Depuis qu’ils étaient arrivés au village, Nawel avait pris l’habitude de monter voir les soldats qui guettaient dans le château, tout là-haut. Avec eux, elle parlait français. C’est sa grand-mère, celle qu’elle appelait mamy, la mère de son père, qui lui avait appris cette langue belle et complexe. Elle lui avait raconté qu’autrefois, le français était enseigné dans les écoles, au même titre que l’arabe. Elle-même, avant d’être obligée de venir se réfugier dans ce bourg perdu entre deux frontières, professait le français à Beyrouth. Elle était une femme importante et respectée, dans la capitale de ce pays qui vivait dans la guerre et les drames, depuis tant d’années. Son mari, Marmoud, était alors militaire, et la vie avait une autre couleur.
Le père de Nawel travaillait à Beyrouth, où il était fonctionnaire, et chaque fois qu’il revenait au village, il lui apportait des livres en français. Des grands classiques de la littérature, qu’elle dévorait, et rangeait soigneusement dans une vieille armoire, qui lui servait de bibliothèque. Elle aimait lire la comtesse de Ségur, Lewis Carol, et Antoine de Saint Exupéry, dont le petit prince l’avait émerveillée.
Mais depuis que les soldats étaient là, et surtout Alex, elle ne désirait plus que des romans d’amour. Le soir, dans sa chambre, cachée sous les couvertures, elle lisait à la lueur d’une lampe électrique, les histoires magnifiques de Barbara Cartland. Lorsqu’elle fermait les yeux, une fois que le silence était tombé sur le village, et que tout le monde dormait, elle imaginait la vie fabuleuse qu’elle partagerait avec Alex, dans son lointain pays de France. Amina, sa meilleure amie depuis que Zina était partie pour se marier a un riche marchand de Majdal Zoun, lui avait dit en riant, qu’elle se racontait des fictions, que rien de tout cela n’arriverait, que ses parents lui donneraient comme époux un vieillard nanti qui l’achèterait, lui ferait des enfants, et l’abandonnerait dans un palais quelconque, où elle mourrait d’ennui. Mais Nawel se contentait de hausser les épaules, et de continuer ses rêves fous.
C’est pour cela, qu’au lieu d’aller retrouver sur le promontoire de terre qui dominait la noria, ses camarades Amina, Noura et Samira, elle montait au château. Il y avait toujours deux soldats là-haut, depuis que les médecins avaient installé le dispensaire sur le plateau rocheux qui surplombe la rivière. Deux hommes qui scrutaient sur un écran, ce que filmait la caméra qu’ils avaient fixée tout en haut de la tour. De là, elle pouvait apercevoir Chaqra, et même les lumières de Tibnine, à l’ouest, quand la nuit était claire. Elle observait les routes de Houla et d’El Qataat qui convergeaient juste avant le pont, et surtout, elle guettait l’arrivée du Hummer blanc, avec une tourelle sur le toit. C’était le véhicule d’Alex, et lorsqu’il se garait à côté de la salle de consultation numéro trois, celle qui lui cachait sa tente, elle savait qu’il allait passer la soirée là. Alors elle se dépêchait de descendre, dévalant de toute la vitesse de ses jambes, au risque de tomber, le chemin de terre dont les pierres roulaient sous les semelles de cuir de ses sandales. Elle traversait le village, en rasant les murs de la place, de peur que quelqu’un l’aperçoive, et arrivait tout essoufflée près du rocher noir, dressé tel un belvédère, qui surplombait le dispensaire. C’est là que l’attendait Alex. Il ne voulait pas qu’elle vienne le rejoindre dans sa tente, il disait que ce n’était pas convenable qu’il reçoive une jeune fille comme elle, en privé. Alors ils se retrouvaient là, juste au-dessus du camp, un endroit où tout le monde pouvait les voir. Elle savait qu’il serait au rendez-vous, que lui aussi, appréciait ces quelques heures qu’ils passaient tous les deux, à parler de tout et de rien. Elle avait beaucoup appris sur sa vie, sur sa famille, et les épreuves qui l’avaient mené à cette vallée perdue au cœur d’un territoire en guerre. Ces chemins de fortunes croisés, qui l’avaient porté jusqu’à elle.
Depuis le premier jour, celui où ils avaient installé le dispensaire, elle n’avait plus évoqué le fait que leur rencontre était prévue par un destin plus fort que leurs existences. Alex, lui avait bien fait comprendre qu’il ne croyait pas à toutes ces histoires, et même lorsqu’elle avait parlé de sa Jaddah, cette autre grand-mère, qui venait de mourir prématurément, et qui prétendait être allée le chercher, il s’était fermé, refusant de lui en dire plus.
Pourtant, un soir où il paraissait plus nostalgique que d’autres, il lui avait posé une question troublante.
Il était assis sur le rocher, et au lieu de fumer la sempiternelle cigarette de fin de travail, la seule qu’il s’accordait dans ses journées bien remplies, il tenait une photo, qu’il regardait fixement. Dessus, il y avait un couple, qui encadrait une jeune fille, guère plus âgée qu’elle. Sans les avoir jamais vus, elle sut de suite qu’il s’agissait de sa famille, et surtout de sa petite sœur. Elle pensait qu’il allait lui en parler, lui dire pourquoi il avait dans les yeux ce voile de tristesse, qui perdait ses conversations parfois, et le contraignait à un silence qui se prolongeait, la rendant mélancolique à son tour. Bien sûr, il avait fait allusion, à plusieurs reprises, à la disparition de ses parents, mais sans jamais entrer dans les détails.
— C’est ta petite sœur ? avait-elle demandé, en passant la tête par-dessus son épaule.
Il n’avait pas répondu, il s’était contenté d’approuver, puis il avait replié la photo et l’avait glissée dans une poche, cousue sur sa poitrine.
— Pourquoi est-ce que ta grand-mère serait venue me chercher ?
C’était la première fois qu’il admettait, implicitement, l’avoir croisée, et cet aveu lui posait un problème. Peut-être plus que tous, dans ce village, elle savait que sa jaddah possédait des pouvoirs divins, qu’elle était capable d’invoquer des esprits. Mais de là à aller le rencontrer dans un passé lointain ?
— Je ne sais pas, avait-elle répondu, sans grande conviction.
À ce moment, elle était consciente de lui mentir, même si le mensonge lui semblait tout petit. Mais lui dire la vérité, la seule qu’elle connaisse, n’aurait été que de lui répéter qu’elle était allée le chercher pour elle. Dans son raisonnement profond, celui qui s’imposait à son esprit, depuis qu’elle avait croisé son regard sur la place du village, il était là pour partager sa vie. Qu’aurait-elle pu lui dire de plus, de toute façon ? Que cette grand-mère, qui était l’exact opposé de l’autre, était une femme sécrète, une ancienne, que l’on écoutait avec crainte, et que l’on venait consulter en se cachant des hommes, des barbus qui prônaient l’avènement d’un Dieu unique et cruel. Que Zena Fakoury, la mère de sa mère, était une sahira, une de ces femmes que les divinités avaient désignée dès son enfance pour être un phare dans la vie des créatures de cette terre. Qu’elle avait le don de voir dans les esprits, de parler avec les morts, et d’interpréter les désirs du destin.
Pouvait-elle lui dire que quelques heures avant de mourir, elle l’avait fait venir jusqu’au lit où elle se reposait, dans sa petite chambre un peu retirée de la maison principale, et dont elle interdisait l’accès, même à la femme de ménage.
Nawel n’était entrée ici que deux ou trois fois, et juste le temps que sa Jaddah y prenne quelque chose, puis la repousse dehors en riant, pour verrouiller la porte à double tour.
Cet après-midi là, quand sa mère lui avait indiqué que Zena voulait la voir, elle s’était arrêtée sur le palier, n’osant aller plus loin.
— Viens, avait murmuré la malade, en lui faisant signe de la main. Ferme derrière toi.
Elle s’était exécutée, puis s’était approchée de quelques pas, vers la couche couverte d’un drap de laine épaisse, où se dessinait à peine le corps maigre et pâle. Les rares fois où elle était entrée avaient été brèves, et elle n’avait pas bien observé la pièce. Tout en avançant, elle avait pris le temps de lever la tête vers les peintures faites à même les murs, les étagères emplies de livres anciens, aux reliures de cuir, les statuettes de terre colorées, représentant des personnages aux costumes extravagants.
— Approche !
La voix était faible, comme épuisée, elle se répandait en un souffle, mais le ton restait ferme, et le regard portait encore cette flamme qui en imposait à ses interlocuteurs. De la main, elle avait tapoté le bord de son lit.
— Viens t’asseoir là, à côté de moi.
Depuis que Zena était alitée, c’est sa fille qui s’occupait d’elle, personne d’autre, et Nawel n’avait pas vu sa grand-mère depuis plusieurs jours. La maladie avait rongé la femme qu’elle était. Son visage s’était creusé, sa silhouette sous le drap n’était plus qu’un trait fin qui bougeait difficilement. Elle tendit une main que Nawel prit avec empressement, et la serra contre elle, le cœur empreint d’un chagrin intense. Elle sentait les larmes qui lui montaient aux yeux, mais la vieille dame lui sourit, et posa un doigt impérieux sur sa bouche.
— Tu ne dois pas pleurer, dit-elle, pas maintenant. La mort fait partie intégrante de la vie, et nous devons tous partir, un jour ou l’autre.
Pinçant les lèvres, Nawel avait hoché la tête, elle savait que l’existence n’était qu’un court instant que l’on nous accordait, mais se séparer des êtres que l’on aimait était un déchirement. Elle regardait cette grand-mère qui lui avait appris les bienfaits de la nature, les petits plaisirs de chaque moment, et la compassion, même envers les hommes bornés, qui ne pensaient qu’à la guerre.
— Je pars un peu trop tôt, avait repris la vieille dame, j’aurais voulu attendre que tu sois devenue une femme, mais ton corps se retient, et l’enfance s’attarde en toi pour reculer les épreuves qui te guettent.
Nawel ne comprenait pas, elle fronça les sourcils, se pencha pour poser une question, mais sa jaddah lui imposa à nouveau silence.
— Cette partie de la maison, continua-t-elle, est ce qu’il reste d’un ancien temple, consacré à un Dieu puissant, mais endormi. C’est lui, que j’ai invoqué pour aller à la rencontre d’Alex et l’amener à venir jusqu’ici. Mais le voyage que j’ai fait m’a coûté des années de vie, et je ne peux plus attendre.
Nawel regardait autour d’elle, les murs peints de fresque aux couleurs passées, effritées par endroit, et qui représentaient des femmes couvertes de toges blanches, se baignant dans un long ruisseau aux flots impétueux. Elle fouillait parmi ces figures d’un autre temps, celle d’un être puissant, capable de réaliser un tel exploit, mais elle ne le voyait nulle part, et elle ne comprenait pas.
— Ne cherche pas ma chérie, insista sa grand-mère en lui posant une main sur la joue, pour recentrer son attention. Il se révélera à toi, quand le moment sera venu.
— Alors c’est vrai ? Finit par demander la petite fille, tu es allée le chercher pour moi ?
La vieille dame lui sourit, et acquiesça péniblement de la tête.
— Quand je ne serai plus, dit-elle dans un souffle qui semblait la fatiguer de plus en plus, je veux que tu t’installes dans cette pièce, que tu habites à ma place, et surtout… elle reprit sa respiration, comme si ce qu’elle avait à dire était d’une importance capitale. Ne laisse personne d’autre pénétrer ici. J’en ai parlé à ta mère, et elle est d’accord.
Occuper la chambre de sa grand-mère, ne plus dormir dans la même pièce que ses parents, avoir son lieu à elle, où poser ses livres, où pouvoir rêver sans que personne ne l’en accuse, elle n’en espérait pas autant. Mais tout ce qui l’entourait à présent l’effrayait un peu. Les peintures, les statuettes, les ouvrages anciens, et elle tourna la tête en tous sens pour mieux les voir.
— Ne touche à rien, attends que ce lieu se fasse à toi, et il te dévoilera ses mystères.
La pression sur sa main s’était faite plus faible, et le temps qu’elle s’en aperçoive, la vieille dame avait fermé les yeux. Dans le silence soudain qui était tombé sur cette chambre, il y eut une sorte d’énorme soupir, une respiration profonde qui semblait venir des murs mêmes, et Nawel sentit, pareille à une dernière caresse chaude sur sa joue, la vie s’envoler du corps étendu près d’elle.
Il lui avait fallu longtemps pour obéir à l’ultime désir de sa jaddah. Pendant quelques jours, lorsqu’elle poussait la porte, avec l’intention de se soumettre à cette volonté, elle revoyait ce corps inerte, allongé sur le lit, et elle reculait. Si son père avait exprimé quelques réserves quant à sa décision de vivre seule dans cette pièce retirée de la maison, sa mère l’y avait encouragée.
Finalement, le matin où Alex était parti pour un week-end prolongé à Tyr avec la femme blonde, elle s’était résolue. Elle avait vidé son armoire, décroché du mur les photos volées à des magazines et qui lui tenaient compagnie, pour venir aménager là. Pourtant, si elle avait trouvé une place pour ses livres et ses affaires, elle avait froissé les portraits jaunis, laissant dans la chambre commune les traces de son enfance. La première nuit avait été courte. Elle avait peu dormi, observant à la lueur d’une bougie, les femmes en toge blanche, qui semblaient danser autour d’elle. Elle n’avait pas osé toucher les vieux livres, elle s’était contentée de les effleurer du bout des doigts, caressant le dos de cuir usé, mais sans les tirer pour voir quels trésors ils pouvaient bien contenir. Par contre, elle avait scruté les statuettes une à une, cherchant dans les récits que lui faisait sa grand-mère, les personnages qu’elles pouvaient représenter. La solitude l’avait effrayée, le noir profond, lorsqu’elle avait soufflé la bougie, ne laissant même pas passer la clarté d’un rayon de lune. Ne plus entendre sa mère respirer, ou se tourner sur le sommier de ressorts rouillés, ces petits bruits qui faisaient ses nuits familières, et qui avaient laissé place à un silence lourd et oppressant.
Les trois jours s’étaient écoulés, et à son grand étonnement, elle s’était habituée au calme feutré de cette chambre à l’écart du reste de la maison. Elle savait qu’Alex allait revenir, peut-être même, passer la nuit au dispensaire, et elle avait guetté l’arrivée du Hummer jusqu’à tard dans la soirée. Mais elle ne l’avait pas vu, et elle s’était enfermée dans son nouveau refuge, résignée.
Assise sur le lit, elle regardait autour d’elle la fresque champêtre, où le ruisseau semblait glisser tout autour de la pièce. Pourtant, cette onde qu’elle croyait entendre frémir lorsque le noir était venu, s’arrêtait contre l’étagère où étaient rangés les livres anciens. Elle n’avait pas fait attention à cela jusqu’à présent, et elle se demandait si la peinture continuait derrière les dos de cuir. Alors elle se leva, et d’un geste machinal, elle tira le premier, pour le faire basculer vers elle.
Comme si la pièce n’attendait que cela pour lui livrer ses secrets, un déclic résonna dans l’épaisseur de la maçonnerie, et sur le mur à côté d’elle, une porte basse se découpa. Les grands traits foncés qui soulignaient les toges et les rives du cours d’eau, masquaient les jointures d’une ouverture. Maintenant, elle voyait un espace sombre, sur lequel donnait cette issue. Un moment, elle resta interdite, puis la curiosité l’emporta. Elle prit une lampe électrique, et tira vers elle le panneau qui s’était découvert, pour se frayer un passage. Il y avait quelques marches, juste derrière, qui s’enfonçaient vers une zone encore plus obscure. Prudemment, elle en descendit quelques-unes, jusqu’à un angle qui projetait l’escalier vers un abîme que le rayon de sa torche avait du mal à percer. Elle fit quelques pas de plus, hésitante, et s’apprêtait à remonter, quand un grondement terrible s’éleva de cette obscurité. L’escalier avait tremblé lui sembla-t-il, et elle posa la main sur la paroi pour retrouver son équilibre. Mais elle n’eut pas le temps de s’assurer une prise. Le bruit s’intensifia pour devenir un roulement effroyable, elle se sentit vaciller, tomber à quatre pattes. Elle s’efforça bien de se raccrocher au ciment de la marche, mais tout autour d’elle se mit à osciller comme un pendule fou, la ballottant de droite et de gauche, jusqu’à ce que le sol s’effondre sous ses pieds. Elle poussa un grand cri, tentant de se rattraper à tout ce qui l’entourait, mais finit par lâcher sa lampe, et le noir l’engloutit dans un fracas de fin du monde.