La Plaine des Jarres: la Théorie du Radeau
Prologue
J’aurais voulu être un artéologue et puis, cela ne s’est pas fait. De plus, c’est un métier qui n’existe pas, il faut l’inventer. Un artéologue, c’est d’abord un artiste. C’est un artiste qui travaille à partir des matériels ou des données qui subsistent d’une activité exercée par des hommes ou des forces naturelles (notion plus générale que celle de déchets, de détritus ou de ready-made), ou à partir des éléments de leur contexte. Ainsi, comme Monsieur Jourdain qui fait de la prose sans le savoir, beaucoup d’archéologues font de l’artéologie sans le savoir (du latin ars, artis “habileté, métier, connaissance technique” ou du patois bourbonnais artéo, “préparer” - et du grec ancien logos “étude”). Les travaux scientifiques des archéologues s’achèvent souvent en interprétations et fictions qui sont plutôt du domaine de l’artéologie qui ne revendique pas, elle, d’être une science. Aujourd’hui, des artistes sont impliqués à raison dans des missions scientifiques. A ce titre, je voudrais apporter une contribution, non pas en tant qu’archéologue, mais en tant qu’artéologue ès préhistorique, là où les archéologues n’ont pas réussi à finaliser. Pour ce faire, comme je le dis plus haut, je vais prendre appui sur des données qui subsistent d’une activité exercée par des hommes, l’archéologie préhistorique et plus précisément néolithique. Ma destination, c’est le lieu de mon nouveau chantier: la Plaine des Jarres à Phonsavan au Laos, un plateau à 1200 mètres d’altitude. Au départ de Chiang Mei, à l’aller, j’ai privilégié l’itinéraire le plus long permettant une meilleure immersion culturelle. Il consiste d’abord à prendre un bus pour atteindre Chiang Khong, une ville frontière à l’extrême Nord de la Thaïlande, soit environ 400 km. C’est à partir de là que l’on traverse le Mékong pour atteindre Houay Xaï au Laos. Ensuite, sur le Mékong, après une dizaine d’heures de bateau, nous faisons escale pour la nuit à Pakbeng située à mi-chemin. Puis commence un nouveau périple en bateau pour atteindre Luang Prabang, l’ancienne capitale du royaume, soit au total près de 500 km sur le Mékong. De Luang Prabang à Phonsavan, environ 300 km, une journée de bus est nécessaire, c’est une route difficile en montagne, surtout après une saison des pluies. Les sites de jarres ne sont qu’à quelques km de Phonsavan. Environ 3000 jarres sont réparties sur une superficie de 1000 km² en une soixantaine de sites numérotés. Après des hésitations, je choisis de me rendre sur le site nº1.
La plaine des Jarres, site nº1
J’arrive sur ce site de bon matin le 19 septembre 2012. L’endroit est alors quasiment désert. Ma première impression est celle d’être face à la résultante d’un énorme cataclysme. A priori, ce paysage, une steppe arborée, ne semble pas naturel, ces amas de jarres basculées, brisées. De telles masses de roches, d’ordinaire, avec le temps et les intempéries peuvent s’enfoncer dans le sol, mais basculer à un tel point d’elle-même, plus, se briser, ce n’est pas possible. Les mythes du radeau, du naufrage et du déluge habitent l’homme depuis la nuit des temps. J’ai alors l’impression qu’il s’est produit quelque part dans le temps, au-dessus de ma tête un gigantesque naufrage. Un énorme radeau chargé de milliers de jarres transportant un liquide précieux a peut-être sombré ici, lors d’une tempête lorsque la mer recouvrait ces régions. Les jarres se sont ensuite éparpillées descendant plus ou moins lentement au fond de la mer selon leur contenu. De plus, de nombreux cratères de bombes ponctuent le paysage et accentuent ce chaos de géants. Ce terrain n’est plus bombardé par les militaires américains depuis 1973 mais le danger persiste, la rumeur court qu’il n’est pas encore entièrement déminé. De ce fait, il ne peut être rendu à l’homme dans cet état et redevenir totalement public. Des chemins praticables sont balisés, la liberté est très limitée. Ce lieu maudit, surchargé de cratères de bombes, de zones interdites car dangereuses est comme un labyrinthe où les couloirs sont très étroits. C’est aussi une des provocations de ce paysage, on a envie de s’insurger. Ce lieu insolite et désenchanté, en creux et en bosse qui se présente, qui s’expose, est un lieu qui a pourtant envie d’être vu, il a tout pour plaire. Il est un provocateur par sa beauté, son étrangeté, il excite, nous appel à, nous incite à. Il est un lieu qui concentre une fabuleuse énergie dévastatrice et représente de ce fait un potentiel pour l’imagination. Dans cet espace, a priori, tout peut se produire, et même le pire, c’est l’espace du possible et de l’impossible. Le regard se perd à l’horizon dans cet amas de jarres et ensuite dans chacune de ces jarres, aucune d’elles n’étant identique. Chaque jarre renvoie sa propre existence comme une vibration. Le motif récursif des jarres induit un mouvement et génère des rythmes dans ce paysage, tels des objets en perpétuelle transformation et a pour fonction de rappeler que le temps fait partie de notre être. Une série, c’est à la fois la continuité et l’infini. Mais aussi jarre comme signe, la répétition dans l’espace de ces jarres exacerbe le signifiant. Aujourd’hui, nous recevons encore les signaux de l’homme qui a imaginé ces jarres alors que des milliers d’années nous séparent. Ces jarres prennent une nouvelle réalité, encore plus intense et démultipliée. Comme une sorte d’écho. ces jarres exercent sur l’être humain un étrange pouvoir de fascination, elles sont initiatiques. A nouveau, ces jarres sortent de leur sommeil et des hommes les font à nouveau vivre mais dans la spirale de la complexité. Les jarres apparaissent comme des éléments d’un rébus qu’il faut déchiffrer. Ces accumulations de jarres sont bien dans ce paysage une des images représentatives de ce milieu chaotique, dans un ordre non valable que l’artiste doit remettre dans un certain ordre, dans un autre arrangement. D- écrire ce monde (D, à partir “de”, extraire), n’est ce pas le mettre dans un nouvel ordre, c’est-à-dire dans un autre arrangement? On délire beaucoup d’histoires quant à l’utilisation de ces jarres. En Thaïlande, il existe à ce jour environ 10 millions de jarres de 2 m³ disséminées sur tout le territoire. Dans un premier temps, construites en terre puis cuites, elles sont pour la plupart en ferrociment. Dans ce pays, les eaux souterraines sont impropres à la consommation en raison d’une salinité élevée, aussi, on récupère les eaux de pluies. La pluviométrie étant de 1500 mm par an, les jarres peuvent avoir un rendement de 40 m³ par an, ce qui pourrait faire 400 millions de m³ d’eau de pluie collectée. La consommation d’eau moyenne d’un être humain étant de 2,6 litres d’eau de boisson par jour, on peut satisfaire les besoins de plus de 40 millions de personnes.
Thèse
Les jarres de Phonsavan pourraient être un des éléments d'un simple système de récupération d’eau de pluie, ainsi 3000 jarres d’un volume moyen estimé de 2m³ pourraient pourvoir les besoins annuels en eau de boisson d’une population de plus de 126000 personnes à plein rendement. Mais la question essentielle n’est pas de savoir à quoi servaient ces jarres (il y a tout un tas de réponses et ceux qui ont utilisés les jarres ne sont pas ceux qui les ont fabriquées) mais pourquoi ces jarres sont elles ici dans un tel désordre? Tout le monde veut aller à la fin, alors qu’il faut toujours commencer par le début. Fiction en cours d'écriture (à suivre...)
*En des temps immémoriaux, les instigateurs de ce chantier, une cohorte de quelques centaines d’hommes, étaient venus du nord, des hommes géants aux longs cheveux, aux allures de dieux. Ils avaient captivé les Autochtones des environs en masse. Le lieu du chantier avait été choisi en fonction des travaux qui seraient à entreprendre. Un champ de roches fortuit, à flanc de montagne, dominait une baie peu profonde abritée par des massifs qui y plongeaient directement. Il serait plus facile de choisir et de haler les pierres de ce champ à ciel ouvert plutôt que de les extraire de la montagne. Les jarres seraient confectionnées sur place puis bardées avec des bambous pour constituer un emballage cylindrique pour les protéger et aussi, pour rendre leurs déplacements plus aisés en les roulant. Ensuite, il faudrait les acheminer, d’abord leur faire descendre la pente en les retenant avec des cordages et ensuite les charger sur le radeau. De plus, il y avait aussi, à perte de vue, des étendues de graminées géantes, des bambous et des cocotiers qui poussaient en abondance et qui pourraient aussi nourrir les hommes le temps de ce chantier. Ce radeau avait une taille gigantesque, sa longueur était d’une demi-encablure et sa largeur d’un tiers. Son port en lourd devait supporter le poids de la totalité des jarres. Il devait accueillir les 3000 jarres qui représentaient un poids d’environ 3200 tonneaux, plus l’équipage et les provisions. Sa hauteur était d’une demi-toise. Le volume du bambou du radeau représentait 2178 tonneaux de jauge, son poids 700 tonneaux. Le tirant d’eau lège était d’un tiers de pied du roi, en charge de deux. La confection de ce radeau n’avait pas été la partie la plus difficile de ce chantier pharaonique, l’extraction des blocs de molasse du tertiaire du champ de roches et le façonnage des jarres avaient demandé 6 millions d’hommes-jours (3000 hommes). De plus 3500 femmes et autant d’enfants (en ce temps–là, la moitié des enfants étaient en âge de travailler) s’occupèrent de la logistique pour assurer la survie de cette armada. Il fallait approvisionner le chantier en nourriture, en eau, en bambous et en noix de coco. Tard le soir, les jours de pleine lune, les femmes et les enfants avaient filé le coir pour confectionner les cordages qui serviraient à assembler les bambous pour constituer les bardages et le radeau. Le radeau a coulé du fait d’une tempête estivale à quelque milles de la côte: un courant de nord-ouest aurait coïncidé avec un vent de nord-ouest durant deux jours et aurait dévié le radeau de sa route. Après avoir dérivé, il a coulé lentement au large de la ville actuelle de Phonsavan en faisant de nombreuses victimes même si peu d’ossements ont été retrouvés. Les jarres bardées tombèrent progressivement, les unes flottaient grâce au bardage et dérivaient , d’autres perdirent leur bardage et plongèrent directement au fond, se brisant parfois les unes sur les autres. La mer éparpilla les 3000 jarres sur plus de cinq cent milles carrés puis se retira. Dans l'histoire de notre planète, ce naufrage demeure de loin le plus mortel en matière de vies humaines et dépasse par son ampleur ceux de La Méduse, du Titanic ou du Joola et autres embarcations. Cette théorie du naufrage ne sera pas le cadre de ma fiction. Je voudrais que ma fiction se passe à un moment paisible pour cette plaine quand une vie sereine est possible donc en tout cas bien avant son utilisation récente comme exutoire et dépotoir à bombes.