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Y en a-t-il marre des elfes et des dragons ?

Différencier cliché et lieu commun

Derrière ce titre putaclic, nous allons aborder le sujet de la différence subtile qu’il y a entre cliché et lieu commun (topos en greco-scientifique, topoï au pluriel, pour le gargarisme jargonnant). La question est la suivante : le genre est-il vieux-moisi de réutiliser les mêmes formules ? Doit-il repartir de zéro et réinventer ses propres codes ? Ou doit-on y renoncer et verser dans la littérature « blanche », dire adieu à Willow et à Bilbo et abandonner le storytelling à Woody Allen et Amélie Poulain ?

La question est vaste et peut être abordée sous des tas d’angles avec des tas de conclus différentes, mais je voudrais me focaliser sur un point pratique, voire technique, en terme d’écriture de genre. Je n'ai jamais rencontré personne qui aborde le sujet, donc je me permets de m'y mettre.

Cliché ou lieu commun ?

La première chose à dire est que c’est une distinction subjective. Cela ne doit en rien nous faire renoncer l’analyse à partir du moment où l’objectivité n’est qu’une connivence de subjectivités. (Je vous épargne les fondements scientifiques de cette thèse, si vous le voulez bien, l’idée n’est pas compliquée à saisir.) Il reviendra donc à chacun de juger si tel élément est un cliché ou un lieu commun.

Le lieu commun est le support d’un travail basé sur une culture commune. Les elfes, les dragons sont des lieux communs. L’intérêt d’exploiter des motifs intertextuels tels que ceux-ci est qu’ils sont déjà lourdement chargés d’évocations de tout genre souvent communes au lecteur, basées sur le paradigme intérieur du lecteur. Evidemment, trouver un langage qui parle à un grand nombre est un défi pour l’auteur, l’utilisation de lieux communs comme points de départs est donc une solution toute trouvée.

Le paraquoi intérieur ?

Un mot est un signifiant chargé de signifié. Toute littérature manipule le premier pour travailler sur le second. Le degré zéro du signifié, c'est la définition plus ou moins heureuse du dictionnaire. S'ensuit sa transformation selon sa combinaison avec d’autres mots (pouvant radicalement élargir son sens en cas, par exemple, de métaphore), puis toute sa capacité évocatoire s'appuyant sur le paradigme intérieur. Ainsi, le dragon est une sale bête qui crache du feu, mais aussi potentiellement le Diable, un lézard géant, un dinosaure, l’incarnation du péché de convoitise, pour ne parler que des plus évidents. Le problème, c'est quand il évoque cette figurine en plastique immonde qu'on vous a offert à 12 ans parce que vous aimiez Le Seigneur des Anneaux et qui prend la poussière chez vos parents.

Le lieu commun tombe dans le cliché quand il se contente de réutiliser l’élément esthétique tel quel, sans le développer, ou sans en faire un élément global pertinent.

Exemple : dans Skyrim, les dragons sont des grands lézards plus ou moins divins qui crachent du feu et qui vont détruire le monde, et le héros musclé va les décaniller : c’est de la merde. Les hauts elfes, en revanche, ont transformé la morgue qui les caractérise en idéologie politique et religieuse raciste, entraînant tout un lore d’intrigues de fond complexes, des relations problématiques entre les factions, des opinions marquées chez tous les personnages, etc.

Y avait-il besoin de mettre des hauts elfes pour filer cette intrigue ? Oui, car le point de départ est une idée commune entre tous les joueurs, admise par les amateurs de fantasy : les hauts elfes sont inbus d’eux-mêmes. Sur ce simple signifié de départ s’est tissé toute un réseau de causes et de conséquences qui entraîne le joueur dans une réflexion sur l’orgueil, le nationalisme, etc. Ça, c’est une bonne utilisation du lieu commun.

Très bien

A chier

Comment bien utiliser un lieu commun alors ?

Il n’y a pas de secret, il faut une bonne culture sur ce qui caractérise ce lieu commun tout d’abord, à la fois dans l’inconscient collectif (les oreilles pointues des elfes, qui succèdent à Tolkien) et dans leurs origines les plus anciennes (leur place dans la mythologie, qui précède largement Tolkien). Si entre les deux vous pouvez récolter des infos sur ce qu’en ont fait les auteurs au fil de l’histoire, ça ne fera qu’apporter de l’eau à votre moulin (mais attention, il y a des couillons à toutes les époques). Rien que pour ça, vous vous hissez sur le haut du panier. Pourquoi vous croyez que Warcraft ça claque ? Absolument toutes les bestioles sont sourcées.

Pour le reste, la réflexion se fait au fil de la plume. Une histoire ne trouve son sens que lorsque l’écriture est déjà bien entamée. Il faut régler le problème au fur et à mesure, afin de ne pas vous retrouver coincé avec des personnages qui font tâche - ça m’arrive toujours, c’est exécrable. J’ai fini par penser que les meilleurs personnages sont ceux qui ont été créés pour les besoins de l’intrigue, et non parce que j’avais envie de me baser sur tel ou tel lieu commun. La raison en est que plus vous allez gratter au fond de votre inconscient, plus le message de fond se profile. Faites confiance à votre instinct, laissez-vous faire, et ne vous occupez que de la recherche documentaire et de résoudre les problèmes techniques. Raisonner d’abord en terme d’intrigue qu’en terme esthétique est un bon moyen d’éviter les ornières de la vanité.

Les lieux communs ne vous appartiennent pas, vous les empruntez. Mettre un elfe plutôt qu’un mec normal ne règlera aucun problème structurel à l’histoire car ce ne sont que des coquilles vides, et vous n'en faites pas ce que vous voulez. L'art n'est pas une liberté-arbitraire mais une liberté-volonté (thelema en greco-scientifique), c'est-à-dire vous libérer de vous propres attentes liées au genre pour attendre le sens profond, inconscient, que vous attribuez au motif, et non superficiel - cliché.

Vous saviez c'était quoi un Naga avant Warcraft III ? Moi non. Wikipedia est un bon point de départ pour ce genre de recherche car alimenté à la fois par des nerds et des chercheurs.

Dernier piège, l’arbitraire.

Ne pas utiliser une coquille vide juste parce que le lecteur s’attend à l’y trouver ou parce qu’on ne sait pas quoi mettre à la place est une chose, la détourner au point d’en faire un contresens est un autre problème. Chaque figure est chargée de sens, et l’ignorer, c’est envoyer des messages contradictoires.

De même, inventer des bestioles totalement originales juste pour éviter le cliché est un piège à con. Déjà, il ne suffit pas de changer de nom pour s’imaginer qu’on va se débarrasser de ses influences. Il convient bien mieux de les assumer, à mon humble avis, même sans les nommer. Personnellement, lorsque je lance un projet, je commence par nommer les influences principales qui vont m’inspirer. S’inscrire dans une continuité avec d’autres œuvres, ce n’est pas un truc de geek, c’est juste être honnête avec soi-même.

D’autre part, le lecteur aura besoin de signifiants forts. Le risque que vous encourez est donc de mal superposer signifiant et signifié, ou de passer trois millénaires à expliquer votre intention par des descriptions à n’en plus finir, étant donné que le lecteur n'aura jamais rencontré nulle part vos bestioles, et donc de cracher une soupe ennuyeuse d'ego assommante. Si un tel cas devait se présenter, il faudrait raconter toute une histoire pleine de sens. Mon conseil ? Une nouvelle pour chaque motif majeur, qui fera office de note d'intention, quitte à l’intégrer plus tard.

C’est en effet un problème qu'encourent beaucoup moins les arts plastiques, dont la réception est beaucoup plus immédiate et d'une nature tout à fait différente. Là, on peut faire des tas de bestioles sans les nommer ni les expliquer, qui n'auront de sens que par la force de leur expression. Nous qui manions les mots, et donc un fond culturel très éloigné de l'état de nature, nous ne pouvons pas nous baser sur les purs instincts des lecteurs.

Le ??? de Dark Crystal.

Et du coup, la littérature blanche ?

C’est une erreur de penser qu’un monde qui ne soit pas « de genre » évite les problèmes de codes, de clichés ou d’esthétique. Beaucoup de films ou de livres « blancs » sont dégueulasses parce qu’ils n’ont pas travaillé leur esthétique. J’admire les auteurs capables de faire des œuvres de ce « non-genre » qui soient vraiment belles, parce que contrairement aux auteurs de genre, ils n’ont pas de lieu commun sur lesquels prendre pied. (Bien sûr que si, mais il ne faut pas le dire, ils ne mangent pas à la même table que les autres.)

Y'en a-t-il marre des elfes et des dragons ?

Y’en a marre qu’on les remette sur le tapis juste parce que le lecteur s’attend à les voir. Y’en a marre qu’on s’imagine qu’il suffit de leur mettre des cornes, des ailes ou des plumes pour les rendre originaux. Y’en a aussi marre des puristes qui, comme de bien entendu, se complaisent dans la consanguinité artistique. Tout ça, poubelle.

Mais arrêtons cette dichotomie de l’iconoclasme contre l’iconodoule, ce sont des matériaux que nous avons en commun, tous genres confondus, et ils se travaillent. Ne les laissons pas tomber, sinon Hollywood va encore nous couper l’herbe sous le pied juste parce qu'ils taffent un minimum leurs sujets pop.