— Paul !
Le coude avachi sur le comptoir, il avait levé péniblement son verre vers l’homme qui officiait derrière le bar.
— Remets-moi ça, tu veux.
Machinalement, le barman saisit la bouteille de whisky, mais suspendit son geste au moment de servir.
— Tu fais chier Jérémie ! paye d’abord les cinq que tu viens de boire.
Difficilement, le client glissa de son tabouret pour se mettre debout, inséra deux doigts dans la poche de son jean trop serré, et en sortit un billet de cinquante euros qu’il jeta devant lui.
— Mais j’ai du fric, hein !... Regarde ! Affirma l’ivrogne tout en levant son verre un poil plus haut.
— Et ça fera pour celui-là aussi ! scanda le barman en le servant avec une moue dégoûtée. Il saisit le billet et le rangea directement dans le tiroir-caisse ouvert.
Jérémie se contenta de souffler bruyamment, et de hocher la tête. Il avala d’un trait le liquide ambré et brûlant, puis déposa le verre vide devant lui, le contemplant d’un regard étonné.
— Il est vide ! fit-il, le désignant de l’index.
Paul secoua la tête d’un air désespéré, versa une rasade supplémentaire, et s’empressa de poser la bouteille.
— Cadeau ! Mais c’est le dernier. Après, tu rentres chez toi !
Jérémie haussa les épaules, et tourna la tête vers le fond de la salle.
Autour d’eux, c’était la folle ambiance du vendredi soir. Les tables s’étaient remplies de jeunes cadres dynamiques qui fêtaient la fin de la semaine, à grands coups de bière et de tapas épicés. De jeunes femmes, maquillées comme des camions volés, qui papillonnaient de groupe en groupe. Et de vieux poivrots comme lui, accoudés au comptoir, qui se laissaient aller à l’amertume de l’alcool, et à leur tristesse pathologique.
Il n’aurait pas dû être là, il se faisait du mal, et il le savait. Mais c’était plus fort que lui. Au lieu d’aller traîner sa rancœur dans l’un des innombrables cafés de la capitale des Gaules, il fallait qu’il revienne là, revoir les décors qui avaient connu sa gloire, et mesurer toute l’ampleur de sa déchéance.
Le comptoir d’Albert était un des plus vieux bistrots lyonnais. Il étalait sa superbe façade de bois entre la gare Saint-Paul et le palais Bondy. Un immense bâtiment du début du XXe siècle, qui abritait, entre autres, le théâtre de guignol.
C’était bien cela qu’il était venu chercher ici. Une bande de guignols qui s’esclaffaient et riaient bruyamment, sans se soucier du monde qui tournait autour d’eux.
Tout au fond du café, dissimulé derrière les lambris centenaires, se trouvait une sorte d’alcôve, une niche de bois et de cuivre. C’était le repaire des journalistes de l’écrit lyonnais. Ses collègues, ses amis !
Il haussa les épaules, attrapa son verre à deux mains, comme on s’accroche à une bouée, et en dégusta la moitié, les yeux rivés sur le niveau, comme s’il avait peur de le vider.
Un rictus étira ses lèvres. Il aurait aimé en rire, mais il n’y avait pas le cœur. Peut-être son dernier verre de la soirée. Il avait jeté sur le bar, tout à l’heure, ses derniers cinquante euros, et son compte en banque ressemblait au désert d’Atacama. Plus rempli de cailloux que d’autre chose.
Autour de lui, personne ne prêtait plus attention à cette loque, posée sur son tabouret, et qui râlait après tout le monde. On l’évitait, comme on contourne une flaque sale. Il faisait désormais partie du décor. Une ombre vaguement humaine, accrochée au comptoir comme une moule à son rocher.
Il jeta un regard à son reflet, dans le miroir au fond du bar, entre les bouteilles entamées et les verres propres. Son visage était gris, ses yeux bleus, autrefois, n’étaient plus que deux vagues reflets de la mer du nord, entre vert sale et marron, noyés dans des globes jaunâtres, sous des paupières tombantes. Son teint était bistre, un restant de halage de ses années de reportage, rongé par l’alcool et le désespoir. Il avait perdu sa belle chevelure brune qu’il peignait avec application, pour quelques vagues cheveux épars, sur un crâne ridé. Il ne se reconnaissait plus.
Et pourtant, il avait été quelqu’un autrefois. Une plume. Une voix. Une signature.
Il aurait pu le dire, le crier. Se lever, taper du poing sur ce comptoir, gueuler à tous ses anciens amis, ceux qui l’adulaient quelques années en arrière, qui venaient humblement quêter un conseil, une aide, qu’il était encore vivant. Que son esprit, même rongé par les vapeurs de tout ce qu’il pouvait absorber, était encore vif et lucide.
À quoi bon ? Ils s’en foutaient, tous !
Ils l’avaient relégué au ban de ces journaleux sans éthique, tout juste bons à retracer les chiens écrasés de la vie. Des plumitifs sans existence, qui écrivaient ce que d’autres signaient, pour pouvoir subsister. Pas vivre !
Son seul ami dans ce bar, l’unique qu’il lui restait, était Paul, le barman.
Même si chaque fois qu’il parlait, il levait les yeux au ciel et faisait mine de retourner à ses verres, il se souvenait des heures de gloire. De ces jours où c’était lui qui régalait, et qui laissait des fortunes sur le bois ciré de son bar.
Jérémie reposa son verre vide, trop vite. Il ne réclama rien, il n’en avait plus le courage. Il savait que Paul verserait encore un fond de liquide dans son verre devenu inutile. Par pitié, ou simplement pour avoir la paix.
Effectivement, la bouteille revint, glissa sur le zinc, se renversa juste ce qu’il fallait, pour qu’une rasade coule, dans un silence résigné.
Il contempla un moment le liquide doré, la brûlure promise, et sa main se referma sur le cristal. Dans sa tête, les images recommencèrent à tourner. Encore et encore. Des images veille, comme blanchies par les ans. Les échos de sa gloire, trois ans plus tôt.
Il revoyait le bureau sombre, tout juste éclairé par l’écran de son ordinateur. Les dossiers épars, les nuits blanches à recouper les infos, suivre les flics, interroger ses indics.
L’enquête Olivier Crespal ! Un homme politique, un tueur en série. Une piste comme les autres, qu’il suivait avec détermination, avec brio. L’excitation de la chasse. Le gibier n’était pas n’importe qui, c’était un élu, un homme en vue, et la police avait convaincu les journalistes à une retenue prudente.
Silence ! avait ordonné le commissaire Marchal. Silence ! avait intimé son rédacteur en chef. Silence avait fait toute la presse, le temps que les preuves s’accumulent.
Mais il y avait eu le meurtre de Lucienne Coulomb.