Amélie avait commencé à travailler au cabinet Jansemon en juillet, dès sa sortie de l’école où elle avait obtenu sa capacité en droit. Cela ne lui donnait pas la possibilité d’être avocate, mais elle travaillait dans un cabinet juridique et c’est ce qui lui importait le plus. Maître Alexandre Jansemon était un patron exigeant et débonnaire. C’était un petit homme tout rond, comme une poupée de lui-même, légèrement dégarni sur le milieu du crâne, avec des pommettes hautes et roses et des petits yeux rieurs. Quand on le voyait pour la première fois, on avait envie de le prendre dans ses bras. Mais ceux qui l’avaient entendu plaider savaient que c’était un tribun redoutable et un homme qui travaillait ses dossiers jusqu’à la minutie la plus extrême. Amélie aimait cette rigueur et c’est la réputation de l’avocat qui l’avait poussée, son diplôme en poche, à forcer sa porte pour se faire embaucher au moins comme commise. Elle avait fait le pied de grue trois jours durant, dans la salle d’attente du magistrat, malgré les admonestations molles d’une secrétaire hyper maquillée, qui passait plus de temps à contempler son reflet dans un petit miroir de poche, qu’à s’occuper des dossiers qui s’accumulaient sur son bureau. Enfin, au bout du troisième jour, lassé de la voir à chaque fois qu’il ouvrait sa porte, l’avocat avait consenti à lui accorder un entretien.
— Je suis venu vous apporter ce qu’il vous manque, avait-elle dit de but en blanc, sans même attendre qu’il l’invite à s’asseoir.
— Et que me manque-t-il ? avait demandé le magistrat surpris par tant d’impétuosité.
— Il vous manque quelqu’un comme moi, débrouillarde, futée, travailleuse et capable d’éconduire les importuns de manière plus efficace et courtoise que votre gravure de mode.
Le petit homme tout rond avait ri, puis l’avait invitée à s’asseoir et ils avaient bavardé plus d’une heure. Elle était ressortie du bureau avec un engagement d’un mois, renouvelable si elle donnait satisfaction. Il avait dû être satisfait, puisque cela faisait bientôt dix ans qu’elle y travaillait. Elle avait pris possession du hall d’accueil, tandis que Fabiola, la poupée secrétaire, se mettait au service d’un des avocats associés.
Hélène avait franchi la porte de l’étude deux mois plus tard, un jeudi matin. Amélie s’en souvenait, parce que justement le jeudi matin il n’y avait jamais de rendez-vous. Pourtant ce matin-là, au moment où il avait passé la porte d’entrée, son patron l’avait avertie.
— Amélie, avait-il dit avec un regard entendu, j’attends une jeune femme, vous la ferez entrer dans mon bureau et que personne ne nous dérange.
Hélène était belle comme une actrice des années quarante. Elle portait un tailleur bleu électrique, avec une jupe à peine trop courte, qui dévoilait ses jambes fuselées, bronzées et musclées, juchées sur des escarpins vertigineux, assortis à sa tenue. Ses longs cheveux blonds, ondulés en vagues lascives, retombaient sur ses épaules comme une cascade d’or. Son visage était un ovale parfait, son nez était petit et fin et la mèche faussement rebelle qui descendait sur son front ne pouvait cacher deux yeux immenses d’une couleur indéfinissable, entre le gris et l’or, brillants et limpide comme deux joyaux à peine maquillés. Amélie la regarda entrer, sans voix. Comment une telle beauté pouvait elle exister en dehors des magazines. Mais le plus troublant fut son sourire quand elle s’arrêta devant le bureau d’accueil. Hélène avait un sourire qui vous forçait à l’aimer sans qu’elle ait besoin de dire un mot. C’était un sourire chaleureux, accueillant, rieur, il illuminait son visage comme une apparition de la madone et l’on avait envie de se laisser transporter par ce sourire, de le suivre jusqu’au bout du monde et d’oublier ce qui était sa vie, auparavant.
— Bonjour, dit Hélène en tendant vers elle une main fine et racée, franche, paume tournée vers le haut, telle une personne qui n’a rien à cacher. Je m’appelle Hélène Dorgeval et Maître Jansemon doit m’attendre.
Amélie resta un moment interdite, regardant ce mirage comme on regarde une icône vénérée. Maître Lenoir, l’un des deux avocats qui travaillait aussi au cabinet, passant à ce moment de la salle de la photocopieuse vers son bureau, s’arrêta la bouche ouverte, comme un poisson resté en l’air et qui cherche désespérément de l’eau. Il fallut à Amélie, un moment pour réaliser qu’elle devait conduire la jeune femme au bureau de son patron. Hélène ne dis rien, elle attendit sans bouger que le trouble passe. Elle devait avoir l’habitude. Quand la porte du bureau s’ouvrit, Maître Jansemon se leva précipitamment pour venir, bras tendus vers sa visiteuse.
— Hélène, dit-il un peu trop fort, un peu trop empressé. Votre thèse à fait un effet auprès de nos vieilles Barbes, je pense que l’impact s’en fera ressentir encore dans cent ans.
Il lui tira un siège, s’assurant qu’elle s’asseyait correctement, dévoilant ses cuisses sublimes encore un peu plus haut, tandis que de la main il balayait l’air pour faire signe à Amélie de les laisser. L’entretien dura toute la matinée, puis il emmena l’ange blond déjeuner au petit restaurant en bas, au bout de la rue, où il prit une table à part du reste du cabinet avide de curiosité. Cette apparition fit sensation auprès des habitués et les conversations se turent un long moment lorsqu’ils arrivèrent. Hélène s’installa comme si de rien n’était, accorda un coup d’œil et un sourire ravageur à chacun des clients et reporta son attention sur l’avocat en face d’elle. Un ange passât sur la salle de restaurant, décochant des flèches d’extase et de bien être sur l’assistance et s’en fût, laissant derrière lui un silence quasi religieux. Ils remontèrent vers 14 h 30 pour s’enfermer à nouveau dans le bureau. Maître Jansemon avait un rendez-vous important, en extérieur, vers 16h, aussi ressortirent ils un peu après 15h, Maître Jansemon était rose de plaisir.
— Amélie, dit-il en tenant Hélène par le bras, mademoiselle Dorgeval va travailler avec nous à partir de lundi. Faites-lui les honneurs du bureau, présentez lui tout le monde et installez là à la place de Landry.
Il n’y eut pas besoin de faire un grand tour de présentation. A peine Maître Jansemon était-il parti, que tous les bureaux se déversèrent dans le hall d’accueil, pour venir contempler cette apparition angélique. Maître Lenoir avait passé de la salive sur sa chevelure hirsute, pour essayer de la domestiquer, mais n’avait pas réussi à refermer sa bouche. Maître Rivo, toujours droit et distant, se tenait un peu à l’écart de ses collègues, mais réussit à faire à Hélène, le seul sourire qu’Amélie ne lui ait jamais vu. Sans se démonter, Hélène sera les mains alentour, offrant à chacun l’impact de ses yeux rieurs et de ses lèvres de crayon fin. Fabiola gloussa, Jeannine rosit et le petit Erwan balbutia un bonjour interminable. Hélène eut un mot gentil pour chacun, puis elle expliquât calmement qu’elle venait d’obtenir sa Maîtrise.
— Avec mention spéciale du jury, précisa Maître Rivo qui aimait que tout soit dit. Hélène eut un petit sourire confus à son adresse comme si elle avait voulu cacher ce détail.
— Je compte sur vous tous, reprit-elle, pour m’aider à me former, car chacun sait que sortir de l’école ne donne pas le savoir de l’expérience. Maître Rivo sembla satisfait d’une telle position et regagna son bureau, suivit de près par Jeanine, dos courbé et tête basse. Maître Lenoir, qui avait enfin réussi à fermer la bouche, semblait plus intéressé.
— Je n’ai pas lu votre thèse, dit-il, mais je vous promets de m’y pencher. Pour impressionner Rivo, il faut que ce soit exceptionnel.
— Ce n’est que le fruit d’un travail minutieux, répondit Hélène sans se démonter. Quand le hall fut vide, que Fabiola eut enfin fini de glousser et de baver devant un si beau résultat sans presque de maquillage, Hélène se tourna vers Amélie.
— Vous avez une équipe assez hétéroclite, dit-elle sans sourire.
S’en fut trop pour Amélie, qui partit d’un énorme éclat de rire. Hétéroclite! C’était le mot qu’elle cherchait depuis le mois de Juillet. Hétéroclite, comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt. Devant son hilarité, Hélène se mit à rire aussi, faisant aussitôt ressortir toutes les têtes par l’embrasure des portes de bureau. Il n’en fallut pas plus pour décupler le fou-rire des deux jeunes femmes. Elles riaient encore quand elles sortirent du cabinet, un peu après 19h. On était en septembre et le soleil brillait encore sur Toulouse. Hélène proposa à Amélie d’aller partager un verre dans une brasserie en bas de la rue du Taur.
— Vous habitez loin, demandât Amélie, une fois qu’elles furent installées devant deux demi-panachés, bien blancs et moussus.
— Non, répondit Hélène, juste à côté. Mais s’il vous plaît puisque nous sommes collègues de travail, nous pourrions nous tutoyer.
Il n’y avait ni condescendance ni déférence dans cette demande, juste la main tendue vers une amitié qui, par la suite, n’avait fait que grandir au fil des années. Hélène était attachante comme une sœur, complice comme une amie et n’hésitait jamais à mettre en avant les qualités des autres, au détriment des siennes.