Des Artistes et des Artifices de Pensée dans l'Art
Dans les domaines de la physique, des sciences en général, de la philosophie, de l’éthique, de l’épistémologie et même de la littérature, on parle d’expérience de pensée. Écrire un roman, une fiction, c’est faire une expérience de pensée... Qu’en est-il de l’art ? Personne ne parle d’expérience de pensée dans l’art à ma connaissance, l’art n’a pas le privilège de ce questionnement. L’expérience est un fait vécu ou observé, mais comme les faits vécus ou observés ne sont jamais identiques, existe-t-il une expérience? Dans les sciences, l’expérience est une épreuve destinée à vérifier des hypothèses ou à étudier des phénomènes sur ou dans le réel. Mais l’activité intrinsèque du cerveau ne pratique pas d’expérience en réalité, dans le monde physique. Dans cette expression, expérience de pensée, il y a un malentendu, colporté malheureusement par tout un chacun. On aurait pu employer exercice de pensée car « la raison, c’est l’intelligence en exercice » disait Victor Hugo. En physique, l’expérience de pensée n’est pas créatrice, elle ne fait que mettre au jour, découvrir ou procurer une connaissance des lois naturelles supposées organiser cet univers. Aussi, il me semble inopportun de parler d’expérience de pensée ni même d’exercice de pensée, tout du moins dans l’art...Alors, j’ai inventé spécifiquement dans le domaine de l’art, l’expression « artifice de pensée », un nouveau concept et le mot « artificeur », c’est l’artiste qui pratique et se livre à un artifice de pensée. Très peu d’artistes sont des artificeurs de pensée qui aboutissent, il en va de même pour les scientifiques qui pratiquent l’expérience de pensée, ils sont peu nombreux à faire des découvertes (Galilée, Einstein en sont les plus illustres...). Un artifice, c’est un détour, une astuce, ici, au sens pris sans idée d’imposture, sans dessein de tromper. Ainsi il existe des artifices d’analyse, du raisonnement, du juridique et de la pensée. Un artifice de pensée n'est en aucun cas une démonstration, ce n’est pas un ensemble structuré d'étapes de raisonnement. Un artifice de pensée est trop instantané pour y entrevoir un cheminement de la raison. Les artifices de pensée sont conduits dans l’atelier de l’esprit où l’être humain ne dispose que de deux facultés vraiment créatrices, l’intuition et l’imagination, ce sont les deux dispositions privilégiées de l’être humain dans l’acte de création. L’intuition est l’action de deviner, pressentir, sentir, comprendre et connaître, quelqu’un ou quelque chose d’emblée, sans parcourir les méandres de l’analyse, du raisonnement ou de la réflexion. L’intuition est une perception mentale, directe qui frappe l’esprit, l’imagination, sans intervention du raisonnement, dispensée par la conscience subjective, stimulant la créativité. Il se pourrait que l’intuition emprunte cependant des circuits logiques, mais avec une telle fulgurance que l’esprit n’en a pas conscience car l’intuition aboutit à des convictions, des certitudes lorsqu’elle aboutit. L’intuition se développe entre autres par la méditation, l’esprit entier de l’individu est alors réceptif car il se déconnecte en grande partie de la perception immédiate par ses sens, ainsi, l’artificeur a alors une disponibilité globale pour penser. L’intuition met en œuvre uniquement ce qui existe en mémoire dans l’esprit qui peut fournir immédiatement toutes les données ou connaissances auxquelles l’artiste fait appel inconsciemment. Souvent on parle de l’intuition comme un 6ème sens. Parfois, il en va de mon côté animal, on pourrait rapprocher l’intuition de l’instinct, comme par exemple une réaction violente à un danger, l’instinct de re-production, de créer à nouveau ou plutôt pour ce qui concerne notre propos, celui de re-présentation, l’instinct alimentaire, les anglais disent pour l’intuition « gut feeling », sensation qui vient des tripes, expression opportune. Au cœur de l’homme, il y a cet instinct et cette finalité de se reproduire dans le but d'augmenter sa propre ‘fitness’ (et donc son taux de reproduction mais aussi sa valeur sélective) et chez l’artiste de re-produire le monde toujours en essayant de faire mieux. L’intuition est créative. L’intuition relève de l’immédiat et produit instantanément une connaissance, une information, un savoir, l’artiste les ressentant avec certitude. L’intuition est une prise de conscience qui rend possible quelque chose, qui fait que quelque chose est réalisable. L’intuition s’impose souvent comme une image qui surgit tout à coup, d’autres fois apparaissent subitement des sensations corporelles, des révélations, des impulsions. Dans l’art, on peut avoir l’intuition d’une œuvre, que l’on peut imaginer mais qu’on n’a jamais encore réalisée. En créativité, l’imagination constitue une étape préliminaire du processus de la re-présentation. L’imagination est la faculté intellectuelle qui assure à partir de l’évocation d’images d’objets antérieurement perçues, donc en mémoire, de créer des nouvelles images mentales, des formes ou des figures imaginaires, fictives, de faire de nouveaux assemblages d’images pour former des images inédites, jamais perçues. L’intuition convie l’imagination en bonne intelligence, l’intuition révèle ce qu’il est providentiel de créer tandis que l’imagination dévoile ce qu’il convient de re-présenter. Il y a deux compréhensions du mot artifice, une connotation péjorative et une autre méliorative. J’ai retenu la seconde connotation. Dans l’art, il est fait usage courant d’artifice de pensée. Le recours aux artifices de pensée remonte aux origines de l’histoire de l’art en raison du caractère artificiel de l’homme attaché à la production d’artefacts et ayant toujours fait preuve d’inventivité. Les artifices de pensée, évoquent et font appel à l’intuition et à l’imagination. Mais qu’est-ce qu’un artifice de pensée ? Un artifice de pensée est une disposition de l’esprit à la fois intuitive et imaginaire d’après des modèles antérieurement perçus, sentis, ou contemplés visant à accroître notre appréhension du monde dans le but de tester une vision du monde, une représentation mentale imaginaire et d’aboutir à une re-présentation plausible et personnelle. Un artifice de pensée peut être défini comme une émancipation de la perception immédiate de la nature, une échappatoire au réel, à l’apparence du monde sensible, celui perçu par nos sens, mais aussi une faculté de passage d’un monde visible à un autre invisible, une capacité de se soustraire à la contrainte de l’entendement suffisamment pour que son travail puisse prendre l’apparence d’une libre interprétation d’après la réalité. L’artifice de pensée peut aboutir à une manière de faire destinée à perfectionner la re-présentation, à une nouvelle vision du monde, à corriger la réalité ou la nature mais aussi à un procédé, un moyen habile, ingénieux inventé pour créer ou améliorer une technique, une autre manière de faire, pour y ajouter des subtilités, des parades, des parodies ou une re-présentation inventée pour créer l’illusion de la réalité. Mais l’artifice de pensée ne conduit jamais à une re-production plus ou moins identique, semblable, tout en étant distincte du monde. Outre les techniques d’imitation, qui sont parfois assimilées à des moyens de tromper, l’artifice de pensée ouvre le chemin d’une re-présentation du monde et non pas d’une re-production, ici, artifice est pris dans son acception fortement négative. L’artifice de pensée, grâce à l’intuition et à l’imagination nous amène à acquérir des facultés de re-présenter un monde plausible et personnel. La puissance des artifices de pensée se fonderait sur l’optimisation de la combinaison entre les données précédemment acquises, mémorisées, stockées dans l’esprit de l’artificeur, et l’intuition et l’imagination. L’artifice de pensée est une véritable pratique artistique, il diffère clairement des autres pratiques car il met l’accent sur la phase de la conception au détriment de la phase de l’exécution. Les artifices de pensée doivent devenir des élaborations de la re-présentation finale mais ils peuvent échouer dans l’aboutissement car la mise en œuvre de certains artifices de pensée est impossible, quoiqu’un artifice de pensée ne nécessite pas toujours une mise en œuvre concrète. Les artifices numériques sont aussi capables de produire d’autres mondes plausibles et personnels substituables à notre monde. Les artifices numériques peuvent être considérés comme un type d’artifice de pensée, ou plus exactement comme un outil d’aide à l’artificeur de pensée, une stimulation de l’artifice de pensée. Mais la simulation numérique ne remplacera jamais l’artifice de pensée qui est un acte solitaire chez l’artificeur, alors que l’usage de l’ordinateur fait intervenir les initiateurs des programmes de calcul. En conclusion, les artifices de pensée sont créatifs et souvent plus proches de la connaissance du monde que de la perception du monde.