C’est un mouvement furtif, qui l’avait alerté, une ombre passant devant son lit d’un pas silencieux, qui lui avait fait dresser l’oreille et ouvrir les yeux. Romain se tenait là, debout contre le muret extérieur, à quelques pas de son lit, immobile, regardant vers l’horizon.

Qu’est-ce que tu fais ? avait demandé Xavier, la voix pleine de sommeil.

Viens voir !

Romain avait murmuré, sans tourner la tête, le regard fixé au loin. Dans le silence de la nuit, la voix sourde du muezzin, portée par de mauvais haut-parleurs se mit à résonner entre les maisons, appelant les fidèles à la prière du matin. Xavier s’assit sur le bord du lit, écartant la moustiquaire, pour poser les pieds parterre. L’air était frais, bien que le vent soit tombé et il garda la lourde couverture de laine qui couvrait son lit, sur les épaules.

Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il se posant à côté de Romain.

Regarde !

Tout là-bas, sur la ligne sombre qui séparait le ciel de la terre, une clarté commença à grandir, éclairant peu à peu ce qui était sombre d’un bleu indigo. Une tâche, une goutte de nitescence qui s’étale en lueur orangée pour virer au rouge sang. Comme une vague inlassable qui assaille la côte, la lumière grandit, s’intensifiant, se mêlant de fils d’or et de cuivre pour éclater dans le blanc intense d’un acier chauffé à son paroxysme. Dans le même temps, le désert prenait vie. Ce qui n’était qu’une étendue sombre, sans formes, voyait naître des ombres, des lignes ondulantes qui s’allongeaient pour se croiser et se confondre, animant le vide d’une danse fantasmagorique. Enfin le soleil émergea, petit point de diamant qui grandit à son tour pour apparaître dans toute sa majesté. Quand l’astre du jour se fut enfin extrait de la ligne noire qui marquait l’horizon, le muezzin se tût et le silence reprit possession de la ville. Les deux hommes étaient là, debout face à l’est, encore sous le charme hypnotique de ce matin ordinaire.

Superbe ! Dit Xavier, sans oser bouger.

Je le regarde tous les jours, répondit Romain d’une voix atone et je ne m’en lasse pas.

Ce n’est rien d’autre qu’un matin de Dieu, dit la voix de sœur Gen derrière eux. Où que l’on se trouve, la vie est un miracle et notre existence aussi.

Mais certains sont plus beaux que d’autres, dit Xavier en se retournant.

Parce que vous regardez avec vos yeux, pas avec le cœur.

Sœur Gen voit la main de Dieu partout, dit Romain en revenant vers son lit, s’arrêtant à hauteur de la religieuse pour lui caresser le menton d’un index malicieux. Elle ne veut pas comprendre que la vie par elle-même est un prodige, reprit-il, et qu’elle n’a pas besoin d’un dieu pour exister.

En attendant, mécréant ! Asséna la religieuse, en donnant une tape sur la main du jeune homme, il faut vous dépêcher, Poupée va nous attendre.



Poupée gara la voiture devant le mur vétuste, où subsistait un restant de peinture jaune, de ce qui se nommait pompeusement « centre administratif ». L’hôpital était un énorme bâtiment en « U », dont le quatrième côté était fermé par un portail à double sens. Au-dessus du portail, un panneau de bois peint annonçait : « Hôpital universitaire du point G ».

C’est une blague ? avait demandé Xavier au moment où le 4X4 passait dessous.

Romain se contenta de sourire, tandis que sœur Gen baissait la tête, comme gênée.

Pas une blague, répondit Poupée, visiblement habitué à ce genre de réflexion, c’est un hôpital pour les femmes ici. Le bébé, mais aussi le plaisir. Vous savez où est le point « G » vous.

Xavier sourit. S’il se référait à sa vie amoureuse de ces dernières années, c’était un endroit qu’il avait bien localisé et toutes celles qui avaient croisé sa route n’avaient pas eu à s’en plaindre.

La cour était encombrée de monde, une foule bigarrée de femmes en boubous colorés, d’hommes en djellabas blanches ou bleus et de militaires. Sur le côté gauche, là où s’ouvrait un couloir à la peinture passée, surmonté d’un panneau « Urgences », une ambulance était garée, portes ouvertes, comme abandonnée.

On va d’abord aller se doucher, dit Romain en touchant le bras de Xavier pour attirer son attention. Suis-moi !

Il y avait trois marches de pierre grises, larges et ébréchées, qui menaient à l’entrée principale de l’établissement. Romain les franchit d’un bond et poussa la lourde porte de bois cloutée. Il régnait dans l’hôpital une effervescence lente. Des gens allaient et venaient dans un ballet ordonné, se croisant sans se toucher dans une indifférence silencieuse. Des infirmières, avec des poches de sérum ou des piles de papiers, des médecins, stéthoscope en bandoulière, l’air pensif ou affairé. Il y avait une profusion de blessés, marqués par des bandages sales ou sanguinolents, qui se traînaient le long des murs ou boitaient sur des béquilles de bois. Des lits étaient alignés le long des couloirs, avec des malades silencieux, qui attendaient patiemment, et tout autour la famille, les amis. Ceux qui cherchaient une chambre, un lit, un être cher perdu dans ce dédale poussiéreux. Romain fonçait à grandes enjambées, fendant cette foule incertaine qui évoluait à un rythme ralenti et fataliste. Xavier le suivait comme il pouvait, évitant ceux qui se mettaient sur son passage, emportés par leur élan apathique, essayant d’ignorer la souffrance, qu’il sentait tout autour de lui, comme un parfum qui vous hérisse la peau. Au fond d’un long couloir vert pâle, éclairé par des néons sales qui projetaient plus d’ombre que de lumière, Romain ouvrit une porte marquée du sigle « MSF », avec une clef pendue à une chaîne autour de son cou. La pièce dans laquelle ils débouchèrent était propre. Une large fenêtre grillagée apportait une lumière chaude, faisant des taches de soleil sur le plancher ciré et deux bureaux de bois noir, qui se faisaient face. Les murs étaient immaculés, repeints de frais avec de grandes affiches anatomiques ou des conseils de santé avec des dessins puérils. Sur le mur opposé à la porte, un rideau, visiblement neuf, cachait une seconde pièce plongée dans le noir.

Notre bureau et notre salle de soins, dit Romain en jetant son sac sur une des chaises. Maintenant que nous sommes deux, nous allons pouvoir nous relayer.

Nous relayer ?

Xavier avait fait le tour de la pièce, en appréciant le calme, la propreté. Il levait le rideau blanc, pour découvrir ce qu’il cachait quand il se retourna, la main sur un interrupteur.

pour faire quoi ?

Je m’occupe essentiellement des urgences, répondit Romain, mais je dois faire des consultations en même temps. C’est ce qui nous permet de manger tous les jours.

Derrière le rideau, il y avait une table d’examen, une armoire à pharmacie qui semblait parfaitement garnie, des instruments d’auscultation. Tout avait l’air relativement neuf et Xavier s’avança pour apprécier l’agencement du lieu. Il se retrouvait dans quelque chose de plus rationnel, loin du brouhaha et de la confusion de ce qu’il venait de traverser.

Pourquoi nous permettre de manger ? Je croyais que « MSF » s’occupait de tout.

Avant oui ! Mais les fonds sont en baisse et pour améliorer l’ordinaire, les consultations payantes ne sont pas de trop. Notre ami Alain est gourmand !

Romain avait commencé à se déshabiller, posant ses vêtements sur son bureau. Une fois nu, il rejoint Xavier près du rideau, qui le regarda venir, l’air horrifié.

La douche c’est là derrière, dit Romain en arrivant à sa hauteur et avec un large sourire. Je passe le premier, si tu veux bien.

Xavier le regarda passer, confus. À côté de l’armoire à pharmacie, il y avait une porte de verre dépoli que Romain franchit. Un instant après, on entendait couler de l’eau et Romain se mit à siffloter.

Et sœur Gen, demanda Xavier en se dirigeant vers le bureau vide, elle a un cabinet aussi ?

Oui, à la maternité, de l’autre côté de l’hôpital.

Tout en commençant à se défaire de ses vêtements, Xavier regardait autour de lui. La pièce avait été refaite récemment, la peinture était trop nette, trop blanche.

C’est toi qui as tout refait ? demanda Xavier.

Oui ! Tu aurais vu ce que c’était quand je suis arrivé. Mon prédécesseur était Anglais et tout ce qui l’intéressait était d’aller dans le désert pour faire des courses de chameau.

Les urgences, c’est comment ?

Tu as vu les soins ordinaires ?

Les couloirs ?

Oui !... Les urgences c’est pire. Il y a des combats dans le nord et les blessés qui nous arrivent le sont souvent depuis plusieurs jours.

Xavier s’imagina les plaies béantes, purulentes pour la plupart, le sang coagulé en croûtes dures qu’il fallait écailler et une boule se forma dans sa gorge. Déjà qu’il n’avait pas aimé les dissections de cadavres pendant ses études.

Romain sortit de la douche, encore tout humide, une serviette autour de la taille. Xavier était resté en sous-vêtement à côté de son bureau et il se dirigea à son tour vers la porte vitrée, croisant son collègue, la tête basse, n’osant pas le regarder. La douche était une pièce assez grande, divisée en deux. Il y avait une sorte de sas, avec des serviettes propres suspendues à un portemanteau et un banc de bois qui avait eu de meilleurs jours. L’eau chaude sur sa peau lui fit du bien, il ne s’était pas lavé depuis son départ de Casablanca et il se sentait sale, la poussière de la nuit s’était accumulée sur sa tête et il avait l’impression qu’une masse de bêtes innommables couraient entre ses cheveux.

Ce ne doit pas être facile tous les jours, les urgences, dit-il assez fort pour que Romain l’entende.

C’est sûr ! répondit ce dernier, mais là, j’ai l’impression de me rendre utile.

Plus qu’aux consultations ?

Ce n’est pas la même chose. Ici, il n’y a pas que des malades, il y a ceux qui viennent juste pour avoir des médicaments, qu’ils revendent par la suite. Et ça, ça m’énerve au plus haut point.

Xavier marqua un temps de silence. Il avait bien une idée en tête, mais n’osait pas l’énoncer.

Je comprends, dit-il au bout d’un moment. Et il y a du monde aux consultations ?

Dès que tu ouvres la porte, c’est la cohue. Tu peux y rester la journée sans voir les heures passer.

Xavier sortit à son tour de la cabine de douche, une serviette autour de la taille. Il se sentait plus propre, comme soulagé du poids de tout le sable qu’il avait supporté depuis qu’il avait posé le pied sur le sol malien. Il ouvrit le sac dans lequel il avait porté de quoi se changer. Une chemise propre et repassée, un pantalon sans taches de nourriture. Quand il se fut habillé, il s’assit sur le coin de son bureau, regardant Romain qui sortait plusieurs dossiers d’un tiroir du sien.

Ce sont des dossiers de patients demanda-t-il.

Oui, j’ai quelques malades que je suis. Certains doivent venir ce matin.

Des pathologies lourdes ?

Pas lourdes non ! Mais nécessitant un suivi.

Romain c’était dirigé vers une armoire métallique, sur le mur de gauche en tirant deux blouses blanches, dont il tendit une à Xavier.

Les blouses sont là, dit-il, les femmes de ménage nous les changent tous les jours. C’est là aussi que tu mets ton linge sale, elles le lavent et te le rendent le lendemain.

Xavier s’avança, enfilant le vêtement propre.

Je te ferais faire ton badge ce matin, reprit Romain en se dirigeant vers la porte, en attendant reste ici, occupe-toi des consultations. Il faut que j’aille aux urgences, l’ambulance qui était devant tout à l’heure a dû amener des blessés.

Xavier le regarda sortir, soulagé. Il se plaisait dans cet environnement propre et aseptisé. L’idée de se retrouver dans les couloirs sales aux odeurs de transpiration et d’urine le rebutait un peu. Il y avait un ventilateur dans un coin de la pièce et il le mit en marche à la plus petite vitesse, juste pour brasser l’air, puis s’asseyant derrière le bureau, il mit les mains sur sa nuque pour s’étirer un peu. Il serait bien ici ! Si seulement Romain acceptait de lui abandonner les consultations.

Romain arriva dans le couloir qui menait aux urgences un peu avant sept heures et demie. Les bancs installés le long des murs étaient couverts d’hommes et de femmes qui attendaient patiemment. Nombres étaient blessés, mais beaucoup venaient pour de petits bobos, encombrant les urgences inutilement. Il lui faudrait faire le tri. Il avait bien senti que Xavier préférait pour l’instant rester à la consultation, alors il allait lui occuper sa journée.

La porte de la salle d’examen était entrouverte et il entendait des voix discutant âprement. Quand il entra, trois personnes étaient penchées sur une civière ou un corps, maigre, était recouvert d’un drap jusqu’à la ceinture. Les trois hommes parlaient en bambara, la langue la plus commune au Mali et même si Romain en connaissait quelques rudiments, il ne comprit pas quel était l’objet de la dispute. Son collègue malien, le docteur Traoré, semblait contrarié et son ton était dur et agressif, tandis que les deux autres personnes, vraisemblablement les ambulanciers parlaient avec un débit rapide et pressant.

Que se passe-t-il ? demanda Romain en élevant la voix pour couvrir celles des trois hommes.

Tous se retournèrent d’un même geste, suspendus dans leurs récriminations, pour regarder le nouvel arrivant qui venait de s’exprimer avec tant d’autorité.

Docteur Romain, dit enfin le médecin malien, comme soulagé de l’arrivée du jeune homme. C’est une jeune femme qu’ils viennent d’emmener, des soldats l’ont trouvée dans le désert hier.

Écartant les ambulanciers, Romain s’approcha de la civière. C’était effectivement une jeune femme, à la maigreur extrême, souffrant d’une déshydratation sévère. Sa peau était desséchée comme un vieux parchemin, ses lèvres étaient noires, exsangues, ses yeux presque vitreux. Elle avait une vilaine plaie au bras gauche, aux bords purulents et nécrosés de noir, et elle serrait désespérément contre elle le corps maigre d’un enfant de quelques mois, décharné comme sa mère, mais vivant, avec un regard farouche et déterminé.

Elle ne veut pas le lâcher, dit le docteur Traoré, et ceux-là veulent le lui prendre pour qu’on leur rémunère le transport de deux corps.

Romain se pencha vers la jeune femme qui sembla se recroqueviller à son approche. Malgré son état, elle avait encore de la force et elle la dépensait pour défendre son enfant, pour éviter qu’on le lui prenne. Il passa la main dans les cheveux couverts de poussière, caressant ce visage ridé qui avait dû être beau.

Vous ne craignez rien dit-il d’une voix douce, vous êtes en sécurité, nous allons vous soigner et votre enfant restera près de vous.

Lentement, comme à regret, la femme desserra son étreinte et Romain put prendre le petit corps émacié, léger comme une plume. Il saisit une serviette sur une étagère de service et y enveloppa l’enfant, essuyant avec d’infinies précautions le petit minois brûlé par le soleil.

Dites-leur que je vais leur payer moi-même le transport du deuxième corps, dit-il en se tournant vers son collègue, mais qu’ils s’en aillent, nous avons du travail.