glacée. Le village apparait, au fond, comme une femme endormie couverte d’algues mangeuses de rêves. Il y a des rochers dont la forme me rappellent des scènes de mon enfance. Moi, posant devant une Mercedes. Moi, jouant aux Lego avec la voisine. L’infirmière qui a cherché à me castrer, quand je ne pouvais plus respirer. La femme aux lèvres violettes. La femme qui a débarrassé une rose de ses épines en l’introduisant en elle. Moi, portant des chaussures sentant le safran.
Le manque d’oxygène grossit la paréidolie lacustre de mon enfance.
Je comprends, in extremis, que le remède à ma démangeaison (toutes les morsures des minuscules revenantes) ne se trouve pas dans une pharmacie engloutie, mais que la pharmacie est ce lac.
Je bois l’eau sombre et la ville inversée et les pierres de souvenirs s’éclairent de mille néons sales, comme une ruelle de Shinjuku où un homme, toujours le même, se fait joyeusement tabasser par une bande d’adolescentes ivres.
Après le passage du typhon, la moitié du village, tombé dans le lac, ressemble à un Degas inversé.