Le soleil était déjà haut dans le ciel, quand la sonnerie du téléphone me tira de ma torpeur. J’avais eu beaucoup de mal à m’endormir. Je n’avais trouvé le sommeil qu’après quelques verres de cognac allongé d’eau gazeuse, et un demi-paquet de cigarettes. J’avais mal au dos, la position dans mon vieux fauteuil club, au cuir élimé, même amélioré par l’ajout d’un tabouret pour allonger mes jambes, n’avait rien de confortable.

Je me levais, talonné par la stridence de l’appel, et décrochais en articulant un « allo », hésitant et incompréhensible, tellement ma bouche était pâteuse. À l’autre bout du fil résonna la voix du Docteur Roland qui fit mine d’ignorer mon borborygme alcoolisé.

Bonjour Olivier, dit-il d’une voix enjouée, je ne vous réveille pas j’espère !

Non ! articulais-je, hypocritement.

Olivier, reprit-il sans faire attention à ma réponse, j’ai encore un grand service à vous demander… C’est au sujet de ma malade d’hier au soir, vous vous souvenez.

J’opinais du chef, derrière mon combiné, comme s’il avait pu me voir. Sa malade, comment aurais-je pu l’oublier, elle avait hanté toute ma soirée et même mes rêves vaporeux du matin.

Elle semble tenir absolument à ce que vous fassiez son portrait. Vous pensez que vous pourrez venir aux Alouettes avec votre matériel un jour prochain ?

J’avalais consciencieusement ma salive deux ou trois fois, histoire de m’humidifier la bouche, remis un peu d’ordre dans mes pensées lourdes et confuses.

Oui ! Finis-je par articuler d’une façon raisonnablement audible, je viendrais cet après-midi, vers 15 h.

Je vous remercie Olivier, c’est vraiment....

Je raccrochais sans attendre la fin de sa phrase et revins m’écrouler dans le fauteuil. Yvelise ! Son visage m’avait obsédé toute la nuit et je m’étais fait à l’idée qu’elle ne serait pour moi qu’un souvenir fugace. Mais voilà que c’est elle qui venait vers moi. Ainsi ce qu’elle avait dit dans la voiture n’était pas seulement le désir éphémère d’un esprit dérangé. Il me fallait un café, et un fort. J’avais vraiment trop forcé sur le cognac.

Yvelise, j’avais connu une Yvelise autrefois. Je devais avoir une dizaine d’années, mon père, à cette époque-là, faisait un remplacement en Lorraine, à Toul. Une ville triste et austère, une ville de garnison, comme on en trouve tant dans l’est de la France, une région minière, poussiéreuse dont l’air acide piquait les yeux. Yvelise avait mon âge, c’était une enfant gaie et rieuse, prompte à inventer mille jeux et à s’amuser de tout et n’importe quoi. Pourtant, sous ses dehors enjoués, Yvelise n’était pas heureuse. Ses parents avaient disparu dans un accident quelques années plus tôt et elle avait été confiée à un oncle et une tante, qui la malmenaient plus qu’ils ne l’aimaient. Aujourd’hui, avec le recul, je m’apercevais qu’ils n’avaient aucune conscience de la façon dont ils la maltraitaient. Déjà, eux même n’étaient pas heureux dans leur vie de servitude à la mine. Lui y travaillait 12 heures par jour, leur logement, dans une enfilade sans fin de maisons semblables appartenait à la mine, et leur ciel bleu ailleurs, était sali du gris du charbon qui flottait en poussière fine. Mais Yvelise avait une âme d’enfant, et sa joie de vivre refoulait bien vite la mélancolie et la tristesse. Je m’arrangeais souvent pour que ma mère la prenne avec nous, à la sortie de l’école. Nous faisions les devoirs ensemble, en riant, ma mère lui faisait un goûter de pain et chocolat et mon père la ramenait en voiture vers la cité grise, à la fin de sa journée. Je crois qu’à dix ans, j’étais amoureux. Quand mon père eut fini son remplacement, nous sommes repartis vers Paris, et je n’ai plus jamais eu de nouvelles d’Yvelise.

Lorsque j’eus fini de me doucher et de m’habiller, il était déjà plus de midi. Je déjeunais en vitesse et me mis en devoir de préparer mes affaires. Je me contentais en premier lieu d’un carnet de croquis grand format, de quelques crayons et de fusains. J’avais hâte de me trouver aux Alouettes et de revoir Yvelise. Pourtant, ce ne fut que deux heures plus tard que je me présentai devant la grande grille de fer forgé de la clinique. Dans la matinée, François avait fait remorquer l’ambulance jusqu’au garage et c’est lui qui vint m’ouvrir.

Le docteur Roland t’attend dans son bureau, dit-il en me serrant la main.

Les Alouettes étaient installées dans une ancienne maison de maître, sur un parc boisé d’un bon hectare. Je laissais ma voiture sur l’allée de gravier, devant le large escalier de quatre marches qui montaient jusqu’à une terrasse de béton qui faisait le tour de la bâtisse. Le bureau était installé dans une aile, une pièce rapportée comme une verrue de briques rouges sur cet immense cube de pierres blanches. Ce devait être une sorte de garage, avec une grande ouverture, ou l’on avait posé une large baie vitrée qui ouvrait la pièce sur la vallée et le parc. Le docteur Roland était là, assis derrière un bureau de bois rustique. Il se leva pour m’ouvrir lorsque je cognais à la vitre.

Olivier, me dit-il, c’est la providence qui vous a placé sur notre chemin, hier au soir.

Il me fit m’installer dans un profond fauteuil de cuir fauve, en face du bureau.

Je vous offre un café, affirma-t-il en se tournant vers une cafetière moderne placée sur un meuble derrière lui.

Savez-vous que vous avez fait, sur ma jeune malade, une impression des plus positive.

Nous n’avons échangé pourtant que quelques mots.

Oui, dit-il en déposant une tasse de breuvage fumant devant moi et en s’asseyant à son tour, mais parfois les choses les plus anodines donnent des résultats surprenants. C’est une jeune femme renfermée, qui s’exprime peu. Pourtant ce matin, son premier geste a été de venir me demander s’il serait possible que vous veniez pour faire son portrait. J’ai essayé de parler avec elle, de comprendre son désir, mais elle s’est juste contentée de cette demande, répétée comme une prière.

Je ne vois pas d’inconvénient à venir exécuter ce travail.

Je vous en remercie, mais je vais vous en demander un peu plus.

Je le regardais, attentif, sans comprendre vraiment ou il voulait en venir. La demande devait lui sembler délicate, car il frottait ses mains nerveusement l’une contre l’autre, coudes posés sur le bureau.

Ce que je vais vous dire est confidentiel. Normalement, je n’en ai pas le droit, mais les événements me disent que vous pouvez m’aider.

Il posa ses lèvres sur ses poings fermés, les yeux fixés sur moi comme s’il attendait une réponse, une confirmation, mais je ne savais que dire.

Yvelise, se lança-t-il enfin, a perdu ses parents dans un accident d’avion il y a trois mois. Elle est l’héritière d’une grosse fortune. Son père était un de mes amis et je connais Yvelise depuis qu’elle est enfant. Après l’enterrement, elle a semblé vouloir reprendre les affaires de son père d’une main ferme et assurée. Mais les choses ont vite changé. Elle a perdu le sommeil, est devenue plus hésitante dans ses décisions, plus perturbée. Elle a fait le vide autour d’elle. C’est quand elle a commencé à avoir des idées de suicide que sa meilleure amie a décidé de m’appeler. J’ai fait plusieurs voyages jusqu’à Limoges dans les dernières semaines et j’ai vu son état se dégrader. Hier, après avoir laissé la direction de l’affaire à son oncle, j’ai décidé de la prendre ici avec moi.

Et vous pensez, demandais-je enfin, après un moment de silence pesant, que je peux l’aider.

Je n’en sais rien, mais je veux essayer. Elle a brisé tous les miroirs chez elle et ne supporte plus son image. Vous comprendrez que ce besoin soudain de se faire faire un portrait m’interroge.

Je ne savais que dire, que répondre. La psychologie n’avait jamais été mon point fort et j’étais pour ma part, du genre vieil ours solitaire. Le docteur Roland posait sur moi un regard interrogatif, le menton posé sur ses poings.

Je pensais, dis-je enfin, ne faire qu’un croquis aujourd’hui, puis travailler en atelier, mais je peux venir peindre ici, si cela peut vous aider.

Faites votre croquis aujourd’hui, nous verrons s’il est judicieux que vous veniez travailler ici.

Notre entretien dura encore une bonne heure. Le médecin me donna des conseils, des consignes. Je comprenais vite qu’Yvelise était plus qu’une patiente ordinaire pour lui, peut-être même la fille qu’il n’avait jamais eue. La tâche me sembla soudain énorme pour un petit peintre de banlieue comme moi, mais je pouvais contribuer à la guérison d’Yvelise, et cela me remplissait de joie.

En entrant dans sa chambre, une petite chambre coquette décorée à l’ancienne, je ne pus m’empêcher de penser à l’Yvelise de mon enfance. Elle se tenait debout devant la fenêtre, à moitié cachée par une tenture de tissus épais et regardait le parc. Elle portait une longue robe de toile écrue et le jour qui entrait par la fenêtre, découpait, en ombre chinoise, les formes fines de son corps. Je la regardais un moment en silence, gêné mais ravi du vol que je faisais de cette intimité.

Bonjour Yvelise, dis-je enfin, me tenant sur la pas de la porte sans oser entrer.

Elle sursauta, surprise par ma voix inconnue et se retourna vivement. Puis, comme si ma vue l’avait soudain apaisée, ses traits un instant crispés et inquiets se détendirent. Elle m’adressa un bref sourire et son visage reprit cette expression de tristesse qui m’avait tant frappé la veille.

Bonjour, dis-je en pénétrant dans la pièce.

Bonjour, c’est gentil d’être venu si vite. Mais j’ai des scrupules à vous déranger dans votre travail.

Je l’assurai du contraire et lui expliquais que mon travail était autant tributaire de l’inspiration que de l’envie. Je n’eus cependant pas le courage de lui avouer que pour l’instant, seul son visage occupait mes pensées et que faire son portrait me comblait tout à fait.