A propos d'Une étrange guerre

Céline Rafestin, chargée de production, à Jean-François Martos

Paris, le 11 Avril 2000

M. Jean-François MARTOS

(…)

Monsieur,


Faisant suite à notre conversation téléphonique de ce jour, je vous récapitule notre demande. M.F.P. (Méditerranée Film Production), filiale de France 3, prépare un documentaire de 45 minutes environ sur Guy Debord, dans le cadre de l'émission de Bemard Rapp "Un siècle d'écrivains " (1)

Il s'agit d'un film de Philippe Sollers et d'Emmanuel Descombes, écrit en collaboration avec Jacques Forgeas.

Le réalisateur, Emmanuel Descombes, souhaite utiliser quelques photographies prises par vous en respectant les cadres jaunes indiqués sur les photocopies ci-jointes.

Les photos prises en extérieur de Champot vont être montées pendant 15 secondes avec des prises de vue du bâtiment et des champs alentours effectuées par Emmanuel Descombes lors du tournage.

Les trois photographies en intérieur sont montées à la suite pendant 15 secondes afin d'avoir des différentes photos de Guy Debord.

Comme vous pouvez l'imaginer, il n'a pas été facile d'obtenir des documents sur Guy Debord et nous avons donc essayé d'utiliser au maximum tout ce que nous pouvions trouver.


A ce titre nous vous demandons l'autorisation d'utiliser vos photographies , et ce dans quelles conditions ?

Les droits de diffusion concédés à France 3 sont les suivants :

- Droits de diffusion par voie hertzienne terrestre sur le territoire français (métropole et Dom-Tom) = 2 multidiffusions sur 3 ans à compter de la date d'acceptation par France 3 de la copie antenne.

- Droits câble et/ou satellite = 1 multidiffusion sur 2 ans à compter de l'acceptation de la copie antenne.

Dans l'attente de votre réponse, je vous prie d'agréer, Cher Monsieur, l'expression de mes meilleurs sentiments.


Céline Rafestin

Chargée de Production

Photocopies jointes à la lettre de Céline Rafestin

Notes de l'Editeur

(1) Ce pauvre film, Une étrange guerre, réalisé par Philippe Sollers avec Patrick Mosconi comme conseiller, et dont Alice Debord est partie prenante, a été projeté le 19 octobre 2000 sur France 3.

(2) Rectangle noir apposé par l'Editeur : photo interdite par décision de justice du 13 janvier 1999 ; cf. Sur l'interdiction de ma " Correspondance avec Guy Debord ", Jean-François Martos, Le fin mot de l'Histoire, Paris 1999.

Jean-François Martos à Céline Rafestin

Recommandé A.R.

Madame Céline Rafestin

Chargée de Production

EURAL-MFP

23 rue Linois

75015 Paris

Paris, le 12 avril 2000

Madame,

Vous me demandez l'autorisation de reproduire mes photos de Guy Debord - de surcroît préalablement truquées par vos soins - dans sa biographie filmée autorisée par Alice Debord et réalisée par Philippe Sollers pour une quelconque chaîne de télévision.

Vous n'êtes pas sans savoir que ces photos figurent dans ma " Correspondance avec Guy Debord " qu'Alice Debord a fait interdire ; pour publier ensuite une correspondance sans correspondant, c'est-à-dire falsifiée ; falsifiée comme ces photos de Guy Debord sur des livres à son sujet ; falsifiée comme le deviendraient mes photos si je vous laissais faire. Cette révision grossière, qui cherche d'abord à couper Guy Debord de tout son environnement historique, s'inscrit plus généralement dans le courant actuel de stérilisation de ses idées, mises en spectacle pour mieux les désamorcer.

Vous n'ignorez pas non plus ce que je pense de Philippe Sollers, ni ce qu'en pensait Guy Debord : " ce n'est qu'insignifiant, puisque signé Philippe Sollers " (et c'est encore bien en dessous de ce qu'il pouvait m'en dire verbalement).

Je vous refuse donc catégoriquement le droit de reproduire ces photographies.

Surtout ne persistez pas à vouloir me les acheter. Même pour tout l'or du monde vous ne les auriez pas : je ne mange pas de ce pain-là.

A l'inventeur du cinéma sans images, vous me donnez l'occasion de faire l'hommage d'une biographie sans mes images. En potlatch de réciprocité, je vous accorde par contre bien volontiers l'autorisation de reproduire la présente lettre dans votre film, au moyen d'un carton et en caractères blancs sur fond noir, et bien lisibles s'il vous plait.

Avec les salutations qui conviennent,

Jean-François Martos

" Non seulement ils nous fusillent, mais ils nous fouillent les poches ", remarquait déjà Degas l'impressionniste. Mais cette fois c'est raté : au fond de la poche les truqueurs sont tombés sur un cactus.

(Cette première partie d' « A propos d'Une étrange guerre » a été publiée en octobre 2000)

*

Peu après, dans Le Canard Enchaîné du 15 novembre 2000, on pouvait lire, à la rubrique Ecrits et Chochottements : « DEBORD (Guy) : ses proches qui veillent à l'édition de ses œuvres chez Gallimard s'emportent de plus en plus ouvertement contre Philippe Sollers, qui, avec le temps, s'est promu “ attaché de presse officieux ” de feu l'auteur de “ La société du spectacle ”. Ils reprochent au nouveau stratège des prix littéraires (prix Goncourt pour son auteur Schuhl), à l'ami du pape, au thuriféraire de Jospin, etc., ces attitudes, qui auraient, selon eux, horrifié Debord. Du coup, du côté de la Rue Sébastien-Bottin, les rumeurs vont bon train sur l'expulsion de Sollers du cercle des amis de l'écrivain disparu. La société du spectacle n'aime pas les spectaculaires ? » Et le 2 décembre 2000, Patrick Mosconi confirme, sur Radio libertaire, qu'après avoir engagé « une sorte de collaboration » se produisit « une dispute entre Sollers et nous » ; car « l'image de Sollers devenait un peu encombrante » : le pape, Jospin, le prix Goncourt ; bref « l'image de Debord associée à Sollers avec la caution des amis de Debord , les gens ne comprenaient pas » ; alors « j'ai dit à Sollers : “ écoute, Philippe, ton image dessert Guy. Ça devient embarrassant.. Maintenant chacun suit son chemin ” »

Lorsque Alice Debord et Patrick Mosconi font mine de découvrir brusquement qui est Philippe Sollers, ils ne peuvent évidemment abuser personne. S'ils sont contraints à la simulation c'est que leur collaboration avec un Sollers, venant après tout le reste, a achevé de les discréditer.

Protestant contre la énième tentative de ce personnage, qu'il vomissait, de se réclamer d'une quelconque complicité de pensée avec lui, Guy Debord affirmait : le « plus récent excès de Sollers (…) ne va certainement pas rester impuni » (dans une lettre à Michel Bounan du 1er mars 1993). Hélas, Guy Debord n'est plus là, et si les excès de Sollers se sont épanouis pleinement c'est grâce à Alice Debord ! Dans cette sordide atmosphère de trahison et de trucages, de censure et de falsification, et lorsque le voile de fumée de la posture « radicale » n'arrive plus à masquer la vulgaire stratégie médiatique-commerciale, faut-il s'étonner de voir s'élargir le cercle du mépris ?

Je citerai maintenant quelques commentaires. En avril 1998 parut Guy Debord ou la beauté du négatif, de Shigenobu Gonzalvez, aux éditions Mille et une nuits. Si certaines conclusions de ce livre sont franchement malveillantes, il faut cependant relever une affirmation, parce qu'elle ne peut être réduite à de la simple mauvaise foi d'une part, et de l'autre parce que personne ne peut plus la lire du fait que l'ouvrage a mystérieusement disparu du catalogue des Mille et une nuits à l'occasion de l'absorption de cette maison d'édition par Fayard : « Lorsqu'il est dit dans ce communiqué [d'Alice Debord et Patrick Mosconi dans Le Monde du 1er novembre 1996] à propos de l'héritage de Debord qu' “ il n'y a rien à faire fructifier, ni réhabiliter, ni embellir, ni falsifier ” ; alors que dans le même temps on ne veut retenir de l'histoire de l'IS que la présence de Debord, on fait honteusement l'aveu de son projet et celui de la duplicité de son langage. Il y a bien une manœuvre intellectuelle, et elle consiste à faire fructifier le “ capital-image ” de Guy Debord. On veut jouer sur le prestige du nom et instituer des droits sur un patronyme en passe de devenir un label. Une part non négligeable de pouvoir est en jeu. Or de ces gens-là, on pourrait dire que “ si l'on parle encore d'eux, c'est naturellement grâce à Debord, et non le contraire ”. La “ panthéonisation ” de la pensée de Debord ne peut avoir pour conséquence que sa fixation dans un passé revu et corrigé, réécrit selon une pure interprétation personnelle, historiquement non cohérente. »

D'autres, s'ils n'en sont pas encore à s'inquiéter ouvertement de l'interdiction d'un livre (et sans vouloir préjuger de ce qu'ils peuvent dire par ailleurs), commencent cependant à comprendre ce qui se passe. Ainsi, en avril 2000, dans une nouvelle édition de La vie innommable chez Allia, Michel Bounan peut « signaler ici les éditions Fayard, simple filiale des éditions Hachette qui possèdent encore 48 journaux français, ce qui est bien commode pour un éditeur et pour ses auteurs. Cette gigantesque entreprise ne constitue pourtant que la branche communication du groupe Lagardère dont l'autre secteur (Matra) équipe les forces armées de plus de 50 pays en missiles sol-air à courte portée (leader mondial) et en missiles aéroportés (leader européen) » Et Michel Bounan d'ajouter, après avoir été démarché par ces mêmes éditions Fayard, choisies par Alice Debord pour éditer Guy Debord : « Il s'agit peut-être aussi de savoir si le terme de compromission a encore un sens et ce qu'il y aurait à gagner à s'en débarrasser (combien?). »

Et en août 2000, dans Du trop de réalité, paru aux éditions Stock, Annie Le Brun affirme : « Ainsi Guy Debord n'a-t-il pas rendu impossible que Philippe Sollers, suivi par tous les sous-fifres des arts et des lettres, se réclame aujourd'hui de lui jusqu'à l'indécence. Et cela, bien que Debord lui-même ait pris la peine de souligner combien lui paraissait “ insignifiant, puisque signé Philippe Sollers ”, l'éloge que cet ancien maoïste et/ou stalinien des années soixante devenu depuis lors papiste festif et balladurien tendance libertine, s'était déjà empressé de lui consacrer dans L'Humanité du 5 novembre 1992. On souhaiterait néanmoins ne pas croire que Guy Debord, qui s'est voulu “ artiste extrême ” du détournement, ait pu lui-même faire l'objet d'un si piètre détournement. Mais il n'est pas exclu que ce sinistre effet de mode constitue une occasion opportune de brouiller les pistes plus encore, qui illustre de quelle façon insidieuse, en une dizaine d'années, le langage s'est laissé retourner, au sens policier du terme. »

Lorsqu'il s'agit de promouvoir une critique génétiquement modifiée afin de neutraliser préventivement tout ce qui pourrait constituer un danger de subversion, la liquidation du langage critique n'est plus seulement un aspect et une conséquence de la disparition plus générale du vocabulaire : elle est délibérément voulue et accélérée par la domination spectaculaire, et la désinformation trouve alors, effectivement, d'étranges alliés.

Il est par ailleurs remarquable de constater aujourd'hui comment la critique par Guy Debord de la propriété intellectuelle débouche sur un plus vaste terrain, que ce soit avec ces organismes transgéniques que les paysans n'ont pas le droit de replanter ; ou avec la mainmise sur la formule génétique de l'être humain ; ou encore avec ces malades du sida de la majeure partie de la planète auxquels il est interdit de se soigner avec des médicaments qui pourraient être produits sur place à bas prix (s'insurgeant contre ces « brevets criminels » qui servent à restreindre aux seuls malades du sida solvables l'accès aux nouveaux médicaments, Act up déclare en novembre 2000 : « Pour lutter contre le sida il n'y a donc qu'une solution : abolir la propriété intellectuelle partout où elle tue ») ; mais aussi pour les peuples de l'Inde, d'Asie et d'ailleurs dont les médecines traditionnelles sont littéralement pillées par les trusts du médicament, et qui se voient confisquer l'usage de produits végétaux ou autres qu'ils utilisaient depuis des temps immémoriaux ; et enfin sur Internet, où fait rage la lutte pour la libre circulation des idées.

Abolir la propriété intellectuelle partout où elle tue, mais aussi partout où elle s'oppose à la liberté et à la vérité ; et l'abolir partout ailleurs en abolissant la société de classes : voilà bien une banalité première de la lutte contre ce spectacle qui a déclaré une guerre généralisée au vivant comme jamais encore l'humanité n'en avait subi.

Janvier 2001

Jean-François Martos

ANNEXE

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