Ils avaient franchi le petit bras de mer qui sépare l’île aux nattes de Sainte-Marie sur une pirogue blanche à pois multicolores qui s’appelait Potemkine II. Laura avait souri en la voyant, à demi tirée sur la plage, au milieu de toutes celles qui attendaient les volontaires à la traversée. Ils étaient arrivés sur le scooter de Tsiory, à l’extrémité sud de l’île, bien après l’aéroport, par un petit chemin de sable qui serpentait entre les arbres qui faisaient le bord de mer et une végétation rase qui séparait des trous d’eau où s’étalaient des nénuphars. À la pointe de l’île, il y avait une grande plage de sable blanc et sous les arbres, un parking de fortune où plusieurs gardiens se partageaient l’espace. Tsiory déposa le scooter contre une petite barrière brune et une cabane en planches mal jointes, tendant un billet de 500 ariarys au jeune homme assis là, puis entraîna Laura vers les embarcations.

Il y a une battle de danse ce soir au repaire des pirates, sur l’île aux Nattes, lui avait-il dit, dans l’après-midi. Je t’emmène si tu veux.

Le repaire des pirates, avait-elle demandé, qu’est-ce que c’est ?

C’est un bar karaoké, tenu par un vazaha un peu excentrique. Mais il y a toujours beaucoup de monde et des prix intéressants pour le gagnant.

Ils étaient repassés à son hôtel et elle avait troqué son jean et son chemisier de toile contre un short ultracourt et un sweat noir orné du sigle de l’école de Kemal. Tsiory l’avait regardée venir vers lui, bouche bée. Elle était vraiment très belle et il se doutait que son arrivée au bras d’une telle beauté n’allait pas passer inaperçue.

L’eau du lagon était calme et limpide et sous le soleil couchant, qui illuminait de rouge le ciel chargé de nuages, elle semblait transparente, presque inexistante. Elle laissait glisser sa main dans l’onde fraîche, traçant des sillons plus sombres, tandis que le piroguier poussant sur une grande perche les faisait avancer, par à-coups lents et réguliers.

Regarde, lui dit Tsiory en montrant le soleil qui disparaissait derrière une barrière noire, allongée sur l’horizon. C’est l’ombre de Madagascar.

Ils débarquèrent sur une autre plage et déjà on entendait la musique, poussée au maximum, qui emplissait l’air de basses graves et vibrantes. Tsiory échangea quelques mots avec le piroguier, lui glissa un billet et entraîna Laura vers des bâtiments qui avançaient, un peu plus loin sur leur gauche, presque jusqu’aux pieds de l’eau.

Il revient nous chercher à quelle heure ? demanda-t-elle en regardant le bateau repartir vers la côte.

Demain matin, répondit Tsiory dans un grand sourire, on est partis pour la nuit !

Ils se retrouvèrent bientôt sur une grande place, illuminée par des lampions suspendus entre les arbres. Il y avait des gargotes, tout autour, où des gens attablés sur des sièges de fer ou de bois buvaient de la bière et mangeaient des brochettes que des femmes faisaient cuire sur de petits réchauds métalliques, noirs de suie de charbon et de graisse brûlée. Dans les gargotes, sur des banques de bois recouvertes de toile cirée de couleur, des plats de faïence blanche proposaient des pains de manioc grillés, des œufs durs, des spaghettis jaunes et du riz blanc fumant. Il y avait également des galettes fines, un peu comme des crêpes, moins grandes et plus rigides.

Qu’est-ce que c’est demanda Laura.

Ce sont des pacos-pacos, des galettes à base de farine et de pulpe de coco. Ce sont nos fajitas ou nos wraps, comme tu veux. Tu as faim ?

Pas encore, peut-être tout à l’heure. La langue préparée par ta grand-mère était succulente.

Bebe est une excellente cuisinière, elle a travaillé dans un restaurant pendant des années.

Ils étaient arrivés devant un établissement plus grand que les autres, avec, au-dessus de l’entrée, une grande enseigne de bois qui représentait une tête de mort blanche et deux tibias croisés, sous laquelle était écrit en grosses lettres rouges, « Le repaire des pirates ». S’il y avait bien quelques tables à l’extérieur, Tsiory l’entraîna à l’intérieur, où ils découvrirent une cour à ciel ouvert, avec des tables rangées autour d’une place cimentée et légèrement surélevée. Un mur de grosses enceintes noires diffusait une musique rythmée et tonitruante qui les obligeait à hausser la voix pour se parler.

Pourquoi est-ce que tu l’appelles « Bebe » ? demanda Laura une fois qu’ils furent installés de part et d’autre d’une table de bois ronds, recouverte d’une nappe de tissu blanc.

C’est le mot pour les femmes âgées ici. On dit Bebe à toutes les femmes en âge d’être nos grands-parents, par respect.

Et comment dites-vous maman ?

On dit Nény. Parfois, les enfants appellent la grand-mère, maman, parce que c’est elle qui les élève quand la maman travaille.

Et le père ?

On dit Dada, ou Dadabe pour les grands-pères. Mais le rapport au père n’a rien à voir avec la relation que nous avons avec nos mères. C’est la mère qui élève les enfants, le père travaille, ou est absent.

Il sembla réfléchir un moment, la tête baissée et les coudes posés sur la table, puis releva la tête pour lui offrir son regard noir et pénétrant.

Je n’ai jamais connu mon père, dit-il enfin d’une voix hésitante. Il est parti au moment de ma naissance.

Laura secoua la tête, elle allait lui parler de sa propre situation, confrontée à deux pères, lorsqu’une bande de jeunes, garçons et filles pénétra dans la cour. Tsiory leur fit un grand signe de la main et ils furent bientôt autour d’eux. On traîna des tables, des chaises, et après des salutations enthousiastes tout le monde se retrouva assis dans un grand cercle bruyant et joyeux. Tsiory l’avait présentée comme sa cousine, venue de France, et tous l’avaient acceptée sans la moindre hésitation. Très vite, elle s’aperçut que la plupart de ces jeunes parlaient français, seuls deux ou trois restaient muets, la regardant avec curiosité. Ils voulaient tout savoir de la France et les questions fusaient de toute part, sur des sujets aussi variés que la musique, la grandeur des villes, les téléphones ou la nourriture. Nombre d’entre eux avaient un parent ou une connaissance qui avait quitté Madagascar pour partir travailler en Europe et tous rêvaient d’en faire autant.

Il n’y a pas d’avenir pour les jeunes comme nous, ici, lui dit une jeune fille à la peau noire comme la nuit, avec de grands cheveux lisses qui lui descendaient jusqu’à la taille. Les Mérinas tiennent tous les postes clefs et si tu n’as pas de piston, tu ne trouveras jamais un travail qui paye.

Qu’est-ce que c’est les Mérinas ? demanda Laura.

C’est une des 18 ethnies malgaches, lui répondit un garçon en face d’elle. Ce sont ceux des hauts plateaux, le peuple des Rois qui ont uni Madagascar et qui tiennent toujours le pouvoir et les postes à responsabilité.

Et vous, vous êtes quoi ?

Il y a eu beaucoup de mélanges, dit Tsiory, au fil des années et encore plus maintenant avec les moyens de locomotion accrus. La plupart ici sont d’origine Betsimisaraka, le peuple de la côte est. Notre famille, est d’origine Vezo, mais comme disait ma grand-mère cet après-midi, il y a du sang hollandais dans nos veines et toi tu as du sang français.

Moi, dit une fille en face de Laura, aux yeux légèrement bridés et à la peau à peine hâlée, mon grand-père était chinois.

Ma mère vient du Mozambique, dit un garçon à la peau sombre et qui portait une touffe de cheveux crépus sur le haut du crâne. Mon père l’a rencontrée en faisant ses études à Maputo.

Ils étaient là, chacun expliquant les mélanges qui s’étaient opérés au sein de leurs familles respectives, quand un homme blanc, grand, mince, d’un âge déjà avancé, s’approcha de la table.

Alors les jeunes, dit-il d’une voix forte avec un accent indéfinissable, prêts à relever le défi ce soir ?

Bonsoir ! Monsieur Levasseur, dit Tsiory en levant la tête vers lui, on va déchirer la scène, je vous le promets.

Et qui est, reprit l’homme en dardant sur Laura un regard curieux, cette jeune fille que tu nous as emmenée.

C’est ma cousine Laura, elle vient de France.

Laura avait levé la tête à son tour et le regard qu’elle rencontra la glaça. Il avait de petits yeux, très étroits, juste deux fentes où brillait une flamme folle, entre la lubricité et la haine. Son visage, maigre, à la peau tannée par le soleil le faisait ressembler à un oiseau charognard perché sur deux grandes pattes cachées dans un pantalon trop grand de toile rayée blanche et noire.

Et cette jeune fille sait danser, demanda-t-il sans la quitter des yeux.

Je me débrouille, répondit Laura en soutenant l’examen déplaisant dont elle faisait l’objet.

Nous verrons ça, dit-il en détournant enfin la tête, nous verrons ça !

Il s’éloigna aussi discrètement qu’il était arrivé, se glissant entre les tables qui se remplissaient, s’arrêtant de temps en temps pour saluer un ou plusieurs clients. Laura le suivit un moment des yeux et il dut le sentir, car il se retourna à plusieurs reprises pour lui jeter un regard scrutateur.

Qui est-ce? demanda-t-elle à Tsiory une fois qu’il eut disparu derrière le bar.

C’est Monsieur Levasseur, le propriétaire du « repaire des pirates ». Il est un peu bizarre parfois, mais il y a toujours des prix intéressants à ses soirées de danse.

Parce qu’il porte le même nom, il se prend pour le descendant d’un des pirates de Sainte-Marie, lui glissa la fille à côté d’elle, avec un grand sourire ironique.

La police l’a surpris l’an dernier, entrain de creuser dans l’île aux forbans, il cherchait le trésor de son ancêtre, ricana un garçon en débardeur rouge.

Vous savez que ce n'est pas vrai, coupa une fille à l'autre bout de la table et qui répondait au prénom de Miora. On tournait un clip pour la publicité du repaire des pirates. Vous ne devriez pas vous moquer de lui. Sans mon père, vous ne trouveriez pas de contrats de danse pour vous faire un peu d'argent.

C'est vrai, lui glissa Tsiory, il nous aide beaucoup et sous ses grands airs de pirate terrible, c'est quelqu'un d'adorable et qui nous soutient et nous conseille. Tu vas voir tout à l'heure, il présente en habit de pirate, d’où son pantalon blanc et noir.

Deux jeunes serveuses en microjupe noire, gilet de toile noir et rouge, sans manches et qui ne cachait pas grand-chose d’une poitrine libre sous le tissu, circulaient entre les tables. Tsiory en appela une et ils commandèrent des boissons.

On venait à peine de les servir, quand le propriétaire des lieux surgit sur la scène. Il avait passé un gilet semblable à celui des serveuses sur sa chemise blanche et coiffé ses cheveux ras et épars d’un tricorne bordé de fourrure blanche. À son flanc, il avait passé un grand sabre d’abordage, dont la lame, martelée de points noirs et de rouille, attestait l’authenticité.

Ha oui, fit Laura amusée de le voir ainsi, il s’y croit vraiment.

Mais plus personne ne l’écoutait, ils étaient tous attentifs à ce que disait l’homme sur l’estrade de béton. Apparemment, la battle de danse se faisait en équipe, mais les danseurs passaient individuellement. Le public était le seul juge et les points se comptaient au bruit des applaudissements. Ce soir-là il y aurait cinq équipes et il commença à les composer.

Tu en es ? glissa Tsiory à Laura en lui prenant la main.

Elle acquiesça d’un signe de tête et se leva à sa suite pour grimper sur l’estrade. Les équipes étaient composées de quatre danseurs et un garçon et une fille de la bande vinrent les rejoindre. Tous s’installèrent dans le fond de la scène et monsieur Levasseur, en bon meneur de salles, faisait monter l’excitation parmi les spectateurs. Enfin, il lança la musique, qui éclata comme un coup de canon et le premier danseur s’élança sur la scène.

La musique n’était pas à proprement parler du hip-hop, comme on en jouait en France ou aux États-Unis. C’était une mélopée, certes extrêmement rythmée, mais où se mêlaient des sons qui devaient être propres à ce pays insulaire. Laura chronométra sur sa montre les trois premiers passages, la prestation devait durer environ quatre minutes et les gens dans la salle rythmaient les passes du danseur par des cris et des claquements de main. L’ambiance était survoltée et l’excitation montait à mesure que l’alcool coulait à flots, apporté par les deux serveuses qui se frottaient de plus en plus à leurs clients.