Novembre 2005
L’aéroport international Ayadema Gnassingbé de Lomé était grouillant de monde. C’était le début de la saison sèche. Les aventuriers de tous bords, du touriste lambda, bardé d’appareils photo, au chasseur en treillis, les yeux avides de trophées, se précipitaient vers cette porte ouverte sur l’Afrique et ses parcs nationaux. Autour du chemin de bandes caoutchoutées, qui crachait des bagages par une petite trappe bruyante, une foule vorace se pressait, cherchant son sac ou sa valise, pour se ruer dehors, vers les taxis trop peu nombreux et déjà pris d’assaut.
Max s’était appuyé contre une colonne de béton, attendant que cette cohue se calme un peu. Il n’était pas encore suffisamment assuré sur ses jambes, et il craignait la multitude, aveugle et désordonnée. Il avait bien vu passer son sac, mais il s’était contenté de le suivre des yeux. Même avec sa canne médicalisée, il n’avait pas osé s’aventurer au milieu des voyageurs empressés. Enfin, un jeune porteur avec un chariot sembla s’intéresser à lui, et il lui désigna son bagage qui tournait pour la troisième fois. La sortie des passagers était encombrée de pancartes aux noms d’hôtels ou de personnes, et de familles aux regards écarquillés, cherchant un parent ou un ami. Mettant la main sur l’épaule de son porteur, pour se protéger derrière son caddie, il fendit cette foule empressée au rythme lent de sa claudication laborieuse.
Celui qui l’attendait se tenait un peu plus loin, presque contre la porte qui ouvrait sur les parkings. Lui aussi, hors de la multitude et de la cohue des arrivées. Deux ans qu’ils ne s’étaient pas vus, et Max le retrouvait, tel qu’il avait toujours été, décontracté, le sourire aux lèvres, éternellement bien habillé et soigné jusqu’au bout de ses ongles, qu’il faisait manucurer régulièrement. Il fit arrêter le jeune homme à sa hauteur, s’appuyant faiblement sur sa canne pour souffler. René le regarda, secouant la tête de droite à gauche.
— Ils t’ont bien arrangé ! dit-il en le prenant dans ses bras pour une accolade fraternelle.
Max sourit, essayant de se redresser doucement, pour ne pas trop porter sur sa hanche douloureuse.
— Là, je suis bien, répondit-il avec un ricanement ironique, tu m’aurais vu il y a un an.
René se recula, pour mieux regarder son ami. Max n’était plus que l’ombre de lui-même : amaigri et pâle, il s’était voûté légèrement sur sa gauche, autour de cette douleur qui devait encore le tarauder. Ses cheveux avaient blanchi, et ses yeux ne brillaient plus de cet éclat doré qui le rendait irrésistible auprès des dames. Ils s’étaient cernés de tristesse, et striés de filaments rouges.
— Allez, dit-il en le prenant sous le bras droit, pour l’aider à marcher jusqu’à une longue limousine noire, qui attendait un peu plus loin. Tu vas me raconter tout ça, et l’on va te remettre en état.
Passé la porte coulissante, la température pesante les enveloppa, le ciel était uniformément bleu, et le soleil étincelait d’une lumière crue et aveuglante. Max s’arrêta un instant, se redressant en douceur comme pour goûter la brûlure de l’astre du jour.
— Tu as de la chance, dit René en le regardant s’offrir à la chaleur, hier, il pleuvait, une des dernières pluies de la saison.
— Cela m’a manqué, fit Max avec un petit rire de contentement, la Haute-Savoie n’a pas grand-chose à voir avec l’Afrique, et le temps commençait à être un peu trop frais, à mon goût.
Les vitres fumées de la voiture en rendaient l’intérieur sombre, et l’air conditionné le fit frissonner. Il s’assit difficilement, laissant sa jambe allongée, dans le grand espace qui se trouvait entre la banquette arrière et la cloison, qui les séparait du chauffeur.
— Je vais te loger chez ma première épouse, lui dit René en lui tapotant la cuisse, tu te souviens d’elle ?
Max hocha la tête en riant. René avait trois femmes, trois maisons, et une ribambelle d’enfants. Il avait fait sa connaissance, quelque dix ans plus tôt, lorsque l’homme d’affaires togolais était venu en France, acheter des camions. Il avait voyagé avec sa première conjointe, une très belle fille, à la peau d’un noir-ébène, de longs cheveux tressés serrés, qui lui descendaient jusqu’à la taille, et de grands yeux noisette. Elle aimait Flaubert, Lamartine et Maupassant ; elle en parlait avec beaucoup d’intelligence et d’humour. Elle adorait l’opéra, et Max avait eu l’occasion de l’accompagner, à plusieurs reprises. C’était une compagne érudite et curieuse, les quelques soirées qu’il avait passé avec elle, lui avaient laissé un souvenir délicieux. René lui, ne s’intéressait qu’à ses camions, et aux jeunes femmes qu’il croisait, où que ce soit, et qu’il suivait d’un œil gourmand. Il avait déjà une seconde concubine à cette époque-là, et toutes les deux vivaient sous le même toit. C’était pour dire si, en dix ans, le rang social du Togolais avait évolué.
— Je ne pourrais pas rester avec toi ce soir, continuait René, le regard perdu sur la rue qui défilait, de l’autre côté de la vitre teintée. Je suis chez ma troisième épouse, jusqu’à la fin de la semaine, mais lundi, je viendrais te rejoindre.
Max riait aux éclats, c’était une situation typiquement africaine, et il se réjouit d’être ainsi diminué, sinon, il aurait dû partager la couche de la dame, pour l’honorer, et jouir de l’hospitalité de son hôte. René disait cela de l’air le plus sérieux du monde, c’était une circonstance des plus normales, dans la tradition de son ethnie, et si celle-ci avait pu tomber enceinte de Max, cela aurait été un grand bonheur pour lui.
— Et toi ? Conclus enfin, René, raconte-moi : comment t’es-tu retrouvé mêlé à l’attentat de Madrid ?
Max haussa les épaules fataliste. Pouvait-on vraiment échapper à son destin ? Les attaques qui avaient touché Madrid, ce 11 mars 2004, avaient été les plus meurtrières en Europe depuis bien des années. Dix bombes avaient explosé ce jour-là, faisant près de deux cents victimes et plus de mille neuf cents blessés.
Max était en retard, ce matin gris de fin d’hiver. Il aurait dû prendre le métro précédent, pour se rendre à son poste à l’Ambassade de France, dont il était le responsable de la sécurité. Mais si quelqu’un écrivait la destinée des hommes, il avait dû faire une rature à ce moment, sur la page de Max. Heureusement, il se trouvait assez loin de l’explosion qui avait ravagé la rame de métro, dans la gare d’Atocha. Le souffle l’avait projeté à l’autre bout du wagon et un morceau de métal était venu se planter dans sa hanche, pulvérisant l’os iliaque et la tête du fémur.
— Maintenant, conclut-il avec une moue fataliste, quand je passe sous un détecteur de métaux, j’affole les compteurs.
On avait reconstitué son bassin avec du titane, et son articulation était un chef-d’œuvre de mécanique. Il était resté six mois en convalescence dans un hôpital spécialisé à Thonon-les-Bains, sur les bords du lac Léman, pour réapprendre à marcher. À présent que les médecins l’avaient lâché, il était venu se refaire une santé au soleil de l’Afrique. Il avait prévu de se réfugier à Douala ou à Yaoundé, où il avait aussi des amis. Mais René avait insisté pour le recevoir, lui promettant, dès qu’il irait mieux, un safari photo, dans le Kéran national Park, au nord du pays.
La limousine s’était faufilée le long des avenues de la Cité Millénium pour rejoindre le boulevard de la Kara, puis celui du 30 août. La maison de la première épouse se trouvait dans le quartier d’Adidogomé, derrière le centre de santé. C’était une belle demeure à deux étages, avec un toit de tôles bleues, entourée d’un haut mur de béton et fermée par un gigantesque portail en grille noire aux pointes dorées. Quand le gardien eut ouvert, Max découvrit un vaste terrain arboré, avec des espaces de pelouse verte et rase, et des allées de gravier blanc. Trois marches menaient à un perron immaculé, cerné d’un parapet posé sur des colonnes. Akouavi était descendue jusque sur le chemin, pour recevoir son visiteur, et elle tint la portière pour lui tendre une main secourable, et l’aider à sortir. Elle était ravie de retrouver Max, elle se souvenait d’un homme à la belle prestance, cultivé, et qui partageait son amour de la littérature française. Quand il fut en face d’elle, elle se mordit la lèvre inférieure pour ne pas crier de surprise et d’émotion.
— Mon Dieu, Max, réussit-elle à dire en lui ouvrant les bras, vous n’êtes plus que l’ombre de vous-même.
Elle le prit d’autorité par le coude, et commença à monter les marches en le soutenant, tout en lui parlant de la façon dont elle comptait s’occuper de lui pour lui redonner forces et vie. Ils étaient presque arrivés sur le perron, quand René, resté près de la voiture, l’interpella.
— C’est ça ! cria-t-elle sans se retourner, agitant une main au-dessus de sa tête. Va, va, va ! Ton devoir t’appelle dans l’autre maison.
Sans plus s’intéresser à son mari, elle entraîna son invité à l’intérieur, jusqu’à un petit salon cossu, où elle l’installa dans un fauteuil confortable.