3. Égocentrisme occidental, et bêtisier qui passe pour scientifique

DES NAÏVETÉS EN CASCADE

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Blaise PASCAL

Quand l’intellect s’emballe et devient trop cérébral, il passe à côté

de l’essentiel. En ce sens, le précepte de Pascal ne perd rien de sa pertinence... Et, naguère, Roland BARTHES déplorait que la critique universitaire soit sclérosée...

Loin de figurer seulement dans les vieux grimoires et dans les livres,

la connaissance se trouve d’abord dans le regard. Et, à force de considérer êtres et événements du passé d’un regard neuf, d’un regard de commencement du monde, il en découle un éclairage inédit et une conscience accrue. C’est ce que, en paraphrasant le langage de la religion, James JOYCE appelle une « épiphanie ». Extrait de la Nouvelle Histoire des Celtes, T 3.

« En matière d’Histoire, tout effort sincère de recherche [est] fructueux. »Jean-Marie CORNET, Cours de logistoire. Archéologie nouvelle des Celtes de Rhône et de Provence, I, 105, Imp. de P.L.A.N., Romans, 1990.

Mais sincérité ne rime pas avec relativisme, mais avec vérité. Cela signifie qu'il convient de s'affranchir de tout préjugé et corps artificiel de doctrine, ou encore d'une certaine « science officielle [sic] », qui polluent le cours de la réflexion, et nuisent à l'émergence de la vérité ou de la réalité profonde des êtres et des événements.

Face à un cercle d'apprentis philosophes, un éminent conférencier déniait toute valeur scientifique à la discipline historique1. En fait, de même que dans n'importe quel domaine qui ne relève pas des sciences exactes, cela dépend de la manière dont elle est comprise. Une démarche philosophique mal conduite, aboutit aussi à proférer des absurdités.

« Méfiez-vous des chercheurs qui ont le nez plongé dans leurs fouilles ; ils ne voient rien d’autre. » René PERCHERON, feu Conseiller de la Réunion des Musées Nationaux.

Cet avis autorisé illustre à merveille notre propos. D'autres le rejoignent. C’estprécisément pour remédier aux méfaits d’une trop grande spécialisation que le concept dit des « sciences diagonales » a naguère été élaboré ; il vise à promouvoir une approche globale des phénomènes étudiés2. En outre, seul l’objet, et non l’environnement de la fouille, était alors pris en considération ; les chercheurs se souciaient seulement du « quoi » et non point du « pourquoi »3.

1. Axel KAHN : L'homme, ce roseau pensant, conférence du 21.2.2007, Les apprentis philosophes, Valence.

2. Roger CAILLOIS, co-fondateur de la revue Diogène (première parution en novembre 1952).

3. Venceslas KRUTA : Les Celtes. Histoire et dictionnaire, 38 et 75, Robert Laffont, Paris, 2000.

Enfin, dédions trois autres avis autorisés aux adeptes inconditionnels du principe d’un ordre immuable des connaissances et d’un état statique de la science, ainsi qu’aux nostalgiques de vieilles croyances reçues par décrets, arrêtés aux XVIIIe et XIXe siècles. Ils émanent de deux historiens et d’un archéologue :

- « Ne dites pas que la Préhistoire n’est pas l’Histoire. »4 ;

- « Une tradition est de l’histoire, et non un mythe. »5 ;

- « Ne dites pas que l’écriture fait l’Histoire. »6.

4. Fernand BRAUDEL : Les mémoires de la Méditerranée, Préhistoire et Antiquité, de Fallois, Paris, 1998. Préface de Jean GUILAINE et Pierre ROUILLARD, 11. Citent Fernand BRAUDEL, dans L’identité de la France.

5. James CHURCHWARD : Mû, le continent perdu, 198, Éd. Jáila, Paris, 1969. [Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille adhérer aux thèses de l'auteur].

6. Fernand BRAUDEL, ibid., 11. Opinion de Jean GUILAINE et Pierre ROUILLARD.

Le mythe en tant qu’explication du cosmos et des origines humaines, estbien souvent porteur de « la voix méconnue du réel »7. Cela revient à reconnaître qu’il nous transmet de précieuses pages d’une Histoire primordiale.

7. René GIRARD : La voix méconnue du réel. Une théorie des mythes archaïques et modernes, Grasset, Paris, 2004.

Les « rationalistes de profession »8 ne se mettent pas en situation d'empathie par rapport aux hommes et aux faits des temps révolus.

8. Albert CAMUS : Les Essais, XII. Le mythe de Sisyphe, 34, Gallimard, Paris, 1942.

L'ensemble de ces observations forme un corpus compact et cohérent, qui va

à l'encontre de bien des idées reçues en la matière.

Le constat

Appréhender les périodes révolues de l'Antiquité, dans toute leurcomplexité, relève de la gageure. Déjà, les Anciens connaissaient leur propre Antiquité ; à leurs yeux, le fait que des hommes censés etentreprenants aient pu exister en des temps prodigieusement antérieurs,passait l'entendement ordinaire. C'était proprement inconcevable.

Toutes proportions gardées, il en est encore de même de nos jours : les déclarations selon lesquelles nos ancêtres, de l'homme de Neandertal aux Celtes, étaient sauvages, barbares et arriérés, et se comportaient telles des bêtes hirsutes et des brutes épaisses, trouvent encore quelque crédit dans les publications spécialisées.

L'homme dit moderne s'enfle d'orgueil : alors qu'il qualifie le contemporain de l'homme de Neandertal d'homo sapiens, il se croit sapiens sapiens, en quelque sorte doublement sage. En donne-t-il vraiment l'image ? En réalité, le traitement désinvolte qu'il inflige trop souvent à la vie et à la nature aurait de quoi faire frémir d'effroi les Celtes. Lesquels semblent les plus raisonnables ?

Le syndrome de l'affabulation

En état de manque de données objectives qui le dépassent, l’esprit humain a horreur du vide et de l'inconnu : au lieu de reconnaître ses limites, ce qui est le propre de la véritable démarche de type scientifique,il échafaude toutes sortes de « suppositions » ; il « imagine » des scénarios montés de toute pièce. La recherche sincère de la vérité ne saurait s’accommoder de ces fameuses « interprétations » qui se multiplient à l’envi, d’ailleurs selon des vues contradictoires et des idéologies contraires ou divergentes, alors que l'idéologie ne devrait pas s'insérer dans le débat. Indéfiniment répétés, de tels arrêtés qui se multiplient dans les publications et les conférences, finissent par prendre force de loi. Tout cela relève de l’abstraction ou du roman d’aventure.

Les causes d'un tel enfermement intellectuel, sorte de scientisme des temps modernes, qui s'oppose à l'émergence d'une vision claire et globale de la vie des hommes aux temps dits préhistoriques, demeurent cachées à la vue du plus grand nombre. Il arrive parfois que, peut-être sans en avoir une claire conscience, l'esprit passe d’un niveau de raisonnement à un autre, et d’un cercle de langage à un autre. L’irrationnel prend alors le dessus ; en un saut qualitatif brusque à la mode marxiste, la raison raisonnante en délire, dérape.

Rationalisme outrancier et langue de bois

Les idées reçues par décret, qui s’imposeraient en toute occasion sans recherche approfondie ni discussion, forment l’ossature d’une redoutable langue de bois. Érigées en dogmes infaillibles, parfois depuis la plus haute Antiquité, il convient de le reconnaître et de le souligner, elles forment autant de clichés réducteurs. Ainsi, les obstacles qui s’opposent à la découverte de la vérité historique, ne manquent pas. Dans cesconditions, il n'est guère étonnant que la vision généralement tirée des hautes époques de l'Antiquité européenne, manquent de souffle de façon dramatique.

PETIT CATALOGUE DES NAÏVETÉ ET IDÉES REÇUES

LES PLUS COURANTES, EN MATIÈRE HISTORIQUE, ARCHÉOLOGIQUE ET LINGUISTIQUE

Signe que tout, en matière préhistorique, est d'une complexité inouïe, l'expression « naïveté archéologique » fait florès dans les publications spécialisées1. Mais, comme tout est encore infiniment plus complexe que supposé, ce reproche, lancé à l'adresse de confrères, se retourne contre ses auteurs, qui repèrent néanmoins quelques dérives : les esprits commencent à se dérider, mais sans empressement. Bien entendu, le principe de naïveté s'étend à d'autres domaines : naïveté documentaire, naïveté historique et naïveté linguistique ne sont pas en reste. Naïveté supplémentaire, séparer l'archéologie de l'histoire et de la linguistique, mène à l'impasse : aucune vision d'ensemble ne peut être dégagée. 1. Par exemple, dans Patrice BRUN et Pascal RUBY : L'âge du fer en France, Éd. La Découverte, Paris, 2008, 2ème édition 2011.

« Ce que nous voulons, c'est donner un sens à ce qui arrive. Pour rendre une histoire vraisemblable, on utilise la science naïve..., [selon une]tendance à tirer des conclusions simplistes. »

Richard ROBINSON : Pourquoi la tartine tombe toujours du côté du beurre. La loi

de MURPHY expliquée à tous, 8 et 148, Dunod, Paris, 2006.

1. Une vision fortement réductrice

En une réaction salutaire, ce point de vue commence à peine à être reconnu :

une conséquence des « approches compartimentées et frileuses est la vision excessivement primitive et misérable des sociétés pré- et proto-historiques »1.

Or, qualifier nos lointains ancêtres ici de « primitifs », ailleurs de sauvages et d’arriérés, relève de l’idéologie, celle de la prétendue supériorité de l’homme dit moderne. Et, appréhender de façon « misérable » les fastes des dynasties royales qui ont régné sur les Celtes, en dernier lieu celle des Arvernes, relève d’un véritable misérabilisme intellectuel. 1. Patrice BRUN et Pascal RUBY, ibid., 22-23.

D'une manière générale, il convient de rejeter toute terminologie assassine : primitifs, sauvages, barbares, frustes, arriérés...

2. Prise en compte insuffisante, voire dédain

des sources soi-disant non écrites (dans des livres)

Érigée en dogme intangible, la croyance tenace selon laquelle, sans écriture, il n'y aurait pas d'Histoire, a la vie dure. Elle néglige tout un pan scriptural, qui, s'il ne se trouve pas transcrit dans des ouvrages de bibliothèque, subsiste néanmoins au sein du terroir et de la tradition orale. En ce sens, la toponymieet l'onomastique renferment de précieuses sources d'informations, qui prennent la forme de courtes définitions descriptives, au réalisme souvent saisissant. De plus, tradition orale et folklore préservent de l'oubli de belles tranches de vie, qui relèvent de l'Histoire primordiale. Par chance, si les paysans demeurèrent en majorité illettrés jusque vers la fin du XIXe siècle, ils n'étaient pas incultes.

D'après la Nouvelle Histoire des Celtes, T 1, Éd. Baudelaire, 2012.

3. Ignorance courante, de l'importance de l'esprit des textes

Largement répandue, l’attitude qui consiste à s’en tenir farouchement à la lettre et non à l’esprit des textes, à leur sens subtil, caché, n’ajoute-t-elle pas à la confusion des langues ? Il semble donc préférable de s’écarter du « sacro-saint respect du texte antique et des traditions historiques », travers répandu chez « les modernes ».

En réalité, l'affaire se montre plus complexe encore. En effet, il convient de « se méfier des transcriptions latines du Moyen-Âge »1, qui déforment tant de noms antiques, ainsi que des libertés prises par les traducteurs et les éditeurs. Cependant, les traditions les plus ancestrales recèlent des trésors d'informations plus ou moins déformées, qu'il serait dommage de négliger. 1. Amédée BÉRETTA : Dictionnaire étymologique des peuples anciens du Dauphiné, des montagnes, cours d’eau, communes du département de la Drôme, 2, [s.n.], Valence, 1911.

4. Une tentation récurrente : la manipulation des textes

Il est hors de question de céder à la curieuse tentation, travers inverse du précédent, qui consiste à torturer ou de « triturer »1 les textes anciens, et à les tirer en un sens déviant, en fonction d'« interprétations » hasardées. Il s'agit au contraire de les replacer dans toute leur dimension onomastique et historique. Mais, par suite d'un désarroi certain face à leur apparence ésotérique, clé essentielle de découverte et de compréhension, la dénonciation de cette dérive se trouve parfois inversée, et appliquée à tort à des travaux qui se distinguent au contraire par une grande rigueur.

« En torturant des textes » de Jules César, Pline et Tacite, des exégètes usent d'une « méthode contestable » qui encombre « le champ de la recherche de mythes parasitaires [et d'une] légende sociologique », dont la « construction repose sur le sable »2.

1. Archéologie de la France, 30 ans de découvertes. Réunion des musées nationaux, Paris, 1989. Christian GOUDINEAU : « L’âge du fer : l’émergence de pouvoirs territoriaux », 234.

2. François FALC'HUN et Bernard TANGUY : Les noms de lieux celtiques. 1. Vallées et plaines, 221, Slatkine, Genève-Paris, 1982.

5. De la manipulation à l’affabulation

Manipuler les textes ne suffit pas : d'aucuns, et ce, dès l'Antiquité, se permettent d'inventer des scénarios de toute pièce, autrement dit d'affabuler. En voici deux exemples :

-- Des reproches de « celtomanie » se trouvent à juste titre lancés à l’encontre de faiseurs antiques de listes artificielles de rois, et des « victimes de cette fraude », ce qui « a enrayé et déformé notre érudition, et même notre enseignement. »1.

-- Valerius Flaccus met en scène « l’artificiel Auchus », censé être le roi des Aquitains, au milieu d’un regroupement disparate de rois et de nations asiatiques et européennes.

1. Camille JULLIAN : Histoire de la Gaule, T 1, 1032, note 1, Hachette, Paris, 1920-1926, rééd.1993.

2. Georges DUMÉZIL : Esquisses de mythologie, 366-372, Gallimard, Paris, 2003.

6. De l'affabulation à la confusion

De longue date, les chroniques placent des peuples typiquement celtes au sein de listes hétérogènes, qui comprennent des Scythes, ancêtres des Germains. C'est particulièrement le cas de Pline (Histoire naturelle, VI, 50).

7. Ignorance de la force historique des mythes,

et de la portée symbolique des textes anciens

Une immense polémique s'enfle, démesurément. En raison de préjugés tenaces et de l'incompréhension des finesses de la mentalité antique, la valeur historique des mythes se trouve généralement niée, tant une fantasmagorie effrénée les habite. Or, il ne s’agit pas de prendre au pied de la lettre les merveilles qui enjolivent les annales de façon poétique et imagée, mais d’en découvrir le sens caché ; toute une symbolique s’y déploie. Rien ne justifie à les considérer sous leur seul aspect de contes devenus, sous l’angled’affabulations peu dignes de foi, ou d’ironiser à propos des « conteurs de légendes »1. Elles ne forment pas non plus un recueil d’inepties ou un « ramassis de sottises »2. 1. Camille JULLIAN, T 1, ibid.

2. Opinion émise par un éminent conférencier, à propos des Histoires d’HÉRODOTE.

D'après la Nouvelle Histoire des Celtes, T 1.

Le mythe devient signifiant, grâce à la mise en œuvre de clés appropriées de décryptage. En outre, les textes anciens se prêtent souvent à des lectures à plusieurs degrés.